Page images
PDF
EPUB

appellent éléments, semblent avoir entre elles un rapport de ce genre je veux dire qu'elles semblent produites par des conditions mécaniques qui ne permettraient l'existence que d'un certain nombre défini de formes, et qui, toutes les fois qu'une molécule s'écarterait un peu d'une de ces formes, agiraient immédiatement pour l'y ramener. Je ne sais en aucune façon car ici nous manquons de données définies - quelle est la forme d'une molécule, ni quelle est la nature de la vibration qu'elle subit, ni dans quelle condition elle se trouve par rapport à l'éther; et, dans cette ignorance absolue où nous sommes, il serait impossible de nous imaginer la manière dont elle s'est formée. Quand nous en saurons sur la forme d'une molécule autant que nous en savons sur le système solaire, par exemple, nous pourrons connaître son mode d'évolution aussi bien que nous connaissons la manière dont le système solaire a été produit; mais dans notre état actuel d'ignorance, tout ce que nous avons à faire est de montrer que les expériences que nous pouvons faire ne prouvent nullement qu'il y ait pour les molécules matérielles impossibilité absolue d'être sorties de l'éther par voie d'évolution,

Les preuves que nous avons de la ressemblance des molécules d'une même substance ne sont qu'approximatives. La théorie laisse place à certains écarts légers, et par conséquent, s'il y a dans la nature de l'éther des conditions qui rendent impossible l'existence d'autres formes matérielles que celles qui nous sont connues, il est très-probable que, lorsque nous arrivons par un moyen quelconque à séparer les molécules d'une espèce de celle d'une autre, ces conditions mêmes les reproduisent sur-le-champ, et nous remettent en présence d'une masse gazeuse du type moyen normal.

Passons maintenant à une étude d'un tout autre ordre. Il y a une trentaine d'années, sir William Thompson a fait une remarque sur la nature de certains problèmes relatifs à la chaleur. Ces problèmes avaient été résolus, il y a bien des années par Fourier, dans un traité fort remarquable. Il a démontré que si l'on connaissait le degré de chaleur d'un corps, l'on pouvait en conclure la manière dont il allait peu à peu se refroidir. Supposons que l'on mette au feu l'extrémité d'un tisonnier, et qu'on l'y laisse rougir; l'une des extrémités est bien plus chaude que l'autre, et, après que le tisonnier a été retiré du feu, on reconnaît que la chaleur va de l'extrémité la plus chaude à celle qui l'est moins, et l'on peut calculer d'une manière très-exacte la vitesse de la transmission, et la température de l'une ou de l'autre extrémité à un moment donné. Tels sont les résultats de la théorie de Fourier. Or, prenons le tisonnier à un moment où il est à moitié refroidi, et demandons-nous si l'équation nous permet de trouver ce qui s'y passait avant ce moment, au point de vue du refroidissement. Oui, l'équation rend compte de l'etat du tisonnier avant le moment où nous l'avons pris, avec une grande exactitude jusqu'à un certain instant; mais au delà de cet instant elle ne donne plus d'indications, et se met à déraisonner. Le problème de la conductibilité de la chaleur est de telle nature, qu'il permet de suivre la marche du phénomène aussi loin que l'on veut en avant, mais seulement jusqu'à un certain point en arrière. Il y a un autre cas dans lequel le même fait se produit. Tout le monde a lu dans le Boy's own Book cette expérience qui consiste à verser de la bière jusqu'à la moitié de la hauteur d'un verre, à couvrir le liquide d'un rond de papier et à verser par-dessus,

