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Les habitants des campagnes, que le flot des invasions avait décimés et dispersés, s'était rapprochés les uns des autres, et le pays se repeuplait lentement. Les églises rurales, dont le règne de Karle le Grand avait favorisé la fondation, la présence du prêtre dans un groupe d'habitations, l'école qu'il y ouvrait pour les enfants des serfs, étaient devenus deux points naturels de concentration. Autour de l'école, de l'église et du prêtre, de nouvelles chaumières s'étaient construites, et les groupes étaient devenus villages, villa, ville, comme on disait au vieux temps.

De ces agglomérations plus grandes étaient nés des besoins. nouveaux, s'étaient dégagées de forces nouvelles.

Pour utiliser ces forces et satisfaire à ces besoins; pour mettre en culture une immense quantité de terrains qui restaient encore en friches et infertiles; pour attacher les serfs, chaque jour plus nombreux, au domaine seigneurial, par d'autres liens que par ceux de la crainte d'être repris s'ils fors-fuyaient; pour leur faire aimer cette terre, que jusqu'alors ils n'avaient arrosée et fécondée de leurs sueurs, qu'au profit d'un maître, et dont jamais les fruits n'étaient pour eux; sous l'empire enfin d'autres causes que nous ignorons, il se fit, dans ces siècles lointains, quelque chose comme un partage des terres entre les seigneurs et leurs hommes.

Le seigneur en garda pour lui la meilleure portion et la plus considérable : ce fut son domaine particulier, la terre spécialement sienne, cultivée uniquement à son profit et produisant uniquement pour lui. Pourquoi ne dirions-nous pas que les grands domaines ruraux, qui existent encore aujourd'hui, viennent, au travers des siècles, de ce primitif partage? La propriété des forêts au seigneur. Les forêts seules restèrent la propriété exclusive, absolue des seigneurs. La chasse, passionnément aimée par les fils des Franks, était devenue plaisir noble. Les forêts seules pouvant offrir ce plaisir dans tout son attrait, dans tout son entraînement, les nobles les gardèrent.

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Mais, si le serf ne pouvait y pénétrer pour abattre un sanglier ou un chevrenil de son épieu ou de son arc, il lui

MÉMOIRES. 2e Série. Tome I.

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était loisible, par suite d'usages ou de concessions, d'y prendre le bois nécessaire pour bâtir sa maison et entretenir le feu de son foyer, d'y couper l'herbe et d'y ramasser la glandée.

Les villages eux-mêmes, communautés ou communes, recurent presque tous, de leurs seigneurs, des forêts en fiefs, moyennant certaines redevances en nature ou en argent. Ainsi, le village de Dieppe, près Verdun, payait chaque année, le jour de la fête de saint Saintin, «< une pouille par ménage, aux dames de Saint-Maur de Verdun, à cause du bois du Chénoy qu'il tenait en fief de l'abbaye (1).

La communauté ou commune était propriétaire de ses bois, comme tout feudataire l'était de son fief; et elle les exploitait à son profit. Cependant les habitants n'y avaient jamais droit de chasse ce droit était réservé au seigneur primitif, dominant, ou bien il était par ce seigneur concédé en fief à un autre seigneur. Le droit de chasse était indépendant du droit d'exploitation.

C'est de ces forêts concédées en fiefs aux communes, il y a huit ou dix siècles, que viennent presque tous les bois communaux actuels.

Les seigneurs, ayant ainsi fait leur part qui était bien celle du lion, ayant retenu les forêts et la plus riche portion du territoire, le reste des terres arables et des prairies fut divisé entre les serfs de la seigneurie. Ces nouveaux champs furent ajoutés à leur manse, et ils en devinrent propriétaires comme déjà ils l'étaient de ce manse, et aux mêmes conditions; c'est-àdire qu'ils restèrent main-mortables, et leurs propriétés devinrent biens de main-morte.

De la main-morte. Main, dans la langue féodale, signifie puissance. Main - morte, veut dire puissance nulle, morte, incapable de rien tenir, de rien posséder c'est la main du cadavre. Main-mise, par contre, signifie pouvoir et action de saisir et de garder une propriété, un fief.

Les biens du serf étaient donc biens de main-morte, c'est-à

(1) Titres de Saint-Maur.

dire que les seigneurs, « de qui le treffonds mouvait, » restait, aux yeux de la loi, seul, réel et direct propriétaire des terres concédées aux familles serves; tandis que ces familles n'en étaient que simples usufruitières, n'en avaient que l'usage.

« Considéré que nos hommes et femmes de notre terre, » de tout le temps passé et de si long que notre Église fut » fondée, et n'est mémoire du contraire ni du commencement, » ont été et sont de serve condition, c'est à savoir de morte» main... Et ne sont aucuns d'iceux seigneurs de leurs biens, >> spécialement héritages immeubles, ains tant seulement >> usufruitiers: Et nous en sommes seigneurs directs et pro» priétaires (1). » Ainsi parlaient les chanoines de la cathédrale de Verdun en 1403 ainsi, à plus forte raison, ils auraient parlé en 1050, puisqu'il « n'étoit mémoire du con» traire ni du commencement. »>

Le serf, dès lors que sa terre était de main-morte, ne pouvait ni la vendre, ni l'échanger, ni la grever d'hypothèques ou d'emprunts, sans l'autorisation expresse de son seigneur.

