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reconnaître sans qu'aucun droit fût lésé. Nous n'avons pas envie de discuter ici jusqu'à quel point cette forme artificielle de rémunération est utile ou dommageable à la société. C'est la matière d'une discussion ouverte et qui le sera longtemps, car on se demandera à juste titre si la rémunération actuelle des œuvres de littérature et d'art, telle qu'elle existe aujourd'hui, est bien judicieuse et juste, si le privilège ou monopole sur lequel elle est fondée est plus utile que nuisible.

Un autre des petits volumes qui nous occupent ici traite du droit pénal et contient les critiques formulées depuis assez longtemps, non sans raison, contre notre législation pénale, à laquelle on reproche de n'être pas fondée sur une doctrine arrêtée et solide. Nous craignons que la théorie exposée par M. Acollas donne lieu à des critiques du même genre. Il n'a pas recherché jusqu'à quel point le régime pénitentiaire, tel qu'il est ou peut devenir, améliorerait l'état mental et moral de ceux qui y sont soumis. Il ne semble pas non plus s'être occupé de la question des dépenses, qui est capitale en cette matière. Il faut songer cependant que les dépenses pénitentiaires, dont les contribuables font les frais, pèsent sur eux, particulièrement sur les plus pauvres, d'un poids bien lourd; il faut se demander jusqu'à quel point il est rationnel et juste d'exiger du contribuable pauvre, innocent de tout crime ou délit, qu'il s'impose des privations très dures pour procurer à un criminel d'habitude et de profession une aisance, un bien-être et une considération dont il ne jouit pas lui-même. Comme un grand nombre de nos contemporains, notre auteur s'est tellement intéressé aux coupables qu'il a oublié les honnêtes gens. Il nous semble cependant que c'est précisément pour protéger les honnêtes gens que le droit a été établi. Nous n'insisterons pas sur les considérations de cet ordre elles nous mèneraient trop loin.

:

Signalons seulement une proposition qui nous a semblé étrange, d'après laquelle le vagabondage et la mendicité ne seraient pas en euxmêmes des délits, parce qu'ils ne portent pas atteinte au droit, à la liberté d'autrui. En effet le vagabond et le mendiant, en tant que tels, ne frappent, ne blessent, ne volent personne. On peut en dire autant de celui qui vend son pays à l'étranger ou à un tyran et de bien d'autres; on peut le dire, dans un cas plus analogue, de ceux qui se rendent coupables de menaces la menace, en effet, ne frappe celui qui en est l'objet ni dans son corps, ni dans ses biens, ni dans ses droits. Faut-il effacer les articles du Code pénal qui la punissent? Non, assurément, parce que, en réalité, la menace est une atteinte, souvent très grave, à la liberté d'autrui.

Eh bien! si nous considérons attentivement le vagabondage et la mendicité, ce sont des menaces permanentes et collectives. Un vagabond

se présente dans une ferme et y demande un abri: s'il ne voit qu'une ou deux femmes et des enfants, il demande quelques aliments ou le repas entier; quelquefois, il appelle un ou deux camarades qui se sont dissimulés derrière un arbre ou un mur et qui viennent à leur tour demander l'hospitalité, sans proférer une menace. Ah! s'il rencontre un ou deux hommes au logis et que ces hommes semblent bien déterminés, le vagabond est plus humble, mais il ne cesse pas d'être dangereux et le mendiant pareillement. Dire qu'ils n'attentent ni aux droits, ni à la personne, ni aux biens, c'est se payer de mots.

Comment des gens qui font profession de vivre en dehors de la vie civile et civilisée pourraient-ils se maintenir sans attenter de façon ou d'autre aux droits d'autrui? La chose nous semble impossible. Que ces gens soient prudents et circonspects à ce point qu'on peut se dispenser de leur appliquer les dernières rigueurs de la loi pénale, nous l'admettons volontiers, mais il nous est impossible d'admettre qu'ils ne soient pas des délinquants.

Ce mendiant qui vous demande piteusement l'aumône ne peut pas, dites-vous, vivre de son travail. Qu'en savez-vous? Ne reconnaît-on pas après examen que, dans 99 cas sur 100 environ, ce mendiant est un simple paresseux qui ne veut pas travailler ou qui ne trouve pas d'emploi parce que personne ne peut supporter ses habitudes vicieuses? Quelquefois c'est un simple spéculateur, propriétaire fort économe. Les uns et les autres vous pipent par des mensonges qui ne diffèrent en rien de ceux des escrocs et qui obtiennent de vous les secours que vous pourriez donner à des personnes plus dignes à tout point de vue. N'y a-t-il pas en ce cas un détournement coupable, qui tombe à bon droit sous le coup de la loi pénale? Elargissez l'assistance, dit-on. Mais nul n'ignore qu'on l'a élargie plusieurs fois, trop peut-être, sans que jamais. les mendiants et les vagabonds aient voulu s'astreindre aux règles, pourtant indulgentes, qu'elle imposait tout au plus ont-ils accepté l'abri qu'ils trouvaient en prison pendant les mois de la mauvaise saison.