avec précaution, une certaine quantité d'eau; alors, si l'on retire le papier sans agiter les deux liquides, l'eau restera au-dessus de la bière. Il s'agit alors de boire la bière sans boire l'eau; on y arrive au moyen d'une paille que l'on plonge jusqu'au fond. Supposons ces deux liquides ainsi placés l'un au-dessus de l'autre; bientôt ils commencent à se mêler. Il est possible de représenter ce qui se passe alors par une équation; or, cette équation a exactement la même forme que celle de la conductibilité de la chaleur, et nous indique la quantité d'eau qui s'est mêlée à la bière à un moment quelconque. Ainsi, étant données la bière et l'eau mêlées à moitié, on peut suivre la marche du phénomène en avant, le mesurer avec exactitude et en rendre complétement compte; mais si l'on essaye de revenir en arrière, on arrive bientôt à un point où l'équation s'arrête et ne fait plus que déraisonner. Ce point est le moment où l'on a enlevé le papier et laissé commencer le mélange. Si nous appliquons la même considération au cas du tisonnier dont nous parlions plus haut, et que nous voulions revenir en arrière avec l'équation, nous verrons que le point où l'équation commence à déraisonner est le moment où le tisonnier a été retiré du feu. La théorie mathématique suppose que la transmission de la chaleur par conductibilité s'est opérée régulièrement, d'après des lois déterminées, et, si à un moment quelconque il y a une catastrophe, un fait qui ne rentre pas dans les lois de la conductibilité de la chaleur, alors l'équation ne peut en rendre compte. Prenons encore un autre fait du même genre; je veux parler de la transmission du frottement des liquides. Si vous prenez votre tasse de thé, et que vous remuiez le liquide en faisant décrire un cercle à votre cuiller, il ne tournera pas indéfiniment la raison en est qu'il y a frottement contre la paroi de la tasse, et aussi des différentes parties du liquide entre elles. Or, le frottement des différentes parties d'un fluide est justement une affaire de mélange. Les particules animées d'un mouvement rapide, et qui se trouvent au milieu, n'ayant pas été arrêtées par le frottement contre la paroi, et les particules voisines de la paroi, dont le mouvement est lent, se mêlent entre elles. Ce mélange des diverses particules peut être mis en équation, et l'équation obtenue est exactement de la même espèce que celle qui s'applique à la conductibilité de la chaleur. Ces divers problèmes nous présentent donc tous une action naturelle, qui consiste à mêler ensemble différentes choses, et une des propriétés de cette action est que le mélange peut se poursuivre à tout jamais sans qu'on arrive à une impossibilité; mais, si l'on veut revenir en arrière dans la succession des faits, on arrive toujours nécessairement à un état de choses qui n'a pu être produit par le mélange, c'est-à-dire à l'état de séparation complète.

Or, cette observation de sir W. Thompson, que vous trouverez rappelée dans l'ouvrage de M. Balfour Stewart sur la conservation de la force, a servi de fondement à une théorie des plus singulières. Les deux auteurs que nous venons de nommer avaient en vue un problème particulier qu'ils étudiaient alors. Sir W. Thompson parlait de la perte de la chaleur, et disait que ce problème nous ramène à un état qui n'a pu être produit par la conductibilité de la chaleur. De même, M. Clerk Maxwell, parlant du même problème, et aussi de la diffusion des gaz, disait qu'il est prouvé qu'il y a eu dans le passé une limite à l'ordre de choses actuel, un moment où autre chose que le mélange a existé. Mais un savant

éminent, qui a rendu de grands services au genre humain, le professeur Stanley Jevons, dans son livre admirable intitulé Principes de la science, livre tout simplement merveilleux par le nombre des exemples par lesquels il explique des principes logiques empruntés à toutes les régions de la science, et par le petit nombre d'erreurs qu'il contient, - M. Jevons, dis-je, prend cette observation de sir W. Thompson, et en retranche deux mots fort importants qu'il remplace par deux autres, très-importants aussi. Il dit : « Nous avons ici la preuve d'une limite d'un état de choses qui n'aurait pu être produit par l'état de choses antérieur, d'après les lois connues de la nature. » Ce n'est pas des lois connues de la nature, c'est des lois connues de la conductibilité de la chaleur que parle sir W. Thompson; et cette erreur montre combien il est fallacieux de dire que, si nous considérons le cas de l'univers tout entier, nous pourrions en admettant que nous eussions assez de papier et d'encre poser une équation qui représenterait l'histoire du monde dans l'avenir, et cela aussi loin qu'il nous plairait d'aller, mais que si nous voulions calculer cette histoire en remontant le cours des siècles, nous arriverions à un point où l'équation se mettrait à déraisonner, c'est-à-dire à un état de choses qui n'aurait pu être tiré d'un état de choses antérieur par aucune loi naturelle connue. On voit sur-le-champ que la question est entièrement changée. Dans son livre remarquable de la Base scientifique de la foi, M. Murphy s'est emparé du même principe pour en faire la base d'un énorme édifice logique. Un des résultats auquel il est arrivé, est, je crois, le rétablissement de l'Église d'Irlande; mais, selon moi, sa théorie est fondée sur un malentendu. Elle repose tout entière sur l'oubli des circonstances dans lesquelles l'observation a primitivement été faite. Tous ces physiciens, sachant de quoi ils parlaient, n'ont prétendu tirer des faits dont ils s'occupaient que les conclusions qu'ils pouvaient raisonnablement en tirer. Ils disent: Voici un état de choses qui n'aurait pas pu être produit par les circonstances que nous étudions en ce moment. Alors arrive le théoricien; il lit une phrase et s'écrie Voici l'occasion de prendre mon essor! Et, en effet, il prend son essor, et, sur un fondement tout imaginaire, c'està-dire sans aucun fondement, il élève une théorie sur l'origine nécessaire de l'ordre de choses actuel à une certaine époque définie que l'on pourrait calculer. Mais il suffit d'examiner la question pour voir qu'il n'y a nullement là une conséquence de la théorie de la perte de la chaleur. Si nous appliquons cette théorie à la terre, nous trouvons qu'à présent la température est répartie d'une certaine façon à l'intérieur, qu'il y a une loi d'après laquelle la température croît à mesure que l'on descend, et, sans doute, si nous poussions plus loin nos recherches, nous reconnaîtrions l'existence d'une loi exacte pour l'accroissement de la température avec la profondeur.

