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de même pour les convicts devenus aliénés pendant l'emprisonnement. Gette sévérité, ce système auront pour effet de réprimer la tendance à la simulation de la folie, à cet abandon de propos délibéré du contrôle de soi-même, quand on saura qu'ils ne conduisent ni au bien-être, ni à la liberté relative de la Ferme (terme par lequel les convicts désignent Brood

moor)".

Nous sommes ainsi arrivés à cette conclusion que l'asile spécial doit être réservé exclusivement aux aliénés criminels stricto sensu ). Il nous reste à nous demander si tous les aliénés criminels, quels qu'ils soient, y doivent trouver place. On a en effet élevé de sérieuses objections contre la réunion dans un seul et même asile de tous les aliénés criminels quels que fussent leurs antécédents, leur position sociale, le crime par eux commis. C'est ainsi que sir Ch. Wood, surintendant de l'asile de Bethleem publiait, en 1854, des Reflexions sur les mesures à prendre dans l'avenir à l'égard des aliénés criminels (2)». Il formulait ses objections dans les termes sui

vants :

Est-il désirable, disait-il, qu'un grand asile central, appartenant à l'État, soit créé pour les recevoir tous? Il me semble, mais je n'élève cette opinion qu'avec réserve, que de sérieuses objections s'élèvent contre la réunion sur un seul point de tous les aliénés criminels du pays. Il ne faut pas oublier que ces malades appartiennent aux classes de la société les plus diverses; qu'ils ont été traduits en justice dans les circonstances les plus différentes. Serait-ce faire acte d'humanité de placer une femme, un homme du monde qui, dans un moment de folie impulsive, peuvent avoir commis un délit insignifiant, dans le même quartier ou seulement dans le même établissement que des femmes et des hommes de la plus basse extraction, qui auront commis les faits les plus révoltants? Il n'y a pas une famille dans le royaume, qu'on la prenne aux rangs les plus élevés ou dans la condition la plus humble, qui ne puisse être frappée par cette calamité terrible, la folie; une faute légère peut amener le malheureux qui en est atteint devant un tribunal. . . . . Acquitté comme aliéné, cet infortuné délinquant, qui peut avoir de hautes relations, être bien élevé, d'habitudes distinguées, devra-t-il être jeté au milieu de bandits grossiers et cruels, aliénés, sans doute au moment où ils ont commis leurs crimes, dont les mains ont été souillées par les forfaits les plus épouvantables, les plus odieux? . . . . . » Et sir Ch. Wood conclut par la proposition suivante : «Il y a lieu, dans le placement des aliénés criminels, d'adopter des principes de classement; les aliénés qui appartiendront aux classes les plus élevées

(1) Dans l'État de New-York, il existe à Auburn un asile absolument distinct de la prison, et où l'on ne reçoit que les aliénés criminels stricto sensu. Il donne les meilleurs résultats. (Bull. Soc. génér. des prisons, 1888, p. 485.)

(2) Traduit par le docteur Mottet. (Bull. Soc. génér. des prisons, 1884, p. 174.)

de la société devraient être maintenus sur un ordre de la Reine soit à Bethléem, soit dans un autre asile de l'État.

Ceux qui ont commis de légers méfaits devraient être internés, sur un ordre du Ministre de l'intérieur, dans les asiles de Comté, où des installations spéciales seront préparées pour eux, et où ils pourront être mêlés aux aliénés ordinaires si les directeurs de ces asiles n'y voient pas d'inconvénients.>

Ces observations, notons-le bien, n'entament en rien le principe de la nécessité d'un asile spécial d'État, tout au moins en ce qui concerne les aliénés appartenant aux classes inférieures de la société et ceux qui ont commis des crimes graves. Mais elles font nettement ressortir la nécessité d'un classement. Suivant quels principes un tel classement devrait-il s'effectuer, c'est ce que nous allons examiner.

Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de prendre comme base de ce classement la situation sociale des aliénés criminels, ainsi que le désirerait sir Ch. Wood; le principe de l'égalité de tous devant la loi serait manifestement violé. Il existe un autre facteur qui peut servir d'élément de classement c'est le danger que ces aliénés présentent pour la société, c'est la nature de leur manie et le degré de perversité qu'elle suppose chez eux. On pourrait ainsi ne placer dans l'asile spécial que les aliénés criminels qui sont réellement un péril pour la vie des personnes ou pour l'ordre-public. En effet, il n'est pas à désirer que le nombre des internés dans cet asile aille se multipliant; la surveillance et le traitement y deviendraient difficiles. D'autre part, il est inutile d'infliger une incarcération pénible à de pauvres êtres irresponsables, du moment que leur folie ne peut pas avoir de graves conséquences, et qu'ils peuvent être facilement surveillés en dehors de l'asile. Il y a des délits causés par la manie qui ne sont pas de nature à compromettre gravement l'ordre social et qui peuvent être aisément réparés. Tels sont ces vols dans les grands magasins qui amènent trop souvent devant nos tribunaux correctionnels des personnes que leur situation sociale cût dû placer au-dessus de tout soupçon, et que l'on doit fréquemment mettre sur le compte d'une impulsion irrésistible confinant de près à la manie. A notre gré, lorsque de tels délits sont suivis d'un acquittement, il serait injuste qu'ils conduisissent leur auteur à l'internement dans un asile spécial. C'est ici surtout qu'il faut se garder d'exagérer le droit de sauvegarde de la société au détriment de la liberté des personnes et du droit des familles. Il importe de n'imposer l'asile spécial que dans les cas où l'expérience a montré que des rechutes étaient surtout à craindre, et dans les cas où ces rechutes entraîneraient des conséquences difficilement réparables.

