Page images
PDF
EPUB

l'octroi des pensions; il faudra une révision fréquente des droits; mais surtout, et c'est là le côté le plus important de la question, il faudra prévenir les accidents.

La loi a eu pour but principal,à l'origine,de remédier au mal produit; elle aura en réalité, mais indirectement, ce résultat heureux d'empêcher dans une large mesure le mal de se produire.

Partout des règlements pour prévenir les accidents sont édictés, partout des inspecteurs sont nommés pour faire appliquer ces règlements, et, chose plus intéressante encore, grâce à l'initiative de la corporation de la brasserie, l'une de celles qui ont à ce point de vue les charges les plus lourdes, il s'organise à Berlin pour 1889 une Exposition générale des mesures préventives contre les accidents.

L'élan donné par cette corporation spéciale s'est étendu dans toute l'Allemagne; l'État et l'Office impérial d'assurance ont pris cette position sous leur actif patronage, et cette entreprise semble assurée du succès le plus complet.

Le résultat le plus heureux de la loi allemande sera donc non pas d'assurer des pensions aux malheureuses victimes, mais de diminuer leur nombre en faisant sentir aux patrons l'obligation de faire tout pour prévenir les accidents.

M. Ernest Brelay désire simplement citer deux faits qui éclairent certains côtés de la question.

M. A. Gibon, directeur des usines de Commentry, a sous ses ordres un personnel d'environ 1.500 ouvriers.

Un jour, ayant à faire exécuter, en dehors des travaux ordinaires de son usine, une réparation, il s'adressa à un petit entrepreneur du pays, qui lui envoya un ouvrier. Celui-ci se laissa choir d'une certaine hauteur et fut grièvement blessé. M. Gibon, par pure bonté, releva le pauvre diable, le fit admettre à l'hôpital et paya même les frais de traitement comme s'il se fùt agi d'un de ses propres ouvriers. Le blessé resta partiellement invalide. On lui conseilla de demander à celui qui l'employait une forte indemnité, et c'est à la compagnie de Châtillon et Commentry qu'il s'adressa judiciairement pour cela. Devant le tribunal, M. Gibon eut beau dire que l'homme n'était pas à son service et qu'il n'avait travaillé chez lui que pour le compte d'un tiers: il fut condamné successivement, en première instance et en appel, à servir à l'ouvrier une pension viagère de 900 francs.

Le motif invoqué par le juge fut que M. Gibon avait prouvé qu'il considérait bien le blessé comme lui appartenant, puisqu'il lui avait

prodigué les meilleurs soins jusqu'à ce qu'il sortit de l'hôpital, qu'il avait veillé sur lui et sur sa famille et avait fait des dépenses équivalant à une reconnaissance tacite de sa responsabilité !

Depuis, un légiste a dit à M. Brelay que ce jugement représentait une sorte de jurisprudence établie.

Une autre fois, ce fut bien dans l'exercice de ses fonctions qu'un ouvrier de métallurgie, à l'usine mème, fut atteint aussi gravement que le précédent. Par une imprudence dont personne ne contesta l'absurdité, il plaça son pied dans un endroit dangereux: le membre fut atteint, raboté, broyé et finalement amputé.

Cette fois plus que jamais, rien ne manqua à la victime pour adoucir sa situation: la direction de Commentry, bien qu'innocente de l'événement, fit tout son devoir et plus que son devoir.

L'ouvrier, une fois rétabli, rentra à l'usine et fut chargé de fonctions un peu subalternes, à salaire réduit, telles qu'on pouvait en confier à un homme privé d'un membre.

D'abord très reconnaissant envers la Compagnie, l'invalide ne tarda pas malheureusement à écouter de mauvais conseils et attaqua en justice M. Gibon.

Mais le juge se prononça contre le demandeur, tous les témoignages étant contre lui.

Si la législation actuelle est transformée dans les conditions que le Parlement se prépare à discuter, il est permis de douter qu'on arrive à lui donner un caractère beaucoup plus impartial et plus efficace que ce qui existe. Le défaut de la plupart des projets de loi que l'on présente actuellement est de prétendre favoriser exclusivement certains travailleurs comme si chacun n'était pas plus ou moins un travailleur.