:

Alors, en admettant qu'il en soit ainsi, et en prenant cette loi pour base de notre problème, nous pourrions tâcher de découvrir quelle a été l'histoire de la terre dans le passé et quand elle a commencé à se refroidir. C'est justement ce qu'a fait sir William Thompson. Lorsque nous l'essayons, nous trouvons qu'il y a un point défini jusqu'où nous pouvons aller, et à partir duquel notre équation déraisonne. Mais nous n'en concluons pas qu'à ce moment les lois de la nature ont commencé à être ce qu'elles sont; c'est le point où la terre a commencé à se solidifier; c'est là une action qui n'appar

tient pas au rayonnement, et ainsi le phénomène ne peut être indiqué par notre équation. Or, ce point est déterminé comme temps, non pas avec une grande exactitude, mais cependant avec une approximation aussi grande que nous pouvons l'espérer avec les données dont nous disposons, et sir W. Thompson a calculé que la terre a dû devenir solide il y a cent à deux cents millions d'années, de sorte que l'état actuel des choses nous fait arriver au commencement du refroidissement de la terre qui se continue encore maintenant. Avant cela, la terre se refroidissait à l'état liquide, et le passage de l'état liquide à l'état solide a déterminé une catastrophe qui a amené une vitesse de refroidissement nouvelle ; ainsi cette loi nous fait connaître l'époque à laquelle l'état de choses actuel a commencé sur la terre et nullement celle du commencement de l'univers; nous n'arrivons pas au commencement de l'univers, mais simplement à celui de la structure actuelle de la terre. Si nous remontions encore plus haut, nous pourrions faire un nouveau calcul et découvrir pendant combien de temps la terre a été à l'état liquide. Nous arriverions à une autre catastrophe, et nous dirions, non pas qu'à cette époque l'univers a commencé à exister, mais bien que notre terre a passé de l'état gazeux à l'état liquide. Et, en remontant encore plus haut, nous trouverions probablement la terre se détachant d'un grand anneau de substance qui entoure le soleil, et lancée sur son orbite. Les mêmes faits sont vrais de tous les corps de l'univers; en remontant de même vers leur origine, nous arrivons à une époque à laquelle a eu lieu la catastrophe, et nous voyons chacun d'eux se séparer et s'agglomérer. Ainsi, tous se sont agglomérés et solidifiés. En procédant en sens contraire, nous les verrions se séparer et se refroidir, et, comme limite, nous verrions tous ces corps se résoudre en molécules qui, toutes, s'écarteraient les unes des autres. Il n'y aurait aucune limite à cette action, et nous pourrions la suivre aussi loin qu'il nous plairait. Ainsi, en admettant ce qui est très-hardi que les lois actuelles de la géométrie et de la mécanique ont été les mêmes dans tout le passé, nous en viendrions à conclure que, il y a un temps d'une longueur inconcevable, l'univers se composait de molécules ultimes, toutes séparées entre elles, mais se rapprochant, parce qu'il faut considérer l'action inverse. Au lieu d'être à une grande distance l'une de l'autre, et de se diriger toutes vers un endroit où elles se rencontreraient, c'est le contraire qui aurait lieu. Alors il se passerait pour ces corps ce qui se passe maintenant pour le chlore; mais il faut observer que nous n'arrivons pas à une catastrophe qui indique que nous devions arrêter ces lois de la nature. Nous arrivons à quelque chose que nous ne pouvons calculer davantage; nous trouvons que, à quelque distance qu'il nous plaise de remonter, nous approchons de cet état de choses, sans jamais y arriver réellement. Voilà donc une théorie sur le commencement des choses. D'abord, nous avons une probabilité, à peu près aussi exacte que la science peut la donner, sur le commencement de l'état de choses actuel sur la terre, et sur le moment où elle est devenue habitable; puis vient une probabilité infiniment petite, et qui revient certainement à dire que nous ne savons rien du tout au sujet du commencement de l'univers dans son ensemble.