Ces idées ont frappé les législateurs de ces dernières années. Le Portugal, dans son décret du 10 janvier 1895, la Belgique, dans son projet de loi du 14 avril 1890, et l'Espagne, dans son projet du 4 avril 1894, se sont préoccupés d'établir un classement entre les aliénés criminels.

Deux systèmes sont en présence. Le premier, qui est celui du décret portugais (art. 13), distingue suivant la nature du crime commis par les aliénés ou bien il s'agit de crimes punissables d'une des peines majeures (deux ans de cellule au moins), et alors les aliénés devront être placés dans l'infirmerie spéciale organisée par la loi du 4 juillet 1889; ou bien il s'agit de crimes punissables d'une peine mineure, et alors les aliénés seront remis à la garde de leurs familles; à défaut de celles-ci, on les placera dans les asiles d'aliénés ordinaires. Telles sont les dispositions des articles 13 et 14, ainsi conçus():

ART. 13. Recevront la destination fixée par l'article 5 de la loi du 4 juillet 1889 les aliénés suivants :

1° Ceux qui auront commis des actes punissables d'une des peines majeures et qui n'auront pas été mis en accusation comme auteurs du crime à raison de leur folie;

2° Les individus inculpés de crimes punissables de la même peine dont le procès aura été suspendu conformément à l'article précédent (c'est-à-dire comme ayant donné des signes de folie au cours de l'instruction de l'affaire), et ceux qui auront été absous comme ayant violé la loi en état d'aliénation mentale.

ART. 14. L'aliéné coupable d'un acte punissable d'une peine inférieure à celle fixée par l'article précédent devra être remis, par ordre du tribunal, à la garde de la famille, ou si celle-ci n'est pas en mesure de se charger de le garder, il sera mis à la disposition de l'autorité administrative pour l'interner dans un asile d'aliénés. »

Ce système a des avantages; il est simple, et l'application en est facile; toutefois il a le tort de ne protéger suffisamment ni la société, ni l'aliéné; il peut se faire qu'un aliéné coupable d'un acte punissable d'une simple peine mineure ait fait preuve néanmoins d'instincts très dangereux, tandis que, d'autre part, il peut se faire également qu'un aliéné coupable d'un acte punissable d'une peine majeure ne constitue pas un péril grave pour la société et soit d'une surveillance facile, C'est ainsi qu'un aliéné qui a commis un délit léger contre les personnes est plus dangereux qu'un aliéné qui a commis un crime grave contre la propriété. Ce sont les instincts de l'aliéné qu'il faut apprécier, plutôt que la gravité pénale de l'acte commis. C'est ce qu'ont bien compris les projets de loi espagnol et belge.

Ce dernier (art. 4 et 7) distingue entre deux classes d'aliénés : d'un côté ceux qui ont manifesté des instincts homicides, ou le penchant au viol ou à l'incendie; de l'autre, tous les autres aliénés criminels; les premiers devront seuls être internés dans les asiles de l'État.

(1) Voie Ball. Soc. génér. des prisons, 1895, p. 893.

Même distinction dans le projet espagnol (art. 14). Il porte que dans les délits contre les personnes et dans le délit d'incendie, le tribunal décrétera donc nécessairement l'internement du prévenu dans le manicomio judiciare. . . . .".

En effet, parmi les aliénés criminels, il en est trois catégories qui sont plus sujettes à rechute et plus dangereuses pour l'ordre social; elles comprennent ceux qui sont atteints de manie homicide, de manie érotique ou de manie incendiaire. Ce seront donc ces aliénés seulement que nous internerons dans nos asiles spéciaux. Nous déciderons que toutes les fois qu'une personne poursuivie pour un crime ou délit contre les personnes, ou pour un crime d'incendie, échappera à la poursuite ou à la condamnation à raison de son état d'aliénation mentale, cette personne devra être internée dans un asile spécial de l'État.

