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la suivre. C'est par la concurrence qu'il est arrivé à ce résultat. En vertu de cette loi, les plus forts et les plus capables éliminent sans cesse les moins forts et les moins capables, et cette élimination est conforme à la morale, c'est-à-dire à l'intérêt général et permanent de l'espèce. Sous la pression de la concurrence, la société découvre par l'observation et l'expérience les règles de la morale et parvient à les faire observer. Mais elle n'atteint ce but que lentement et d'une façon toujours incomplète et défectueuse. Or, dans cette évolution,on peut distinguer trois formes successives, constituant jusqu'à un certain point trois grandes périodes dans l'histoire, périodes qui, d'ailleurs, ne sont pas nettement tranchées et empiètent fréquemment l'une sur l'autre. Voici comment l'auteur caractérise lui-même dans son introduction ces trois phases de l'évolution humaine :

A l'origine de l'espèce, la concurrence n'a d'autre mode d'opération que le vol et le meurtre. L'homme vit aux dépens des autres espèces et leur dispute sa subsistance. Les moyens de se procurer cette subsistance sont rudimentaires, et, à mesure que les hommes deviennent plus nombreux, ils se font une concurrence plus vive pour l'acquérir. Lorsque la subsistance est insuffisante, les plus forts éliminent les plus faibles, soit en s'emparant de leurs aliments ou des localités qui les leur fournissent, soit en les chassant comme un gibier. Le résultat de ce mode primitif d'opération de la concurrence, c'est de supprimer les individus les moins forts, partant les moins capables de soutenir la lutte avec les autres animaux. C'est un résultat avantageux à l'espèce, partant moral, et la conscience humaine accepte l'opération qui le procure comme la manifestation légitime du « droit du plus fort ». C'est la période de la concurrence animale.

Mais, aussitôt que les sociétés se sont constituées sous forme de troupeaux, de tribus, de clans, de nations, l'expropriation des faibles par le procédé du vol et du meurtre a cessé d'être considérée comme morale dans l'intérieur de la société, tandis qu'elle a continué de l'être au dehors. Quelle a été la raison de ce phénomène ? C'est que l'expérience a démontré que ce mode d'expropriation des faibles était nuisible à la société, en ce qu'il empêchait ou ralentissait la multiplication de ses forces et de ses ressources. La société avait donc intérêt à interdire dans l'intérieur de son domaine la pratique du vol et du meurtre. Mais cet intérêt, elle ne l'avait pas vis-à-vis des autres sociétés et de leurs membres. Au contraire, à mesure que les sociétés entre lesquelles se partageait le domaine de l'espèce devenaient plus nombreuses et plus riches, les plus fortes avaient intérêt à exproprier les plus faibles, et le mode d'opération de la concurrence qui faisait passer ce domaine en

tre les mains des races les plus capables de le défendre et d'en assurer l'exploitation était conforme à l'intérêt général et permanent de l'espèce. Tel a été le résultat de la guerre et de la conquête pendant la période de la concurrence politique: c'est pourquoi la guerre et la conquête, qui n'étaient autre chose qu'un agrandissement de l'industrie primitive du vol et du meurtre, ont continué d'être morales.

Cependant les sociétés, d'abord isolées et hostiles, se rapprochent; leurs intérêts, primitivement séparés et antagoniques, s'unissent et se solidarisent sous l'influence de la prépondérance acquise par les États les plus civilisés et de l'universalisation des relations commerciales. Alors se constitue un état économique nouveau, dans lequel l'élimination utile des faibles et des incapables est accomplie par la concurrence industrielle. Alors aussi les procédés d'élimination qui étaient adaptés aux conditions précédentes d'existence des individus et des sociétés, le vol et le meurtre d'abord, la guerre ensuite, deviennent nuisibles, partant immoraux.