La raison pour laquelle je dis que nous ne savons rien du tout au sujet du commencement de l'univers, c'est que nous n'avons aucune raison de croire que ce que nous savons à

présent des lois de la géométrie soit exactement et absolument vrai à présent, ou que ces lois aient été même approximativement vraies pendant un temps quelconque au delà de celui sur lequel nous avons des preuves directes. Les preuves que nous avons eu ces lois sont fondées sur l'expérience, et nous en aurions maintenant exactement la même expérience, si ces lois n'étaient pas exactement et absolument vraies, mais l'étaient seulement d'un manière assez approximative pour que nous ne puissions pas en constater la différence, de sorte que, lorsque nous admettons en principe l'uniformité absolue de la nature, et que nous supposons que ces lois ont toujours été ce qu'elles sont maintenant, nous admettons une chose dont nous ne savons absolument rien. Je conclus donc que nous savons, avec une grande probabilité, que la terre a commencé à devenir habitable il y a environ cent ou deux cents millions d'années, mais que nous ne savons rien du tout au sujet du commencement de l'uni

vers.

Voyons maintenant ce qu'il nous est possible de découvrir au sujet de la fin des choses. La vie qui existe sur la terre est produite par l'action du soleil, et sa conservation dépend également du soleil. Nous savons que le soleil s'use peu à peu, qu'il se refroidit, et quoique cette perte journalière de soleil soit compensée jusqu'à un certain point, et peut-être complétement à présent, par la contraction de sa masse, cependant cette action ne peut durer toujours. La constitution actuelle du soleil ne comporte qu'une certaine quantité de force, et, quand cette force sera usée, le soleil ne pourra continuer à donner de la chaleur. En admettant donc que la terre doive rester dans l'orbite qu'elle décrit autour du soleil, puisque celui-ci doit être refroidi à une certaine époque, nous serons tous détruits par le froid. D'autre part, nous n'avons aucune raison de croire que l'orbite décrite par la terre autour du soleil soit une chose absolument stable. On a soutenu pendant longtemps qu'il existe un certain milieu résistant dans lequel les planètes sont forcées de se mouvoir, et f'on pourrait partir de là pour dire qu'avec le temps le mouvement des planètes doit se ralentir, jusqu'à ce qu'elles tombent vers le soleil. Mais, d'un autre côté, la preuve sur laquelle se fondait cette assertion, le mouvement de la comète d'Encke et d'autres, a été tout récemment renversée par le professeur Tait. Il suppose que ces comètes se composent d'agglomérations de météores. Or, il est prouvé depuis longtemps qu'une agglomération de petits corps décrivant enemble la même orbite autour d'un corps central tendra toujours à tomber vers ce corps; et c'est ce qui arrive pour les anneaux de Saturne. Ainsi, en réalité, le mouvement de la comète d'Encke se trouve entièrement expliqué en admettant que c'est un amas de météores, sans avoir besoin de supposer l'existence d'un milieu résistant. D'autre part, il semble extrêmement naturel d'admettre l'existence dans les espaces planétaires d'une matière quelconque excessivement raréfiée. Puis vient une autre considération de même que le soleil et la lune déterminent des marées sur la terre, de même aussi les planètes déterminent des marées sur le Soleil.

