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les tenanciers féodaux; faute d'une organisation familiale solide et prévoyante, si justement préconisée par Le Play, ce morcellement excessif amena la dislocation de ces féodaux, cultivateurs directs du sol. Les uns ayant acheté de nombreuses parcelles, érigèrent des manoirs et des fiefs sur leurs patrimoines agrandis, d'autres continuèrent á cultiver modestement leur domaine amoindri, tandis que le plus grand nombre, dépourvus de tout héritage, devinrent de pauvres métayers, ou des prolétaires urbains; population déclassée presque inconnue jusqu'alors.

M. JORET-DESCLOZIÈRES signale l'importance de cette communication, pour laquelle M. le Président remercie l'orateur.

M. BLONDEL (Georges), de la Société de législation comparée, lit le mémoire suivant sur la Conférence agraire de Berlin.

Si la situation de l'agriculture et la condition des classes rurales sont aujourd'hui particulièrement défectueuses en Allemagne, il faut rendre aux Allemands cette justice qu'ils ne dissimulent pas le mal et en étudient les causes avec une précision toute scientifique, en gens décidés à déchirer tous les voiles qui pourraient cacher la vérité. Une importante conférence s'est réunie à Berlin le 28 mai dernier, sur la convocation du ministre de l'agriculture, M. de Heyden. La composition même de cette conférence mérite d'abord d'être signalée : on y voyait figurer, à côté des ministres de l'agriculture et des finances, assistés d'un certain nombre de commissaires et d'un représentant du ministre de la justice, une cinquantaine de personnes offrant par l'étendue et la variété de leurs connaissances, autant que par les fonctions qu'elles occupaient, toutes les garanties posssibles de compétence et d'impartialité. Je trouve parmi elles les directeurs des bureaux de statistique de l'empire et du royaume de Prusse, les présidents des principales associations agricoles et de plusieurs grandes sociétés, les directeurs de diverses institutions de crédit, de grands propriétaires ruraux, des agronomes, des professeurs de droit et d'économie politique.

Aucune décision n'est sortie des discussions si intéressantes qui se sont engagées peut-être eût-il été difficile de constituer une majorité. La conférence agraire de Berlin a été surtout une conférence d'études, et il s'agissait en effet avant tout d'échanger des vues sur quelques-unes des questions les plus importantes au double point de vue économique et social, qui préoccupent actuellement nos voisins.

Le plus grave des maux qui aient été signalés, c'est l'endettement du sol, principalement dans toute la région située à l'est de l'Elbe. Cette région contraste visiblement avec les contrées du Nord-Ouest et du Sud-Est, et surtout avec la partie occidentale de l'Allemagne, correspondant à peu près à la

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vallée du Rhin. C'est dans cette dernière région, où l'influence de la loi française, introduite au commencement du siècle par Napoléon I", s'est fait sentir, que la propriété est le plus morcelée. Au nord-ouest de l'Allemagne, comme dans la plus grande partie de la Bavière et la partie orientale du Wurtemberg, la terre est divisée en domaines de moyenne étendue Bauerngüter ou Bauernhöfe, de 10, 20, 30, 40 hectares, dont beaucoup sont restés entre les mains de paysans propriétaires, vivant sur ces domaines et les cultivant eux-mêmes avec l'aide de leurs enfants et de quelques journaliers. A l'est de l'Elbe, au contraire, c'est la grande propriété qui domine il y a dans les sept provinces orientales du royaume de Prusse 158 seigneurs qui possèdent des domaines de plus de 5,000 hectares. Plusieurs de ces domaines sont constitués en fidéicommis indivisibles et insaisissables, ou en biens équestres (Bittergüter) soumis à un régime particulier. Or c'est dans toute cette partie orientale de l'Allemagne que l'endettement est le plus considérable : dans une partie de la Pomeranie (dans les cercles de Bublitz de Neu-Sttetin, de Rummelsburg, de Kolberg, et de Lauenburg), les intérêts des dettes contractées par les propriétaires absorbent 62, 67, 69, 70 et même 75 p. 0/0 des revenus que donne habituellement le sol. Les paysans propriétaires de domaines de petite ou moyenne étendue, là où il en existe encore, sont dans une situation relativement meilleure, surtout lorsqu'ils vivent sur le domaine et en grande partie à l'aide des revenus que donne celui-ci.

On a démontré que la petite culture, bien que très atteinte, elle aussi, par la crise agricole, en supporte cependant les inconvénients avec plus de souplesse que la grande. Cela tient surtout à ce qu'elle produit elle-même la plus grande partie des consommations qui sont nécessaires à l'entretien de la famille, et l'échange, qui se traduit par la circulation des capitaux, ne représente en définitive pour elle qu'une petite part de son activité. Si les petits propriétaires vendent peu, ils ont également peu à acheter.

Leur situation commence néanmoins à empirer, à mesure que se perfectionnent les procédés de culture, à mesure que la nécessité de capitaux destinés à l'achat d'instruments perfectionnés se fait sentir davantage.

