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priétaires différents et qui s'enchevêtrent les unes dans les autres, ne sont que d'étroites bandes de terrain, parallèles, régulières, affectant la forme de lanières.

Les traditions locales, conformes aux indications des terriers, veulent que cette dislocation symétrique de terrains, d'une même catégorie comme situation et qualité, ait eu pour cause le désir d'offrir des avantages égaux aux hommes dont on achetait le travail en leur offrant la liberté et le bail à

cense.

L'histoire des terres de Jean Turreau (ou Taureau) montre comment se morcelait un domaine lorsque, par le malheur des temps, la culture y devenait impossible. Le domaine, acheté à une époque indéterminée au prix d'un boisseau plein d'argent, est divisé, à la mort du premier propriétaire affranchi, entre ses héritiers dont le nombre et la qualité sont inconnus. Une portion de cet héritage passe à deux frères communs en biens et, à leur mort, à leurs deux fils qui s'en firent entre eux le partage; cette portion du domaine primitif, un instant divisée du vivant des deux copartageants, se réunit de nouveau par la mort de l'un qui fit tout passer sur la tête de l'autre; celui-ci, le Jean Turreau du terrier, dissipa l'héritage qui fut vendu en justice et, en 1503, se trouvait subdivisé entre les mains de quinze nouveaux acquéreurs (1). Et, ne l'oubliez pas, ces quinze parcelles ne représentaient qu'une fraction de la propriété primitive. On se trouve ici en présence d'un fait assez rare, l'affranchissement non pas d'une petite tenure, mais d'un gros domaine, au profit d'un seul individu.

Cette époque, dans le pays d'Auxois, marque le point culminant de la tendance au morcellement. Tant qu'on put acquérir de la terre sans débourser de capital, au prix d'une redevance légère qui, pour peu qu'elle fût en argent, allait en décroissant, chaque famille eut intérêt à exploiter elle-même le sol; mais il y avait une limite à la division qui, poussée à l'extrême, menait à l'appauvrissement. Ceux qui s'étaient enrichis allaient faire quelque métier ou quelque commerce à la ville d'où ils achetaient leur terre aux laboureurs dont la tenure devenait trop restreinte pour qu'ils pussent vivre de sa culture; retombant à l'état de prolétaires ruraux, ceuxci de propriétaires se transformaient en fermiers. L'évolution à rebours commence dès les premières années du xvr° siècle, et le nombre des baux à ferme ira en augmentant. Déjà, en 1503, sur les 15 acquéreurs du domaine de Jean Turreau, on compte 7 habitants de Semur. En relevant le nom des débiteurs du roi, à Forléans, à Cessey, à Arnay, on trouve quantité de forains, seigneurs, magistrats, marchands, devenus acquéreurs de parcelles

(1) Voir le détail des parcelles et l'origine des acquisitions aux pièces justificatives, Documents, n° VIII.

qu'ils louent à des paysans ("). C'est le début de la reconstitution des grands domaines morcelés quatre siècles auparavant par le besoin de vivre.

Toutefois, comme les mouvements de l'état social ne sont pas isolés, mais que, répondant à des besoins qui ne se localisent pas dans les limites des frontières politiques, ils obéissent à une impulsion plus haute que le seul intérêt matériel, il est établi que ces phénomènes se produisirent en Europe avec une simultanéité visible. Aux approches du xvi siècle, en France, on se préoccupait de cet évanouissement des grandes seigneuries au profit de moindres fiefs et surtout de cet accroissement du nombre des tenanciers qui, en dispersant les garanties, rendait plus difficiles le contrôle des débiteurs et la perception des droits, Les terriers n'étaient plus au courant; au lieu d'avoir affaire à un tel, à tel endroit, il fallait rechercher ceux qui sont aux droits d'un tel, et les receveurs des seigneuries féodales et des châtellenies royales en étaient tout dépaysés et déconcertés. Il arrivait aux vieux terriers ce qu'il est advenu de notre cadastre qui, faute d'être entretenu et annoté des mutations successives, ne donne plus que des indications fausses (2).

Cette préoccupation du morcellement se fait jour dans les actes publics. Ainsi, au procès-verbal d'enquête sur la condition des hommes de Cernois, près de la Rochette, du mardi 30 septembre 1488, on trouve la question suivante (3):

Interrogés de quelle nature sont lesdits meix et héritages, s'ils les peuvent démembrer par vendage ou autrement, s'ils n'en doivent nuls lods, et de combien ils sont?

Dit ledit Gérard qu'il a ouï dire plusieurs fois aux anciens, mêmement audit feu Gérard Guéritot, que l'on ne peut démembrer ladite franchise par partie ou vendage, et si d'aventure l'on la démembre par partage que le receveur de la châtellenie de Semur se peut prendre au plus apparent et être payé de ceux à qui ils sont échus par succession toutes et une fois, et ne savent oncquez les devant nommés que l'on en payât lods de ven

(1) Pièces justificatives. Documents, no IX.