Considérons la marée que la terre produit sur le soleil : e n'est pas une grande onde qui accumule la masse solaire droit au-dessous de la terre, c'est une onde qui est rejetée en arrière; il en résulte qu'au lieu d'être attirée vers le centre du soleil, la terre est attirée vers un point qui se trouve en 2e SÉBIE. - IX.

REVUE SCIENT F.

arrière de ce centre. Ceci ralentit le mouvement de la terre, et rend son orbite plus étendue. La terre troublant le mouvement de toutes les autres planètes, il en résulte qu'elle s'éloigne peu à peu du soleil, au lieu de s'en rapprocher.

Quoi qu'il en soit, tout ce que nous savons, c'est que le soleil s'éteint. Par conséquent, si nous tombons sur le soleil nous serons rôtis; si nous nous éloignons du soleil ou que le soleil s'éloigne, nous serons gelés. Ainsi, pour la terre, nous n'avons aucun moyen de déterminer le caractère exact de sa fin, mais nous savons qu'une de ces deux choses doit arriver avec le temps. Au contraire, pour l'univers entier, si nous regardons en avant comme nous avons regardé en arrière, toutes choses tendant à se réunir, nous finirons par arriver à une grande masse centrale d'un seul morceau, émettant des ondes calorifiques à travers l'éther parfaitement vide, et se refroidissant peu à peu. A mesure que cette masse se refroidira, elle perdra toute vie ou tout mouvement; ce ne sera plus qu'un énorme bloc glacé au milieu de l'éther. Mais cette conclusion, qui ressemble à celle que nous avons discutée pour le commencement du monde, n'est nullement établie d'une manière légitime. Elle repose sur la même hypothèse de la vérité exacte et absolue des lois de la géométrie et de la mécanique, et de leur persistance dans tous les siècles. Or, cette hypothèse n'a rien de légitime. Nous pouvons donc, je le pense, conclure, au sujet de la fin des choses, que pour la terre, la cessation de la vie a toute la probabilité que la science peut donner; mais que pour l'univers nous ne sommes en droit de rien affirmer.

Jusqu'ici, nous avons considéré simplement l'existence matérielle sur la terre; mais il va sans dire que notre plus grand intérêt s'attache moins aux objets matériels qui s'y trouvent, aux êtres organisés, qu'à un autre fait d'un ordre entièrement différent qui y existe en même temps, — je veux parler du fait de la conscience qui existe sur la terre. Nous avons de très-bonnes raisons de croire que cette conscience de certains êtres organisés est elle-même un phénomène très-complexe, et qu'elle correspond à l'action du système nerveux, et plus particulièrement du cerveau de chaque être organisé. Certains penseurs sont d'avis que la destruction de tous les êtres organisés sur la terre, dont nous venons de prouver la probabilité, entraînerait aussi la destruction définitive de la conscience qu'ils possèdent. Néanmoins, je sais que, sur ce point, il y a de grandes différences d'opinions parmi ceux qui ont le droit de parler. Mais, pour ceux qui voient la force des preuves données dans ce sens par la physiologie et la psychologie modernes, c'est une chose très-sérieuse de penser que non-seulement la terre elle-même et toute cette nature si belle, mais encore les êtres vivants qui la couvrent, la conscience humaine et les idées de société qui se sont développées sur la terre doivent cesser d'exister. Pour nous qui le croyons, nous devons envisager ce fait avec calme et en tirer le meilleur parti possible, et nous pouvons, je crois, y être aidés par une parole de ce philosophe juif qui a lui-même dignement couronné les efforts énergiques faits par sa race en faveur du progrès pendant le moyen age, je veux parler de Bénédict Spinoza. Voici cette parole: « La chose à laquelle l'homme libre pense le moins, c'est la mort; il ne considère pas la mort mais la vie. » Dans le passé, ce qui nous intéresse est seulement ce qui peut guider nos actions présentes et augmenter notre pieuse fidélité aux pères qui nous ont précédés, et aux frères qui 3.

sont avec nous; dans l'avenir, ce qui nous intéresse c'est ce qui peut être influencé par le bien que nous pouvons faire maintenant. Au delà, il me semble que nous ne savons rien et que nous ne devons point en prendre souci. Semble-t-il que je dise: « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons!» Loin de là; je dis, au contraire : « Unissons nos efforts, car aujourd'hui nous sommes vivants ensemble. » W.-K. CLIFFORD.