L'argent et le crédit leur sont d'autant plus indispensables que l'augmentation de revenus qu'ils essayent d'obtenir est actuellement inférieure à l'augmentation des dépenses auxquelles ils sont entraînés. L'état de gêne dans lequel ils se trouvent a une répercussion rapide sur toutes les transactions de la campagne et sur tout ce qui touche à la vie rurale. Dès que la gêne apparaît, l'agriculteur restreint ses dépenses personnelles et tout souffre autour de lui; et les efforts qu'il fait pour équilibrer sa consommation avec ses ressources amènent infailliblement une diminution des salaires.

La principale cause de l'endettement qui pèse sur le sol d'Allemagne, c'est le bas prix auquel se vendent les produits agricoles de toute sorte

(ceréales, blé, lin, chanvre, légumes). Dans les provinces peu fertiles (et c'est le cas pour une partie de l'Allemagne du Nord-Est), les frais d'exploitation absorbent à peu près intégralement les revenus que le sol peut donner. Depuis un demi-siècle les revenus de la terre ne se sont accrus notablement que dans le voisinage des grandes villes et que là surtout où l'on a pu joindre à la culture proprement dite des industries accessoires (par exemple, des distilleries ou des sucreries). Cette baisse des produits agricoles tient elle-même à des causes diverses: c'est d'abord la contraction monétaire», c'est-à-dire la démonétisation du métal blanc et la raréfaction du métal jaune; c'est surtout la concurrence des produits étrangers, concurrence écrasante pour l'Allemagne moins fertile que la Russie, que l'Amérique ou que les Indes. Le développement des moyens de communication et l'abaissement des prix de transport ont été en définitive très défavorables à l'Allemagne agricole. Malgré le bon marché très appréciable du pain, la misère n'en est pas moins très grande. Mais ni la diminution de valeur de l'argent, ni l'abaissement du prix des denrées agricoles n'auraient eu des conséquences aussi fâcheuses que celles qu'on signale aujourd'hui, si la législation allemande était plus favorable aux agriculteurs et permettait à ceux-ci de lutter plus aisément contre les causes de ruine qui les menacent.

Il est juste de reconnaître tout d'abord que la détresse dans laquelle se trouve le cultivateur allemand tient en grande partie à la pesanteur de son esprit, à sa défiance à l'égard de toute innovation, à son peu d'aptitude pour les affaires. L'Allemagne agricole en est encore un peu trop restée à cette organisation primitive que l'on appelle Naturalwirthschaft (organisation économique naturelle), dans laquelle le capital mobilier ne joue qu'un faible rôle, tandis que les conceptions juridiques et économiques modernes assignent au crédit et à l'argent un rôle de plus en plus considérable.

Le paysan allemand est comme désorienté par ces conceptions nouvelles, son esprit est mal préparé aux nécessités de la vie économique actuelle. Toute son ambition se borne à pouvoir porter au marché voisin, pour l'échanger contre quelques outils ou quelques objets de parure, la petite portion de la récolte qui n'est pas absorbée par les redevances qu'il doit, par les impôts qu'il paye, et par les exigences, bien modestes au surplus de son entretien personnel. La situation est d'autant plus triste que les dernières années ont été en définitive mauvaises pour l'agriculture. L'État, pour secourir les paysans qui mouraient de faim, fit appel aux grands propriétaires, lesquels à leur tour imposèrent à leurs fermiers de lourdes charges. La difficulté de les acquitter a amené ce prodigieux développement de l'usure qui provoque tant de récriminations et contribue à fausser la théorie des salaires. L'endettement pèse à la fois sur les propriétaires et sur les fermiers. Il est beau sans doute d'être libre et propriétaire; mais, quand on n'a pas

de capital pour exploiter la terre, la propriété n'offre plus la même utilité. Le propriétaire ressemble alors au sauvage, maître absolu de sa personne et propriétaire d'un domaine qu'il ne peut exploiter, et sur lequel il peut mourir de faim. Sans crédit, il n'y a pas de production et, malheureusement, plus le propriétaire rural est pauvre, plus il a besoin de crédit pour pouvoir travailler, et plus le crédit lui manque. Il y a toujours d'ailleurs présomption que l'homme pauvre emprunte pour consommer, tandis que le riche emprunte pour exploiter le capital emprunté. Cette simple présomption enlève beaucoup de crédit au premier. Et puis l'agriculture est considérée comme une entreprise industrielle, dont le résultat ne peut pas être calculé de la même façon que dans les autres industries, et le prêteur hésite, au cas même où il est persuadé que son argent sera employé dans un but productif. Il se dit toujours du moment que le cultivateur veut emprunter, c'est qu'il n'a pas de quoi exploiter; il est peut-être sur la pente de la ruine, et, comme les revenus que donne la culture du sol sont fort aléatoires, j'ai bien des chances de ne pas être remboursé.