(2) Toutefois, au xiv° siècle, les actes de concession et les contrats d'acquisition, au contraire de notre négligente législation actuelle, désignaient les pièces de terre avec un luxe de détails et de confins qui permet de les reconnaître encore; ce soin était général, tant on comprenait la nécessité d'asseoir solidement la propriété sur des énonciations précises. Les exemples en sont nombreux. (Bulletin d'archéologie et de statistique de la Drôme, 1896, p. 9.)

La plupart des acquisitions étaient faites par accensement (bail à cens), pour une redevance fixe et perpétuelle en argent; la taxe due au seigneur sur cet acte était habituellement (en Dauphiné, par exemple) du double de la cense annuelle (3) Terrier de la châtellenie de Semur, fol. 88, ro.

dage qui en ait été fait, et s'il en étoit dû il seroit de 20 deniers tournois pour livre tournois (1). "

Il est à remarquer, en effet, que les terroirs ou lieux-dits qui présentent ce caractère spécial du découpage en lanières ne sont pas répandus au hasard sur n'importe quel point de la paroisse; on les trouve sur le territoire de chaque hameau ou communauté d'habitants, très rapprochés du groupement des habitations, et ils comprennent les terres qui, de temps immémorial, parurent les mieux appropriées au labourage.

Un autre fait tiré des enquêtes, c'est l'extrême mobilité de la propriété, le nombre considérable des mutations, par vente, accensement ou partage; on le constate au xv° siècle, et il en est parlé comme d'un fait habituel et normal. Ce caractère n'est pas spécial aux terres de roture et s'applique également aux seigneuries. En 1254, la terre de Bourbilly appartient à Charles de Bourbilly qui relève d'Époisses; en 1284, la dame de Bourbilly la revend avec Forléans à Guillaume de Mello, seigneur d'Époisses; en 1321, elle est à Jean de Thil; en 1379, à la princesse de Morée; en 1 1403, à Pierre de la Trimouille; en 1467, aux Rabutin de Chantal.

La législation s'y prêtait ("). Le duché de Bourgogne n'avait une coutume écrite que depuis 1459; elle avait été rédigée à la demande des trois états; dans le silence de la coutume ou pour les cas douteux, le droit écrit avait force de loi.

Le bail à cense en faveur d'un tenancier libre (3) était une vente définitive consentie non point en échange d'un prix, d'un capital une fois payé, mais d'un revenu fixe et invariable.

La rente foncière, plus fréquente d'abord dans les villes et dont l'usage se répandit ensuite dans les campagnes, était une autre forme d'aliénation, l'abandon d'un immeuble moyennant un revenu annuel immuable, sauf le cas de rachat s'il avait été stipulé. Le transfert des titres de rentes foncières devint une forme d'emprunt, de même que les deux modes d'acquisition foncière au prix d'une rente favorisa des transactions que la pénurie ou la cherté des capitaux rendaient impossibles; il y avait donc peu de locataires, de fermiers ou d'emprunteurs, mais des propriétaires débiteurs de rentes("),

(1) C'est le taux indiqué par Bosquet, en 1775, comme n'ayant pas varié depuis des siècles dans les pays de droit écrit ; les pays de coutume avaient des tarifs différents, mais demeurés également invariables dans leur quotité.

(2) Je ne partage pas sur ce point l'opinion de M. d'Avenel (Hist. économ., t. I, p. 207).

(3) Le serf censitaire était tenu d'une redevance variable que le seigneur pouvait accroître à son gré; le paysan affranchi, au contraire, devenait par le bail à cense seul maître de la terre sans qu'on pût désormais modifier sa rente.

(4) Les ventes sur saisie aboutissaient à un résultat semblable. Voir aux pièces justificatives, le document n° X.

Enfin, les désignations des terriers prouvent que le pays, longtemps avant le xiv et le xv° siècle, avait été et plus peuplé et mieux cultivé. Quantité de tenures désignées dans les anciens titres comme d'un bon revenu sont cotées, au xvr° siècle, sous cette formule: un meix où il y avait courtil aujourd'hui en désert... ; un lieu où étoit château aujourd'hui en masure; un moulin où ne sont plus que tas de pierres, etc.

Le plateau qui s'étend au couchant de l'église de Vic-de-Chassenay jusqu'aux bois de Bourbilly était jadis planté en vignes; ce ne sont aujourd'hui que des champs en labour qui portent au cadastre les noms de Vieille Vigne ou au Champ des vignes. Elles avaient disparu avant la rédaction du terrier de Semur, car il n'en existait plus en 1497 et 1502, d'après ce document, que dans les courtils et enclos, proche les maisons.