INSTITUTION ROYALE DE LA GRANDE-BRETAGNE

LECTURES DU VENDREDI SOIR

M. R. LIEBREICH

Le réel et l'idéal dans le portrait.

La sculpture grecque, arrivée au point culminant de son développement, a fixé, pour la représentation des divinités, des types d'une beauté idéale. Depuis lors, les sculpteurs se sont constamment partagés en deux écoles: les uns se sont conformés aux lois du beau, établies d'après l'étude des œuvres classiques; les autres ont travaillé d'après la nature, mettant la vérité qui en dérive au-dessus de la perfection de la beauté. De notre temps on a pu constater certaines subdivisions et comme des nuances diverses au sein de ces deux écoles, sans qu'il en soit résulté pourtant une véritable fusion des deux tendances opposées. Ainsi, dans l'école idéaliste, quelques-uns ont suivi scrupuleusement l'antiquité; d'autres, tout en prenant l'étude de l'antique pour point de départ, ont fait, dans leurs œuvres, quelques concessions à nos sentiments modernes. De même, parmi les réalistes, quelques-uns, bien que guidés par l'observation directe de la nature, ont cependant obéi aux principes de la sculpture anlique dans le choix de leurs sujets et dans la manière de les traiter, tandis que d'autres ont préféré copier exactement la réalité.

Les idéalistes et les réalistes sont certainement aussi loin les uns des autres en peinture qu'en sculpture. Cependant, les individualités des divers artistes forment entre les deux tendances une chaîne presque ininterrompue de transitions. Aussi m'en tiendrai-je principalement à la sculpture, en essayant de traiter la question du réel et de l'idéal dans le portrait.

Chez les Grecs, le portrait, représentant la réalité, contrastait originairement avec les créations idéales des types de divinités. C'est seulement beaucoup plus tard que le contraste entre le réel et l'idéal s'est accusé dans le portrait luimême; il en fut surtout ainsi à partir de l'époque où Lysis-trate, sous les successeurs d'Alexandre le Grand, arriva au réalisme extrême en faisant d'après nature des moulages qu'il remplissait de cire pour les retoucher ensuite.

Dans la période romaine, le portrait réaliste atteignit un tel degré de perfection, qu'il conserva à cette branche de l'art sa signification et sa valeur quand déjà la sculpture, prise dans son ensemble, marchait rapidement vers sa décadence. A cette époque, le contraste entre le portrait realiste et le portrait idéaliste vient surtout de la différence des buts que l'on se proposait. La coutume de représenter en dieux et en déesses T'empereur, sa famille, ses amis, les hauts fonctionnaires et

[ocr errors]

même des particuliers obscurs, a conduit à imiter les figures idéales des divinités, en prêtant au modèle des traits plus ou moins analogues au type consacré. Il y eut là, à l'origine, un contraste frappant avec le buste réaliste, purement iconique et montrant les individus sous leur véritable aspect, bien qu'une sorte de confusion ait quelquefois été produite par une tête réaliste placée sur un corps idéaliste.

Bien qu'une séparation aussi tranchée n'ait plus, de notre temps, les mêmes raisons d'être, elle n'en existe pas moins. Sur quoi est-elle donc basée? C'est ce que nous allons essayer de montrer par des exemples. Mais avant tout il faut placer ces exemples dans un jour convenable; je voudrais en faire sentir l'importance par quelques observations.