L'homme qui sort de la vie civile et refuse de remplir la première obligation qu'elle impose et que la nature impose au genre humain n'est pas même digne de la protection des lois. Si on lui porte secours, ce n'est pas par intérêt pour lui : c'est simplement pour cultiver dans la société les habitudes d'indulgence et d'humanité qu'on y croit utiles. Cet homme est non seulement une non-valeur sociale, mais un être nuisible, qui n'a aucun droit. Vous reconnaissez qu'il n'a aucun droit contre la propriété d'un particulier quelconque et vous voudriez lui en attribuer un sur la propriété de tous. Et vous nous proposez cette solution après avoir très exactement constaté que l'individu seul a la réalité de l'existence, tandis que la Société, l'Etat, le département, la commune sont des

êtres de raison, des personnes imaginaires créés par des dispositions de la loi positive !

Nous avons fait à la critique une part bien large, peut-être trop large, dans notre appréciation de l'œuvre de M. E. Acollas. Cela tient à ce que nous nous sommes attaché surtout aux considérations générales, à la théorie, qui est le côté faible de l'œuvre. L'exposé des règles de droit positif, qui remplit la plus grande partie, la presque-totalité de ces petits livres est généralement exacte et intéressante: c'est la seule qui touche le grand nombre des lecteurs. Nous aurions préféré que cette partie même eût été conçue et écrite à un autre point de vue, avec moins de détails; mais nous reconnaissons volontiers qu'elle eût été moins acces sible au commun des lecteurs, moins usuelle et, par conséquent, moins conforme au but, qui est la vulgarisation du droit.

Aussi recommandons-nous volontiers les douze petits volumes de M. E. Acollas, en désirant qu'ils soient suivis de livres pareils jusqu'à ce que l'exposition de notre droit ait été complétée.

COURCELLE-SENEUIL.

HISTOIRE DE LA CIVILISATION CONTEMPORAINE EN FRANCE, par M. ALFRED RAMBAUD, professeur à la Faculté des lettres de Paris, Armand Colin et Cie, un vol. in-18.

M. Alfred Rambaud, professeur à la Faculté des lettres de Paris, vient d'ajouter un troisième volume à son Histoire de la civilisation française. Ce volume est tout entier consacré à la période contemporaine. Il va de 1789 à hier. On peut dire qu'en plus d'une page la politique quotidienne est ici la matière même de l'histoire. C'était un grand péril et c'est un grand honneur d'y avoir échappé. C'est un grand honneur de pouvoir dire:

« Dans mon examen des divers régimes que nous avons essayés, << on verra que je ne méconnais aucun de leurs bons côtés : ni les idées « généreuses et humaines de la Constituante, ni l'énergie patriotique de << la Convention, ni le génie organisateur de Napoléon, ni la probité << parlementaire de nos deux monarchies constitutionnelles, ni l'ardent << esprit de justice sociale qui animait la seconde République, ni les « grands progrès matériels accomplis sous le second Empire. »

Si l'on n'a pas pu, après cela, dépouiller tout à fait ses aversions et ses préférences, qui donc est assez sûr de soi pour trouver là un sujet de blâme? Il suffit que la foi qu'on professe ne soit pas celle d'un sectaire, et qu'elle se contente de transfigurer un peu les objets, sans les défigurer. M. Alfred Rambaud affirme qu'il n'a méconnu aucun des bons côtés d'aucun de nos régimes successifs. Il n'a dissimulé non plus

aucune des imperfectious ou du moins aucun des défauts d'aucun d'eux. Il aurait plutôt une tendance au pessimisme qu'à l'optimisme; il est, non pas enthousiaste, mais sceptique, seulement d'une manière virile, réagissante et non découragée. Où est la forme de gouvernement excellente? M. Rambaud ne la voit ni dans le passé, ni dans le présent, qui, pour lui et pour nous, vaut cependant mieux que le passé à tant d'égards. Serait-elle dans l'avenir ? M. Alfred Rambaud le croit et l'écrit. Il laisse Herbert Spencer nous prédire on sait quel« esclavage futur » où l'individu sera asservi aux caprices de l'Etat, où le triomphe de la démocratie sera l'écrasement de la personne humaine, où se fera une espèce de sélection retournée, au profit de la foule brutale, au détriment de l'élite minorité. Et il passe, chantant encore le vieil hymne du Progrès, musique de l'école française:

<< Aristophane nous montre, dit-il, dans une de ses comédies, les « peuples de la Grèce, naguère ennemis, unissant enfin leurs bras pour << tirer la statue de la Paix du fond d'un puits où leurs discordes l'ont plongée. Ne pourrait-on imaginer les divers partis de France s'inspi«rant chacun du meilleur de leurs traditions respectives et tirant • fraternellement sur les câbles pour achever de mettre hors du < puits cette statue radieuse d'une France libre et égalitaire, pros<< père et puissante, qui est le rêve, l'éblouissement et l'espérance de « tous ? »>

Certainement, il est permis de l'imaginer. Mais quand les Grecs abjuraient leurs inimitiés et s'unissaient pour tirer du puits la statue de la Paix, ils ne connaissaient que la concurrence politique extérieure entre Etats différents, pour la prépondérance et l'hégémonie en Hellade. Nous avons, nous, sous ses aspects multiples, cauteleux et farouches, la concurrence politique intérieure pour le pouvoir, c'est-à-dire pour les jouissances très matérielles et très réelles qu'il procure. Il faut prendre garde de se payer de mots ou même d'idées, en ce temps et en ce monde où il n'y a que des hommes monnayant et escomptant des choses.

Oui, sans doute, c'est un beau rêve et, comme dit M. Rambaud, un éblouissement. Mais qu'on regarde les partis, anciens ou nouveaux, séculaires ou nés de quinze ans, ou en formation actuelle. Ils ne retiennent que «le pire » de leurs traditions et, pour employer une comparaison infiniment moins noble que celle d'Aristophane, mais plus moderne et sensiblement plus exacte, ce n'est pas la statue de la France qu'ils s'efforcent à tirer du puits, ils essayent « de tirer à eux la converture ». Et cette France libre et égalitaire, prospère et puissante, dont M. Rambaud salue et espère l'avènement? Ah! les partis s'en soucient bien ! La phrase que nous avons citée n'est à la vérité qu'un Alleluia 4a SÉRIE, T. XLII. — 15 juin 1888.

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conditionnel et interrogatif, ce qui nous dispense de faire nos réserves sur l'alliance des épithètes libre » et « égalitaire », aussi bien que sur le sens dans lequel il faut entendre « égalitaire». Nous ignorons si une France libre serait une France «< égalitaire », mais nous savons parfaitement qu'une France égalitaire ne serait pas une France libre, et que la statue tirée du puits, si on l'édifiait sur cette double base, ne reposerait que pour moitié sur du roc et pour l'autre moitié reposerait sur du sable. Les révolutionnaires, grands marieurs d'abstractions, ont contraint à l'accouplement ces expressions incompatibles. Qu'est-ce que l'égalité? Nous n'en connaissons qu'une l'égalité de droit devant la loi civile ou pénale, devant les charges sociales à acquitter en sang ou en argent. Mais si c'est cette égalité-là, pourquoi la rêver maintenant et pourquoi ne l'avons-nous pas ? Si ce n'est pas celle-là, quelle est-elle ? On voit clairement ce qu'est la liberté, et s'il peut arriver de discuter sur ses limites, on trouve toujours à la liberté de quelqu'un une limite fixe qui est la liberté contraire d'autrui. Mais l'égalité, où l'arrêterez-vous ? Elle est indéfinie, illimitée, immense, comme la mer où l'on se noie, et comme le désert - où l'on meurt.

Egalité de droit devant la loi civile ou pénale; ajouterons-nous devant la loi électorale ? Nous touchons ici aux moëlles mêmes du livre. L'évolution du droit de suffrage vers le suffrage universel est l'axe autour duquel s'accomplissent toutes les autres évolutions, partielles et secondaires, du droit des gens, de l'organisation militaire, des programmes d'éducation, des lettres et des arts, des usages et des mœurs. Si la simple constatation d'un fait impliquait une approbation ou une improbation de ce fait, nous aurions peut-être à nous demander: « Dans les conditions où elle s'est produite, cette évolution n'a-t-elle pas été prématurée, constitue-t-elle vraiment un bien? Et la division fondamentale de l'ouvrage de M. Rambaud pourrait bien en être infirmée. Mais dès qu'il ne s'agit que d'une constatation, dès lors qu'on ne saurait nier que, malgré de vives résistances, le mouvement du siècle ne l'emporte à la démocratie et que le signe extérieur de ce travail, en France, ne soit précisément l'évolution du droit de suffrage, l'adoption par M. Alfred Rambaud de ce criterium ou de cet étalon de la civilisation contemporaine est très soutenable et très légitime.

Il est sûr qué dans les lettres, par exemple, le romantisme et le naturalisme sont des phénomènes démocratiques, de même que, dans la peinture, le réalisme et l'impressionnisme, de même que, dans l'éducation, la gratuité et l'obligation de l'enseignement; dans les usages et dans les mœurs, combien de phénomènes de démocratisation (qu'on nous passe ce barbarisme) dont le moindre n'est pas la perte, facile à constater par les incidents de notre vie publique et privée, d'une forme

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