Le premier âge comprend les temps préhistoriques et qui se sont prolongés jusqu'à nos jours chez les peuples dits sauvages. M. de 'Molinari admet que les premières sociétés humaines se sont formées comme les sociétés animales, les hommes s'étant groupés sous la pression d'une nécessité urgente le besoin de sécurité et d'assistance mutuelle. Dans ces troupeaux, la propriété était collective et les femmes communes, et les nécessités économiques firent naître les coutumes qui formèrent la première morale. La seconde période commence par l'invention de l'agriculture, l'épargne des premiers capitaux mobiliers, la constitution d'Etats politiques ayant pour objets l'exploitation régulière d'un territoire et de sa population et l'extension de cette exploitation par voie de conquête. Alors apparaissent la propriété foncière et la petite industrie et se développent une série de phénomènes économiques d'une importance considérable la division du travail, l'échange, le prêt, la monnaie. Un changement correspondant s'opère dans la famille en individualisant la possession des femmes et des enfants. En même temps, il devient avantageux de s'approprier l'homme lui-même, et l'esclavage prend naissance. Mais, pendant cette période,la grande forme de la concurrence fut la guerre. La guerre était justifiée par la présence des tribus sauvages qui entouraient de tous côtés ces sociétés progressives: il s'agissait non seulement de se défendre contre elles, mais de leur enlever les domaines qu'elles occupaient et de les joindre aux terres cultivées. Bientôt la guerre devint le mobile principal de l'action des Etats, et la concurrence politique, qui succédait à la concurrence ani

male, fut le véhicule principal du progrès au sein des Etats fondés sur la petite industrie. Il fallait en effet, pour la faire avec succès, être plus fort que les autres, plus fort par la vigueur corporelle, par l'intelligence, par les armes, par les ressources de toute espèce. Alors aussi les diverses sortes de tutelle et de servitude prirent une grande extension, l'Etat étant obligé en maintes circonstances de sacrifier les libertés individuelles à sa propre force, au salut commun. Dans ces luttes de la concurrence, la victoire appartient aux plus aptes, les plus faibles et les moins capables succombent ou sont assujettis à la domination des plus forts.

Cet âge de la petite industrie et de la concurrence politique s'est prolongé, pour ainsi dire, jusqu'à nos jours. Il est difficile de marquer d'une manière précise le moment où l'ère de la grande industrie et de la concurrence industrielle succède à l'ère précédente : l'invention de la machine à vapeur, la transformation du matériel de locomotion par la vapeur et l'électricité, celui du matériel de guerre par l'introduction des armes à tir rapide et à longue portée fourniront plus tard des points de repère pour la séparation des deux périodes. Mais déjà les vices inhérents au régime ancien avaient préparé le régime nouveau. Depuis longtemps, les peuples civilisés n'avaient plus rien à craindre des tribus barbares, et, entre eux, la guerre cessait d'être profitable et de couvrir ses frais. Un nombre de plus en plus grand d'hommes devenaient capables du self government et les tutelles et servitudes imposées par l'Etat perdaient de plus en plus leur raison d'être. La concurrence qu'élevaient les partis au sein des corps politiques, les dissidents au sein des associations religieuses, les inventions au sein des corporations industrielles bouleversèrent profondément l'ancien état de choses. Tout était donc prêt pour la concurrence industrielle universalisée qui, tout en étendant à tous les peuples du globe les maux qui peuvent frapper quelques-uns d'entre eux, a les conséquences les plus avantageuses: elle a pour résultat en effet de réaliser la division du travail et la spécialisation économique de la multitude des branches de l'industrie humaine dans les régions où elles trouvent les meilleures conditions de fonctionnement, de généraliser l'application de tous les progrès qui augmentent la puissance productive de l'homme et enfin de diminuer et de compenser l'inégalité des avantages naturels des différentes régions de notre globe. Mais ce régime nouveau est loin d'avoir triomphé il se trouve en lutte avec les coutumes anciennes, et de là la crise dont souffre la société moderne.

Cette crise forme l'objet du livre VI. M. de Molinari attribue la crise à deux causes principales: 1° L'incapacité du self govern