L'importance du fond et de l'éclairage, au point de vue de l'impression à produire, est généralement reconnue pour les tableaux. Le public se rend moins bien compte que le fond est tout aussi important pour la sculpture, et que c'est pour elle une question vitale d'être placée dans un bon jour. Sans cela on insisterait pour améliorer le système qui préside dans les musées à l'exposition des chefs-d'œuvre de l'art classique, et dans les collections particulières on ne voudrait plus faire dépendre de circonstances accidentelles la place assignée aux sculptures. C'est ainsi que nous voyons la perle du Louvre, la Vénus de Milo, placée dans un mauvais jour. Au South Kensington Museum, les bustes si intéressants de l'école florentine du xve siècle sont arrangés de façon que la hauteur à laquelle ils sont placés, la couleur du fond sur lequel ils se détachent et la lumière qui tombe sur eux rendent impossible de les examiner, tandis qu'on a réservé la meilleure place et le meilleur jour à des œuvres insignifiantes. Dans la Galerie-Nationale de portraits, les bustes sont placés sur des tablettes à 9 pieds au-dessus du sol et en face des fenêtres, de sorte qu'on ne peut les voir que de bas en haut et qu'ils sont éclairés par le bas et de face. Parmi les arrangements défectueux appliqués à la sculpture, il faut citer aussi celui de l'Académie royale. On l'améliorera certainement dès que le public s'intéressera à cette question et la comprendra, et il ne faut pour cela que lui fournir l'occasion de voir une exposition bien arrangée. J'ai constaté moimême la simplicité des moyens par lesquels on peut atteindre ce but, lorsque j'ai visité l'exposition de Milan du mois de septembre dernier. Nous avons essayé de vous donner une idée de la disposition adoptée par les Italiens, et vous en trouverez une imitation à la Bibliothèque. Plusieurs artistes distingués nous ont gracieusement envoyé à cet effet quelques-unes de leurs œuvres, et vous goûterez certainement un plaisir vraiment artistique à les voir après cette conférence. Vous recevrez là l'impression générale de la sculpture mise dans son vrai jour; ici nous allons analyser les éléments de cette impression, principalement en ce qui concerne la figure.

La sculpture dépend absolument de la lumière qui tombe sur elle. On pourrait voir là une infériorité de cet art, et en tirer la confirmation d'une assertion souvent répétée, celle que la sculpture est impropre au portrait. Pour être parfaitement équitable, il convient de creuser un peu cet argument. Le peintre, le dessinateur, le photographe, lorsqu'ils ont a faire un portrait, mettent tous leurs soins à choisir le vrai jour, convaincus que le succès en dépend en grande partie. Aussitôt qu'ils ont fixé l'effet de lumière qu'ils désirent produire, cet effet demeure essentiellement le mème en toutes

circonstances, bien que l'impression générale d'une peinture à l'huile puisse être légèrement modifiée suivant la façon dont elle est éclairée et suivant les objets qui l'entourent. Le sculpteur, au contraire, modèle un corps qui pourra être exposé, comme l'aurait été l'original, à toutes sortes d'effets de lumière, et entre autres à tous les effets avec lesquels le peintre aurait déclaré impossible de représenter son modèle. Quel peintre, par exemple, consentirait à faire un portrait où la lumière viendrait de face et d'en bas. Dans de pareilles conditions, les effets d'ombre et de lumière qui caractérisent la face humaine disparaissent complétement. Étendez une couche de blanc sur une figure, puis éclairez-la de face et d'en bas; vous verrez tous les traits s'effacer; les bustes de marbre sont pourtant souvent éclairés de cette façon.

La face humaine n'apparaît avec tous ses avantages que lorsque la lumière se projette sur elle plus ou moins d'en haut, et elle ne peut être correctement reproduite qu'éclairée de cette façon. Il y a à cela une raison profonde. La nature de l'homme, la position verticale de son corps, la direction de son regard, tout ce qui dans son aspect le distingue de l'animal penché vers la terre, détermine la conformation de son front, de son nez, de sa bouche, etc., conformation caractéristique du visage humain, et nécessaire à cause de la lumière solaire, qui arrive généralement d'en haut. C'est pourquoi la lumière venant plus ou moins d'en haut est la seule qui donne aux traits leur vrai caractère. Ce n'est donc pas une prétention exorbitante de demander que la sculpture soit vue dans cette lumière qui montre l'original à son avantage, et que tout peintre a droit de choisir et de fixer sur sa toile.

Dans la reproduction plastique du corps, les formes principales, celles qui sont très-accusées, peuvent être aperçues d'une façon suffisamment distincte même éclairées par un faux jour, parce que la vision stéréoscopique vient en aide au spectateur. Mais lorsqu'il s'agit des traits plus délicats de la figure, l'impression stéréoscopique ne joue qu'un rôle secondaire, à cause de la faible distance qui existe entre les divers plans des traits caractéristiques. Par suite, dans un buste, la véritable impression de la face dépend presque exclusivement du jeu de l'ombre et de la lumière, qui donne l'aspect voulu à une matière de couleur uniforme. Or ces ombres et ces lumières ne seront convenablement disposées que si l'on regarde le portrait en se mettant autant que possible au point de vue et sous la lumière choisis par l'artiste.