Quant aux autres aliénés criminels, nous nous rallions à la solution donnée par le décret portugais, nous les remettrons à leurs familles ; celles-ci, en effet, sont plus intéressées que qui ce soit à prévenir les rechutes du malade qui leur est confié; d'ailleurs, leur affection, leurs soins sauront mieux aussi que tous autres les ramener à la santé. Il faudra toutefois que ces familles présentent des garanties suffisantes, et qu'elles veuillent accepter la charge qu'on leur offre; l'autorité qui s'occupera du placement des aliénés criminels aura à apprécier la moralité, aussi bien que les ressources de ces familles. Si les aliénés ne peuvent leur être confiés, on les placera dans les asiles ordinaires. Cette mesure ne présente pas d'inconvénients, puisque ces aliénés forment une sorte de sélection, puisque tous les aliénés dangereux ont été dirigés sur l'asile spécial.

Les conclusions auxquelles nous sommes parvenus en ce qui concerne la nécessité de la création d'un asile spécial, le régime de cet asile et le classement des aliénés qui y doivent être internés, nous permettent de répondre beaucoup plus aisément aux diverses questions qui restent à traiter dans notre programme.

La première de ces questions qui s'offrent à nous maintenant est celle de savoir si le placement des aliénés dans les asiles spéciaux doit rester une simple faculté pour l'autorité qui en est chargée. Supposons, par exemple, un aliéné qui a commis un meurtre. D'après ce que nous avons dit plus haut, cet aliéné doit être traité dans un asile spécial. L'autorité chargée de son placement aura-t-elle le droit d'ordonner qu'il n'y sera pas placé? Pourra-t-elle apprécier son degré de perversité, son degré de folie? Cela serait bien dangereux pour la société et d'une application bien délicate. D'après tout ce que nous avons dit, il est préférable d'admettre que tout aliéné ayant commis les actes ci-dessus désignés devra nécessairement être placé dans un asile spécial. Ce principe qu'a méconnu le projet admis par la Société générale des prisons en 1881 : Le ministère public aura le droit de requérir la translation dans un asile lorsque l'état de démence du pré

venu sera de nature à compromettre l'ordre public ou la sécurité des personnes, ainsi que le projet voté au Sénat en 1887 après un amendement de M. Paris: «Les aliénés dits criminels pourront être renfermés dans des quartiers spéciaux», s'impose absolument dans les législations qui reconnaissent la nécessité d'un classement des aliénés criminels. Aussi a-t-il été admis par le décret portugais et les projets de loi belge et espagnol.

La question qui, après celle des asiles spéciaux soulève les plus ardentes controverses, est celle de savoir quelle est l'autorité qui ordonnera le placement des aliénés criminels dans l'asile.

En France, on le sait, sous le régime de la loi de 1838, c'est l'autorité administrative qui ordonne le placement. Nous avons vu à quels abus l'intervention de cette autorité donne lieu, et de fait, de pareils abus suffisent à condamner un principe. Il y a longtemps que celui-ci est l'objet des plus vives critiques.

En Angleterre, dès l'année 1800 (Act du 28 juillet 1800, 39 et 40 Geo III), l'autorité administrative a été dépossédée du placement des aliénés criminels. En France, on n'a pas cessé depuis 1860 de réclamer une mesure analogue. Un vœu en ce sens était formulé par la Société de législation comparée (voir procès-verbaux des séances du 22 septembre 1871 au 24 janvier 1872). Le Congrès des sciences médicales de Bruxelles, dans sa séance du 25 septembre 1876, renouvelait les mêmes desiderata. La Société de médecine légale en France votait le 11 juin 1877 la proposition

suivante :

Toutes les fois qu'un acte criminel ou délictueux aura été commis par un individu reconnu irresponsable pour cause d'aliénation mentale, le juge, après avoir constaté et déclaré sa non-culpabilité, devra ordonner son internement dans un asile déterminé... "

Un article analogue a été voté le 12 avril 1881 par la section de législation de la Société générale des prisons. Il dispose: «En cas d'acquittement pour cause d'aliénation mentale, le ministère public aura le droit de requérir la translation dans un asile."

Le projet de loi de 1872 décidait (art. 44) que lorsqu'un accusé aurait été renvoyé des fins de l'accusation pour cause d'aliénation mentale, la juridiction qui l'aurait renvoyé aurait qualité pour statuer immédiatement sur son envoi dans une maison d'aliénés. Le projet voté par le Sénat en 1887 adoptait les mêmes principes en les précisant (art. 39): d'après celui-ci, la juridiction qui statuera sera soit la chambre du conseil (au cas de verdict de non-culpabilité, d'ordonnance de non-lieu ou d'acquittement en police correctionnelle), soit la chambre des mises en accusation (au cas d'arrêt de non-lieu).

Les législations étrangères adoptent assez généralement le principe de l'exclusion de l'autorité administrative. C'était la solution de l'ancien droit français; c'est celle de la Belgique, de la Norwège, de la Russie, de l'EsSCIENCES ÉCONOM.

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