Qu'on cesse donc de vouloir légiférer à tort et à travers sur toutes choses. Est-ce que l'État intervient dans les assurances maritimes? Et-ce que l'intérêt individuel n'y suffit pas? Que les patrons s'assurent contre les accidents dont ils seront rendus responsables, que les ouvriers en fassent autant à l'encontre de leurs propres risques, mais qu'on ne réclame pas plus l'intervention de l'Etat en ce cas que pour les questions de salaires. Nous avons l'article 1382 du Code civil: il doit suffire, et l'on y peut ajouter simplement quelques facilités de procédure.

Les réformes, dont on parle à tout bout de champ, représentent presque toujours des atteintes à la liberté et au droit commun.

M. Emile Muller, fondateur de l'Association des industriels de France pour prévenir les accidents de fabriques, rappelle les services

rendus par l'institution de ce genre fondée jadis à Mulhouse par Engel-Dollfus.

C'est en 1883 que M. Émile Muller proposa à un certain nombre d'industriels de Paris de constituer une société dont les adhérents profiteraient de l'organisation que voici : leurs ateliers seraient visités régulièrement par des ingénieurs au courant des conditions du travail dans chaque industrie et chargés d'indiquer à chaque sociétaire, dont l'attention et la vigilance sont souvent émoussées par l'habitude et la pratique des mêmes opérations, les précautions à prendre et les installations à adopter pour prévenir les accidents.

Dès le début, M. É. Muller trouva 40 ou 50 adhérents. Maintenant, les sociétaires se comptent par centaines (500 patrons, employant 60.000 ouvriers); des groupes semblables à celui de Paris se fondent déjà dans les grandes cités industrielles, et ce qui n'avait été créé d'abord que pour Paris est devenu l'Association des industriels de France. L'Association vient d'être reconnue comme établissement d'utilité publique.

Déjà le nombre des accidents de fabriques se trouve réduit de 40 à 50 0/0.

Ces inspections, par des ingénieurs attachés à l'Association, sont complétées par la publication de nombreuses brochures, éminemment pratiques, claires, simples, abrégées, où sont expliqués les dangers de telle ou telle industrie ou de tels ou tels appareils, les précautions à prendre, etc., etc.

Entre autres, M. E. Muller cite les suivantes, qui donneront une idée de cette utile propagande destinée à l'édification des industriels : Instruction pratique sur l'emploi des enfants et des filles mineures dans l'industrie, Instruction sur les transmissions et le maniement des courroies, Instruction sur l'emploi des meules et leurs dangers, Instruction sur les moteurs industriels, leur mise en marche et leur arrêt, etc., etc.

L'Association s'adresse aussi aux ouvriers: elle a rédigé à leur intention et elle fait placarder à profusion dans les ateliers des affiches bien lisibles, bien claires, bien courtes, résumant d'une manière saisissante les dangers spéciaux de leur travail et les précautions essentielles pour s'en préserver.

Il y a là, en somme, toute une série de mesures dont les effets se sont déjà fait nettement sentir, comme le montre la statistique des accidents. Et, comme le fait remarquer M. Muller en terminant, tout ce bien a été réalisé par l'initiative privée, toute seule, sans aucune intervention de l'État.

N'est-ce pas là, en somme, le meilleur de tous les systèmes d'as

surances contre les accidents, pour les ouvriers et les patrons, système consistant à prévenir les accidents eux-mêmes, au lieu de chercher simplement à les réparer du mieux qu'on le peut quand une fois ils se sont produits?

M. Gustave Roy félicite M. Émile Muller des résultats déjà obtenus par l'initiative de quelques hommes dévoués. Il n'en est pas moins d'avis que la loi doit intervenir dans les fabriques lorsque la responsabilité des patrons est établie. La loi doit même être sévère. Mais que l'État se fasse assureur, voilà ce que M. G. Roy ne saurait

admettre.

Si, en Allemagne, on tend de plus en plus à la généralisation du socialisme d'État, il faut laisser, chez nous, subsister les responsabilités individuelles, spécialement celle du patron vis-à-vis de l'ouvrier.