ment chez le plus grand nombre des individus émancipés avant d'être mùrs pour la liberté, à une époque où les changements provoqués par le progrès exigeaient au contraire une augmentation correspondante de la capacité de se gouverner soi-même. La plupart de ces émancipés, outre le manque de capacité, étaient privés du capital nécessaire pour fonder ou diriger une entreprise. Ils étaient obligés d'emprunter pour exerter une industrie ou bien d'échanger leur travail contre un salaire. Or le prêt à intérêt et le salariat sont des contrats parfaitement justes et utiles quand les conditions en sont librement débattues; mais ce débat n'est possible que dans un état d'équilibre qui ne peut être obtenu que par la mobilité du capital et du travail. Cette mobilité n'existant qu'à un degré insuffisant, le résultat a été un développement extraordinaire du prêt à usure et la location du travail à des conditions léonines qui permet taient à peine au travailleur de subvenir aux premières nécessités de la vie, à plus forte raison de remplir complètement l'ensemble de ses devoirs. 2o Le maintien de la servitude ou sujétion politique à une époque où, ayant cessé d'avoir sa raison suffisante dans la défense de la civilisation, elle est devenue un instrument d'exploitation et de corruption. A ces causes se joignent en seconde ligne les pertes, dommages et perturbations temporaires qu'il est dans la nature du progrès d'occasionner et l'insuffisance de la tutelle de l'Etat, qui s'est substituée à l'ancienne tutelle de l'esclavage, du servage et des corporations. L'auteur accuse la Révolution d'avoir causé la plupart de ces maux, en opérant d'une manière aveugle et violente des réformes qui auraient exigé une action lente et graduelle et en conservant à l'Etat toute son omnipotence, se bornant à la transférer d'un parti à l'autre et d'en faire, par l'impôt et les monopoles de toute espèce dont il est la source, un moyen d'exploitation au profit du parti qui la détient. Mais il pense que cette décadence ne saurait être universelle, qu'il y a une limite fiscale des impôts, que l'excès même des dépenses publiques appellera un remède, et que ce remède, l'opinion, qui, elle aussi, est sujette à bien des fluctuations et des imperfections, finira par le trouver et l'imposer.

Le septième et dernier livre enfin est destiné à retracer à grands traits l'ordre nouveau qui est en voie de naître de la concurrence industrielle universalisée et de la grande industrie. La révolution silencieuse, préparée par le lent travail des siècles, a éclaté dans le nôtre. Ce qu'elle est en train de constituer, c'est un immense << Etat économique », dans lequel est entrée déjà, au moment où nous sommes, la généralité des hommes civilisés, dans lequel l'espèce

humaine tout entière est destinée à entrer. La solidarité s'établit entre toutes les nations du globe, et avec elle marche de front l'internationalisation des capitaux et du travail. Le résultat final de cette unification des marchés sera de rendre la production de plus en plus abondante et moins chère et la répartition de plus en plus utile. Dans ces conditions, les inimitiés nationales s'effaçent. Pour l'agriculteur, l'industriel, le commerçant, le capitaliste et l'ouvrier, il n'y a plus de Français, d'Anglais, d'Allemands, de Russes ou de Chinois : il n'y a que des clients et des fournisseurs parmi lesquels ils n'établissent aucune différence. Cette solidarité d'intérêts entre les échangistes a pour conséquence naturelle de faire naître insensiblement parmi eux des sentiments de sympathie. Il se crée une opinion nouvelle qui tend à provoquer, en vue de ce progrès nouveau, la rénovation des coutumes et des lois. Déjà la multitude, qui vit des industries de concurrence, est convaincue que la guerre est devenue une nuisance universelle. La même opinion aura pour effet de faire disparaître les autres nuisances provenant de l'état arriéré des gouvernements politiques. Il en est deux principales. La première provient des privilèges, monopoles, meşures protectrices de toute espèce dont profitent certaines classes. de la société au détriment de toutes les autres, et surtout de la situation privilégiée de la classe gouvernante, qui lui permet d'imposer ses services et ses produits à l'ensemble de la nation sans être obligée d'en débattre le prix. Sauf pour les articles monopolisés par l'Etat, tels que le tabac, les allumettes, etc., les frais des services de l'Etat sont payés par l'impòt, dont les charges deviennent de plus en plus accablantes sans que l'utilité des services augmente dans la même proportion. La seconde des nuisances provient de ce que le self government est accordé à beaucoup d'individus incapables de l'exercer. Ces nuisances aussi doivent disparaître peu à peu. On peut imaginer un Etat où, au lieu d'être rétribués au moyen du mécanisme compliqué de l'impôt, les services du gouvernement le soient à la manière des produits et des services de la généralité des industries; où chacun, payant directement, comme s'il s'agissait d'une assurance contre l'incendie, le montant de l'assurance de sa vie, de sa liberté et de sa propriété, sache exactement ce qu'il paie et ne soit plus exposé à payer au delà de ce qu'il doit; où l'industrie gouvernementale, soumise au régime de la concurrence économique, soit obligée d'abaisser ses prix au niveau des frais de production. Si, dans cet Etat, l'opinion arrivait à se rendre compte du mal que produisent la paresse, l'intempérance, l'esprit d'insubordination et de révolte des ouvriers, l'avidité sans scrupule des patrons, l'improbité des négociants d'une région quel

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