Il y a déjà longtemps que le législateur allemand s'est préoccupé de cette situation. On avait pensé d'abord qu'il suffirait, pour développer le crédit, d'introduire en Allemagne, comme dans la plupart des pays européens, la liberté absolue du taux de l'intérêt conventionnel. Les anciennes lois res

trictives furent abolies en Prusse en 1866, dans plusieurs autres États allemands en 1867, puis dans tout l'empire en 1870. Mais un mouvement de réaction ne tarda pas à se dessiner. La liberté absolue des prêts à intérêt donna lieu à de si graves abus et fit éclore dans certaines régions une usure si effrénée, que le mouvement aboutit très vite à la loi du 24 mai 1880. Cette loi menace sans doute de peines sévères ceux qui font de l'usure un métier, comme ceux qui se font promettre des profits excédant le taux habituel de l'intérêt et hors de proportion avec le service rendu (1); mais elle se présente au fond comme un complément des lois qui reconnaissent la liberté du taux de l'intérêt, beaucoup plutôt que comme un retour en arrière. Aussi, bien qu'elle eût rendu d'incontestables services, bien qu'elle eût amené de nombreuses condamnations et exercé une intimidation salutaire sur les usuriers, n'avait-elle pas mis fin aux récriminations et aux plaintes. Il fut aisé de démontrer qu'il ne suffisait pas de s'attaquer aux usuriers, que c'était l'organisation même du crédit qui était défectueuse, et que, si l'ancienne usure avait disparu en apparence depuis 1880, en réalité elle existait toujours, seulement qu'elle avait revêtu de nouvelles formes. Le Gouvernement obtint sans peine l'appui du Reichstag pour faire voter, en 1893, une loi nouvelle, qui permettra, on l'espère du moins, de déjouer les manœuvres des usuriers, trop habiles à tourner les prohibitions de la loi de 1880. Le professeur Eheberg a indiqué dans un récent ar

(1) Voir Annuaire de législation étrangère, t. X, 1881, p. 77.

ticle (1) les formes diverses, souvent si ingénieuses, par lesquelles se pratique l'usure. Il est difficile de porter un jugement motivé sur une loi aussi récente et de pressentir les conséquences qu'elle pourra avoir dans l'avenir. Elle ne suffira pas, dans tous les cas, à donner au paysan le crédit qui lui manque et l'argent qu'il n'a pas. Aussi, n'en a-t-il pas été longuement question dans les débats de la conférence agraire de Berlin. Et c'est avec raison sur d'autres réformes et d'autres remèdes, que l'attention des hommes éminents qui la composaient s'est portée.

Il ne peut être question ici de résumer tout ce qui a été dit d'excellent (et parfois aussi de contestable) sur la situation des classes rurales et sur les moyens de l'améliorer. On a été d'accord pour reconnaître qu'il importe au plus haut point d'attacher le cultivateur au sol et d'assurer son indépendance. Or, cette indépendance si désirable de l'homme, c'est l'indépendance même du sol dégagé de toute sujétion hypothécaire et de toute crainte de bouleversement prochain. On avait imaginé autrefois le système des rentes foncières irrachetables, qui constituaient un démembrement du droit de propriété. Celui qui avait besoin d'argent vendait une partie du revenu de sa terre, soit en denrées, soit en argent. Au fond c'était mieux qu'un emprunt : c'était une vente, qui ne précipitait pas comme aujourd'hui vers la ruine le cultivateur qui s'est endetté. On a longuement parlé de cette institution trop oubliée et de la tentative faite il y a peu d'années pour ressusciter ces anciennes rentes foncières envisagées pendant la première moitié de ce siècle avec tant de défaveur. Répudiant les principes de la loi du 2 mars 1850 qui avait renouvelé les prohibitions dont on les avait frappées, les économistes actuels espèrent trouver là un moyen de reconstituer une classe de petits ou moyens propriétaires ruraux, qui peuvent acquérir la pleine propriété par le simple payement de redevances périodiques. On sait que les lois de 1886 et 1889 qui rétablissent les rentes foncières ont été complétées par la loi du 7 juillet 1891 qui, en créant les Rentenbanken, concilie très ingénieusement la possibilité pour l'acquéreur de payer à l'aide de prestations échelonnées, avec le désir très naturel chez le vendeur de toucher immédiatement le prix intégral de l'immeuble qu'il aliène. On a reconnu formellement, dans la séance du 31 mai, que la législation. nouvelle avait déjà donné de bons résultats.

Mais c'est sur un autre point que la discussion a surtout porté, je veux dire sur l'extension qu'on pourrait donner à la législation relative aux biens de familles et à l'Anerbenrecht. On sait que dans certaines contrées de l'Allemagne, le père de famille peut, moyennant l'inscription sur un registre foncier, le Höferolle, constituer un bien de famille soumis à des règles spéciales au point de vue des aliénations, des saisies, et surtout de

(1) Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirthchaft de G. Schmoller, 1895, II, p. 56-58.

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