L'orateur rappelle alors l'insuccès de la Caisse fondée en France, en 1868, pour l'assurance par l'État contre les accidents. En 1885, cette Caisse comptait à peine 1.230 assurés! Sur ce nombre, il y avait 800 pompiers, 29 gardes municipaux et à peine 200 et quelques ouvriers.

C'est aux compagnies privées, mutuelles ou autres, à se charger de ces assurances dans lesquelles l'État n'a rien à voir.

M. Limousin est complètement d'avis, comme M. Roy, que le système de la Caisse fondée en 1868 est en contradiction avec l'économie politique libérale.

Néanmoins, on peut se demander si, en cette grave question des accidents du travail, il y a lieu à l'intervention de l'État, et si l'assurance doit être rendue obligatoire. L'orateur ne dit pas nettement pour quel système il se prononce, bien qu'il semble partisan de l'assurance obligatoire.

Quant à l'Association dont M. Émile Muller a parlé, M. Limousin ne voit pas trop pourquoi l'on veut en faire un mérite aux patrons. S'ils y entrent, dit-il, c'est simplement par crainte des procès et des condamnations. Là apparait quand même, quoique indirectement, l'intervention de l'État par les lois qui déterminent et mettent en jeu les responsabilités des chefs d'industries.

Ce qui pousse encore ceux-ci dans cette même association, c'est aussi la crainte d'une législation nouvelle, plus précise, plus sévère

contre eux.

En réalité, suivant M. Limousin, il faut que les accidents soient « à la charge du travail lui-même et non pas à la charge du patron 18

4a SÉRIE, T. XLII.

15 mai 1888.

ni de l'ouvrier ». Et il faut, dit-il, un système d'assurance obligatoire qui permette l'application de cette répercussion toute particulière.

M. Frédéric Passy, vu l'heure avancée, ne cherchera pas ce que peut vouloir dire M. Limousin quand il parle de faire supporter les conséquences des accidents, non plus par le patron ou par l'ouvrier, mais par le travail. Il ne voit pas bien ce que peut être le travail en dehors de celui qui l'exécute et de celui qui le paie.

M. F. Passy trouve qu'on n'a peut-être pas beaucoup abordé la question même qui se trouvait posée devant la Société. On n'a rien dit, ou presque rien, soit pour appuyer, soit pour combattre cette idée, sur laquelle se fondent diverses législations étrangères et dont se réclament les auteurs de divers projets en France, que les accidents dans le travail sont un risque professionnel dont la réparation incombe d'une façon générale à l'entrepreneur ou au patron. Devant la Société, tout au moins, il semble à M. Passy que cette question reste entière.

Il ajoute, sans se prononcer quant à présent sur ce premier point, que, fût-il résolu et fût-on en principe tombé d'accord que le risque professionnel est à la charge du patron, il resterait, pour passer utilement à l'application, à déterminer à quelles catégories d'ateliers doit s'étendre la présomption de responsabilités ainsi entendues et quelles catégories d'accidents peuvent y donner lieu. Entendra-t-on par patrons tombant sous l'application de la loi nouvelle les seuls directeurs de grands établissements tels qu'usines, mines, carrières ou chantiers? Y fera-t-on rentrer les agriculteurs, les petits industriels, les artisans travaillant par eux-mêmes avec leurs ouvriers et participant personnellement aux mêmes risques; et, si l'on fait des distinctions, sur quoi les fondera-t-on? Le risque professionnel comprendra-t-il tous les accidents arrivés dans l'exercice du métier : celui d'un tailleur, par exemple qui, par maladresse ou parce qu'il a pris trop de petits verres avant d'entrer à l'atelier, se sera enlevé le bout des doigts en coupant de travers une pièce d'étoffe, etc., etc.?

Bien qu'arrivés dans la profession, ces accidents tout personnels ne peuvent avoir le caractère de généralité, d'impersonnalité qui seul peut justifier la mise du risque à la charge de la profession. Ces exemples, qu'il serait facile de multiplier, suffisent pour montrer combien la question est délicate, et les orateurs précédents ne l'ont pas résolue.

Et pour celui qui travaille seul ou, ainsi qu'il vient d'être dit, avec les ouvriers qu'il emploie, et qui étant victime comme eux du risque

« PreviousContinue »