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NICCOLO PICCINNI.

Le 13 juillet 1787 Piccinni quitta Paris pour se rendre à Naples où il arriva le 5 septembre, après avoir reçu des ovations à Lyon et dans les principales villes de l'Italie. Bien accueilli du Roi, qui lui donna une pension, il devint, vers la fin de 1792, suspect de libéralisme (1). Toujours mal traité de la fortune, il fut réduit presque à la misère, et c'est alors qu'il adressa à son ami Ginguené la lettre suivante où il raconte ses malheurs (2). Ginguené, qui a été le biographe de Piccinni (3), s'est servi de cette lettre, mais il a omis beaucoup de détails intimes qui ne sont pas indifférents pour la parfaite intelligence de la triste situation de l'illustre musicien.

L'original de cette pièce est dans la collection de M. Benjamin Fillon, qui nous a autorisé à la publier.

Naples, 19 octobre 1797.

Mon bon ami, jamais de la vie j'aurois cru de me trouver où j'en suis. Je parts de Paris sans bien, et rempli de dettes de mes deux jolis garçons, que j'ai été forcé d'endosser jusques à dix mille livres, et six mille, qui en ajoute le perfide Morellet, caissier des domaines, me faisant paroître son debiteur (aprè avoir joui, ce Tartufe, 11 ans de mon fond de musique, dont la vente

(1) Cf. pour les détails Gluck et Piccinni par G. Desnoiresterres; Paris, Didier, 1872, in-8, p. 399 et suiv.

(2) M. Desnoiresterres a donné un passage de cette lettre d'après la Décade philosophique, an VII, 1er trimestre, p. 559, du 30 frimaire.

(3) Notice sur la vie et les ouvrages de Nicolas Piccinni par Ginguené; Paris. an IV, in-8.

de la seule Didon avoit surpassé les 2000 exemplaires, qui avoit remboursé à ce coquin toutes les depenses de gravure, etain, papié, impression, et ca et ca que lui avoit faites) je me trovai donc debiteur d'environ 18000 "., quoique, ce Tartufe, avec sa douceur, son zele, et sa modestie, avoit dit à M2 et Mde Laborde 3 ans auparavant le 89, qu'il avoit mis, de coté, environ dize mille livres, et que dans quelque tems il en auroit placé au moins 16000 ", mais qu'il les prioit de garder le secret, parce que il vouloit me surprendre agréablement; mais j'ai été surpris par le mouvement contraire, et cela devoit étre ainsi, étant dans les mains d'un banqueroutier. Un autre article, avant de passer à Naples. Je laisse Josephîn, chatré italien, que vous devez connoître, mon procureur, pour ma rente viagére de 2000 cents livres, pour la pension de l'opera, et pour cent louis sur la liste civile, où on m'avoit inscrit quelque jour aprés mon départ; en lui laissant aussi mon fond de musique, qui, par parentèse, ce demi homme, demie femme, et enfin neutre, soi disant, m'a vendu pour 6000 en assignats. Ce neutre crue, avec un de ses amis, appellé Gauton clerc de notaire, et mon cher fils l'ainé, ce triumvirat a manié la tourte, et l'a mangé, parceque depuis 5 ans je nage dans la pauvreté sans en recevoir un obôle; mais ne manquant pas cependant de m'écrire, que mon fils mangé tout; et ce fils denaturé, que c'étoit le chatré avec Gauton, desquels j'aurois dû me défaire, attendu ces deux, si je n'allois pas réparer, ils alloient me réduire sur la paille. En vue de cela, j'ecris à mon gendre, Grastreau, à Gêne, marié à ma fille, Claire, et dans le même tems, sachant, qu'il devoit se randre à Paris, je lui remets sur le papier une information du chatrè, à qui malheureusement j'avois laissé ma procuration, avec une instruction bien dettaillée de tout; une nouvelle procuration à lui, avec laquelle je détruisois celle du chatrè; et nos certificats de vie, de ma femme, et de moi, le tout legalisé, et approuvé par 4 notaires, témoins, juges, et cra, et cra. Cet homme arrive à Paris; fait