C'est encore parce qu'il « n'est mémoire du contraire ni du >> commencement, » que le même chapitre affirme là-dessus ses droits de la façon suivante : « Avons establi que nos >>dicts hommes ne pourront, par quelque manière, vendre,

obliger, engager les dicts héritages à quelques personnes >> ce soit estrange, ou dehors de nostre dicte terre... ains >> seulement aux hommes et femmes de leur condition de >> nostre dicte terre (2). ›

Ainsi, lorsqu'une terre passait d'une main serve à une autre main serve dans la même seigneurie, le seigneur, certain de toujours la retrouver, laissait faire. Mais, même cette liberté fort relative de pouvoir disposer de ses biens, dans le cercle étroit de sa seigneurie, ne vint aux serfs que vers le xive siècle.

Mais au siècle dont nous faisons l'histoire, le serf devait

(1) Statut du Chapitre. (2) Statut du Chapitre.

garder, quoi qu'il advint, « les héritages » dont il était possesseur ces héritages étaient immobilisés en ses mains. Il pouvait peut-être les agrandir par des achats, avec l'autorisation du seigneur; mais il n'avait pas la liberté de les amoindrir, de se ruiner, par des ventes maladroites ou par des emprunts déraisonnables.

Le principe de ces prohibitions était, nous le répétons, le droit absolu qu'avait le seigneur de pouvoir, toujours et en toutes circonstances, retrouver sa terre en l'état où il l'avait donnée « à son homme. >>

La terre du serf en effet était réversible au seigneur en plusieurs cas spécifiés lorsque le main-mortable, par exemple, venait à «< décéder sans hoirs issus de son corps et pro» créés en légitime mariage. >>

Malheureusement, la confiscation, pour forfaiture et manque à ses devoirs envers son seigneur venait aussi trop souvent dépouiller le serf de son champ et même de sa chaumière.

Nous n'avons jeté qu'un rapide coup d'œil, et sur l'origine de la propriété roturière, origine que nous croyons ne pas remonter bien au delà du XIe siècle, et sur la manière dont elle était possédée.

Ce serait une intéressante et instructive histoire, laquelle devrait tenter les savants, si déjà elle ne les a tentés, que celle des transformations successives de la propriété aux mains de l'homme des champs, depuis l'époque carolingienne jusqu'à nos jours. On la verrait à peine ébauchée, si je puis employer ce mot, à peine existante, presque nulle aux premiers siècles qui suivirent la conquête alors les leudes d'outre-Rhin pouvaient-ils même admettre qu'un serf pût posséder! On en suivrait les phases successives de solidité, faible d'abord, plus forte ensuite, par lesquelles elle a passé. On indiquerait les noms et les formes divers d'assises, de cens (1), d'admodiation ou admoisonnement (2), de ter

(1) Le cens est la marque de seigneurie que le seigneur s'est retenu quand il a baillé à cens et à rente une terre dépendante de son fief.

(2) L'admoisonnement ou admodiation était en général la cession d'une terre,

rage (1), etc., sous lesquels elle a été détenue par nos pères, avant d'être en nos mains ce qu'elle est à présent.

Comme ces concessions par assises, cens, admoisonnement, terrage étaient presque toujours faites à perpétuité aux familles serves, sauf retour au seigneur en certains cas prévus, il advint que les terres, ainsi concédées, restèrent durant des siècles dans ces familles, et devinrent par la suite des temps. et des révolutions, leur absolue et irrévocable propriété (2).

Mais avant de nous transmettre la propriété, telle que nous l'avons aujourd'hui, de combien de larmes, de douleurs inouïes, d'écrasantes misères, les serfs, nos pères, l'ont payée!

§ III.

Charges imposées aux serfs.

Dans les périodes mérovingienne et carolingienne, ces charges se résumaient en deux mots terribles : la taille et la corvée à merci!

La taille ou impôts et contributions sur le serf, la corvée ou travail gratuit du serf, n'avaient alors d'autres règles, d'autres lois que la volonté de celui au profit duquel se levait la taille, se faisait la corvée, c'est-à-dire du seigneur. Les besoins seuls du seigneur, ou ses caprices, limitaient le nombre et la quotité des tailles, le nombre et la durée des corvées, ou crouées disaient nos pères.

Tous les prétextes étaient bons pour tailler et corvéer le serf, toutes les circonstances étaient mises à profit. Il était taillé pour son seigneur, pour le roi, et à tous propos. Il corvéait aux grands chemins et aux ponts du roi; il corvéait aux champs, aux prés, aux vignes, aux bâtises du seigneur, aux

moyennant partage du produit de cette terre entre le seigneur propriétaire et le serf à qui elle était cédée.

(1) Le terrage était un véritable impôt foncier que le seigneur levait sur sa terre concédée au serf.

2) Des concessions de ce genre étaient la source de toutes les rentes en argent et en nature payées aux couvents de Verdun.

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