On trouve également des mentions de chaumes, de pâtis, de nouveaux bois avec des meix ruinés, indiquant d'anciens défrichements que la végétation forestière ressaissit après leur abandon, et d'anciens centres de culture d'où les habitants ont déguerpi. C'est à la période de 1438 (pestes et famines) à 1442 (passage des routiers incendiaires) qu'il faut, semble-t-il, reporter le point capital de cette crise rurale. On peut avoir confiance dans les indications de ces terriers, car ils sont rédigés avec une extrême attention et les droits du roi y sont relevés avec une scrupuleuse minutie.

Ainsi, au village de Cessey, près Vitteaux, existait jadis un four banal qui était au roi et qui tomba en ruines; il y poussa un gros noyer chargé de noix en juin 1495; les gens des comptes lui nommèrent un gouverneur, Jean Cogniatz, qui demeura chargé de tirer le revenu de ce dernier vestige du domaine du prince en ce lieu. En 1442, le village de Cessey, qui avait compté jusqu'à quarante feux, n'avait plus pour habitants que deux pauvres laboureurs et une vieille femme veuve(); les terres appartenaient à des forains de Vitteaux, Dôle, Ogny, etc. En 1495, le sergent du noyer du roi y amena sa famille et y fit souche pour repeupler le pays").

Du xvr siècle au xvii, les gros domaines passèrent de la noblesse d'épée à la noblesse de robe; l'histoire des parlementaires de Dijon en est la démonstration la plus parfaite. Puis une nouvelle couche de capitalistes surgit et fournit une catégorie spéciale de propriétaires terriens, avocats, procureurs, hommes de loi, marchands faisant la banque. Dans un pays d'Etats comme la Bourgogne, où les gens du roi exerçaient une influence considérable et permanente, n'étant exposés que par exception aux chances de la guerre et aux périls de l'absence auxquels étaient assujettis les seigneurs, il n'est pas surprenant que les gens de robe, ceux du bureau des États,

(1) Pièces justificatives. Documents, no XI.

(Le village de Cessey ne se remit pas de son désastre. En 1860, il n'avait que 78 habitants; distant de deux kilomètres de la petite ville de Vitteaux, il fut annexé à cette commune en 1861.

ceux du Parlement, ceux de la Chambre des comptes, ceux des Présidiaux, des Châtellenies, Bailliages et Prévôtés, pussent guetter les occasions et rendre service à la noblesse d'épée tout en profitant de ses besoins d'argent. Jusqu'au xvi' siècle, ce fut la guerre qui obligea les seigneurs à s'endetter et à engager leurs biens; aux xvII et xvII° siècles, ce furent le luxe de la cour et les vanités de Versailles; la correspondance de Bussy-Rabutin et celle de MTM de Sévigné sont concluantes à cet égard.

L'envahissement des gens de robe, des bourgeois titulaires de charges et d'offices, ne se ralentit jamais. Au xv siècle, remarque Courtépée à propos d'un amusant récit du chroniqueur Saint-Julien, il y avait à peine six avocats à Chalon; vers 1704, il s'en trouvait plus de quarante, et tant d'autres gens de plume qu'on les tenoit pour un tiers de la ville, tous cherchant noise pour mieux vivre. »

En 1789, les rôles d'impôt constatent que, sur les 30 propriétaires cotisés au terroir du village de Sauvigny, on compte 12 forains: 3 nobles et 9 avocats, procureurs ou magistrats.

La vente des biens nationaux ne changea pas sensiblement la physionomie des détenteurs du sol. Les petits propriétaires seuls exploitaient directement la terre et habitaient leur héritage; la plupart des autres, même acquéreurs de parcelles isolées qu'ils affermaient à prix d'argent, étaient des forains. A l'époque contemporaine, les paysans ont acheté autour d'eux sans que le nombre des forains ait diminué. Il ne reste dans la commune de Vicde-Chassenay qu'un seul grand domaine, celui des Chantal et des Sévigné reconstitué, l'ancienne seigneurie dominante, la terre de Bourbilly (2).

III

On peut résumer en quelques brèves conclusions les enseignements des

textes.

Dans le pays d'Auxois, et spécialement sur le plateau qui s'étend de Thil à Époisses, entre les rivières de l'Armençon et du Serain, la division du sol en très petites tenures remonte aux origines des affranchissements ruraux; deux fois arrêté par des séries de malheurs publics, ce mouvement agricole, associé à la conquête simultanée de la liberté civile, reprend au XIV siècle, subit un troisième temps d'arrêt pendant les guerres de religion, se relève un instant au xvII° siècle pour se ralentir et ne revivre qu'après la grande secousse sociale de 1790.

(En 1895, sur 419 cotes foncières, 163 appartiennent à des propriétaires habitant la commune de Vic-de-Chassenay, et 256 à des forains.

(2) La terre de Bourbilly contient, sur le territoire de la commune, un peu plus de 500 hectares en bois et prés; elle y est cotisée à 2,245 francs d'impôt foncier, cole exactement proportionnelle à son étendue relative..

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