mander le chatrè, qui se rend sur le champ avec son ami Gauton pour rendre les comptes de son administration. 3 jours de suite ils y vont l'engouer, et lui presenter des tableaux à leur maniére; ce pauvre esprit se rend, se persuade, les ambrasse, et leur promet, qu'ils seront toujours chargé de ma procuration. Dans le fait, il retourne à Gêne, et de Gêne à Naples avec les mains vuides, et voulant par force me faire accroire, que mon fils a tout mangé, et que ces deux, sont deux parfaits et honnêtes hommes; en me remettant les comptes, et toutes les pièces dont je l'avois premuni avant son départ, qui m'avoient couté beaucoup d'argent. Figurez-vous, mon ami, l'état dans lequel je suis resté après la connoissance de cette operation. Je ne veux pas vous en dire d'avantage; êtant plus aisé à vous de pénétrer dans mon cœur, que à moi de vous en faire la déscription. Dans ces comptes j'y ai trouvé un petit papier, où il est dit, Piccinni ni touche pas sa pension de l'opera parceque il est emigré, mais parceque on veut qu'il vient la manger en France selon la loi. Permettez-moi, mon bon ami, que je vous en parle là dessus. La pension de l'opera dans sa constitution je l'ai toujours jugé une rente viagere, et non pas une pension. Si un pauvre auteur est obligé de la gagner aprés six opera, qu'il est obligè de donner à un prix modîque, selon l'arrêt du conseil du 76, vous voyez bien, que l'auteur en fait les fonds; qu'il l'achête avec son argent, et à la sueur de son front. C'est une rente libre donc, sur la quelle, personne ne peut y avoir le moindre droit, que l'auteur peut la manger où bon lui semble, et toutes les lois qui si opposoient, seroient injustes, comme c'est injuste de gagner eux, en donnant mes ouvrages, et de faire mourir de faim l'auteur, avec l'excuse de la loi (quand cette loi ne peut exister).

Mon ami, je me jette dans vos bras; plaidez pour votre pauvre ami, qui est reduit à la mendicité avec sa pauvre famille; si Mr Marmontel peut y contribuer, priez-le de ma

part, donnez lui le souvenir du pauvre Piccinni, et dites lui, que ma pension de l'opera est libre, et que je dois en jouir comme en jouissent tous les auteurs, quoique absent; il le sait, et j'espere qu'il se joindra à vous, pour la justice, pour l'amitié, et pour l'eloquence, qui lui est si naturelle; saluez-le de ma part, et uniment à Me et ses chers enfants, de la part aussi de ma femme et filles. Mon ami, je vous fais des empressements aussi pour la mise de ma Clytemnestre. Si vous voulez, vous pouvez y parvenir. Cet ouvrage, je l'ai remis en trois actes sur la partition de l'opera: ces bonnes gens pretendent, que cette partition, à mon départ, je l'ai emporté avec moi; non, mon ami, ils en mentent, tout est resté chez eux; je n'emportai à mon départ, que mon original, mais, si vous pouvez parvenir à le faire donner, et ils persistent à demander mon original, il est à Gêne dans les mains de Mr Eynard negotiant établi dans ce pay là, auquel j'ecrirois de vous le faire parvenir à Paris, restant toujours en votre pouvoir; comme, pour le payement, je vous laisse carte blanche pour le prix; sous la condition qu'ils payent la somme convenue sur le champ, et la remettra ici à Mr Trouvé, qui me la fera passer.

A mon arrivée à Naples tout alla à seconde de mes desirs. La 1 année on redonneront mon Alexandre aux Indes, au quel j'y ajoutai 3 airs, et un trio. Le quarême je composai Gionata oratoire qui eut un plein succès. Le printems un opera bouffon, et le carnaval Ercule au Termondonte à St Charles. Jusques à l'époque de l'opera bouffon, tout se passa le mieux du monde. Passé cett'epoque, un jeune negotiant de Lunel appellé Pierre Pradez Prestreau etabli à Naples depuis 9 ans, vint me demander en mariage ma fille Claire, la dotant de 50000 fr., et lui offrant un trousseau de 5000 ducats en linge, habits, joiaux, et quantité de bijoux precieux. Aprés avoir explorè la volonté de ma fille, je n'esitai un instant pour la lui accorder. Le mariage se fit, et le jour de la nôce fut celebré

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