In examen plus minutieux des détails techniques nous convaincra que ces remarques ne s'appliquent pas seulement aux ouvrages de sculpture qui ont spécialement pour but de produire un effet pittoresque, mais aussi à ceux qui s'en tiennent strictement à la forme. Plus le modelé est soigné, plus les traits sont expressifs, plus les détails sont riches plus un buste gagne à être bien éclairé, et plus il perd à l'être mal. C'est pour cela que dans une exposition disposée sans qu'on ait tenu compte de la lumière, nous trouvons les statues, les meilleures comme les pires, soumises à une sorte J'influence égalitaire qui les place toutes au même niveau, e qui, à l'Académie royale, met le comble à l'impression de profond ennui produite par ces pâles têtes de marbre alignées sur une tablette; aussi le visiteur passe-t-il rapidement, pressé d'arriver à la beaucoup plus attrayante galerie de peinture.

Comparons maintenant un buste réaliste et un buste soi

disant idéaliste, en les plaçant tous deux successivement dans un bon et dans un mauvais jour.

Nous ferons tourner les bustes que voici sur un axe vertical, de façon que chaque spectateur puisse à son tour les voir bien en face. Je voudrais être en mesure de faire tourner également autour d'un axe horizontal leur support mobile, afin d'éviter les raccourcis, qui doivent gêner les personnes placées sur les gradins d'en haut. Mais cela aurait exigé un appareil trop compliqué.

Le buste idéaliste est le portrait d'un grand poëte, le buste réaliste, celui d'un savant. J'ose dire qu'à première vue, la plus grande partie de cet auditoire, et surtout les personnes assises un peu loin, préféreront le buste idéaliste. Nous allons voir si ce sentiment résistera à la comparaison des deux euvres aux points de vue suivants : 1° l'exécution technique; 2o la correction anatomique et la fidélité à la nature; 3o la ressemblance; 4° la vivacité de Fexpression et la conception intelligente de l'individualité.

Commençons par l'exécution technique. Regardé superficiellement, le buste idéaliste peut charmer les yeux par sa surface douce et polie; mais un examen un peu plus approfondi montrera que ce fini apparent, si facile à obtenir, sert à dissimuler le vague des contours et la pauvreté des détails, et que ce buste idéaliste-ci, au moins, est de beaucoup inférieur à ce buste réaliste-là. L'infériorité est bien plus marquée encore si nous considérons la fidélité à la nature et la correction anatomique. Voici un crâne; approchons-le du buste réaliste et portons successivement notre attention sur chacune de ses parties; nous retrouverons toujours exactement les mêmes proportions dans les parties correspondantes du buste; nous pourrions, pour ainsi dire, déterminer l'ossature intérieure de celui-ci. Dans l'autre buste au contraire, cette surface conventionnelle pourrait cacher toute autre chose qu'un crâne, et aux endroits où la forme des os est à peine recouverte par les parties charnues, au front, par exemple, aux tempes, au nez, à la mâchoire inférieure, il serait aisé de constater des impossibilités anatomiques. Le troisième point, celui de la ressemblance, pourrait être considéré comme implicitement démontré, car des anomalies anatomiques impliquent nécessairement un défaut de ressemblance. Cela n'est pourtant qu'à moitié vrai, car une certaine ressemblance dans l'ensemble de la physionomie n'est pas inconciliable avec des dissemblances dans quelques-uns des traits, ainsi que les caricatures en fournissent la preuve.

Un portrait à l'huile de Phillips, appartenant à lord Lovelace et dont la copie se trouve dans la galerie nationale de portraits, un autre portrait de Phillips, dont le propriétaire est M. Murray, plus de vingt gravures qu'on peut voir au British Museum et qui représentent lord Byron aux différentes époques de sa vie, depuis son enfance jusqu'à sa mort, toat cela nous donne une idée assez exacte de sa personne pour nous permettre de juger de la ressemblance du buste que voici. Si je niais cette ressemblance, vous seriez peut-être tentés de me épondre : « Mais nous l'avons reconnu tout de suite.» Eh bien! permettez-moi de cacher simplement avec le doigt la célèbre boucle du front, et dites-moi maintenant si vous reconnaîtriez encore l'original. Ce que je ne couvre pas, c'est-à-dire la figure tout entière, pourrait tout aussi bien appartenir à une autre personne ou, pour parler correcte

« PreviousContinue »