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leur paresse et qu'ils réunissent, d'autre part, des approvisionnements afin de pouvoir consacrer pendant un certain temps toute leur force à faire leur canot. Au bout d'une certaine période, la tribu est divisée en deux parties des hommes intelligents et prévoyants qui possèdent des canots parce qu'ils ont eu assez de force de volonté pour en construire; d'autres hommes, moins bien doués, qui n'en ont pas. Ceux-ci font naturellement des pêches moins fructueuses que ceux-là ; ils sont moins riches. »

Le second morceau est relatif à l'Etat et il s'adresse au troupeau, hélas! de plus en plus nombreux des statolâtres.

« Quelques économistes allemands ont soutenu que la fonction de l'Etat dans une société est analogue à celle du cerveau dans l'organisme humain ce serait par excellence l'appareil de coordination et de direction; les individus seraient vis-à-vis de l'Etat dans cette situation tout à fait inférieure où se trouvent, dans le corps humain, les organes spéciaux de nutrition ou de relation par rapport au cerveau.

« C'est une regrettable manie que celle de vouloir introduire partout la physiologie: on se livre ainsi à des assimilations inexactes et les idées y perdent en netteté. Il n'y a aucune similitude à établir entre les cellules du corps humain, qui n'ont qu'une vie végétative, et les individus, qui sont susceptibles d'intelligence, de moralité et de liberté. Dans le corps humain, le système nerveux et particulièrement le cerveau, qui en est l'expression suprême, est le seul centre de la volonté et de la pensée : le pied ni la main ne pensent ni ne veulent. Dans une société, tout individu peut être aussi bien doué de pensée, de moralité, de prévoyance, que l'Etat. Les molécules du cerveau sont, dans le corps de l'homme, composées d'une autre matière que les molécules du pied ou de la main ou de l'estomac; au contraire, les molécules qui forment l'Etat concret et dirigeant ne sont pas d'autre nature que les autres molécules sociales.

« L'Etat est un organisme qui est mis dans la main de certains hommes; il ne pense pas et il ne veut pas par lui-même: il ne pense et ne veut que par la pensée et la volonté des hommes qui successivement pensent et veulent en son nom. Or les hommes qui détiennent les pouvoirs publics, c'est-à-dire qui représentent l'Etat, n'ont pas une structure physique ou mentale différente de celle des autres hommes. Ils n'ont aucune supériorité naturelle, innée ou inculquée par la profession même. L'Eglise peut enseigner qu'un homme faible, revêtu du sacerdoce, est transformé et jouit de grâces divines. La société démocratique ne peut prétendre que les individus portés au pouvoir et qui forment, au moins momentanément, l'Etat, qui sont l'Etat légiférant et

agissant, possèdent, pour les préserver de l'erreur, des préjugés ou des passions, des grâces surnaturelles d'aucune sorte. »

Nous nous arrêterons à ces citations, en nous bornant à ajouter que le Précis de M. Paul Leroy-Beaulieu peut être rangé au nombre de nos meilleurs ouvrages de vulgarisation. S'il n'a pas toute la rigueur scientifique qu'on pourrait souhaiter, s'il ne présente pas un corps de doctrines solidement liées, il renferme, en revanche, exposé d'une manière pratique et rendus accessibles au grand nombre, l'ensemble des notions et des faits économiques, et il inspirera certainement à ceux qui le liront l'envie d'étudier plus à fond l'économie politique.

G. DE MOLINARI.

DU PONT DE NEMOURS ET L'ÉCOLE PHYSIOCRATIQUE, par SCHELLE.
Un vol. in 8°. Paris, Guillaumin et Cie.

Ce volume est l'œuvre d'un esprit modeste et solide, qui connaît bien son sujet et le traite avec une rare compétence. C'est un bon, un excellent livre.

La biographie de Du Pont de Nemours a été plusieurs fois écrite, sans causer aux lecteurs une impression bien vive. Quoi d'étonnant? Les incidents de la vie de cet homme n'avaient rien de bien extraordinaire et il n'avait jamais occupé le premier rang: on savait qu'il avait été l'ami de Quesnay et de Turgot, qu'il avait prêté à celui-ci l'appui de sa plume et de sa parole, puis porté et soutenu ses idées dans l'Assemblée Constituante. On savait que pendant toute sa longue vie, il n'avait cessé d'être un citoyen éclairé, courageux et honnête, mais vaincu ! C'était tout.

M. Schelle est allé plus loin. Il a compris que Du Pont avait été pendant toute sa vie le porte-drapeau et la personnification de l'école physiocratique et jugé avec raison que la biographie de l'homme était inséparable de celle de l'école : il a écrit l'une et l'autre en même temps avec une rare compétence.

Ce n'était pas une entreprise facile à réaliser. Il fallait éviter l'écueil des renseignements personnels trop abondants et celui d'une exposition doctrinale obscure à force de prolixité. Il fallait aussi se garder des jugements prématurés, des descriptions oiseuses et de défauts aimables chers à nos contemporains. Il fallait surtout étudier à fond la pensée intime des physiocrates, leur rôle dans la société de leurs temps et leur influence dans notre histoire.

M. Schelle a satisfait à toutes ces conditions et son livre, qui nous dit beaucoup, nous suggère bien davantage.

Tout le monde sait que l'école physiocratique a été le berceau de

l'économie politique, conclusion naturelle de tout l'effort philosophique du siècle dernier. On sait que, loin de limiter ses recherches à la formation et à la distribution des richesses, elle a cherché aussi les conditions fondamentales de l'ordre social. Elle s'est présentée, presque dès l'origine, comme une doctrine politique et de gouvernement. Arrivée promptement au pouvoir, elle y a soulevé l'opposition de tous les intérêts privés coalisés contre l'intérêt public. Un moment vaincue, elle a reparu dans la révolution, et c'est à elle que nous devons les principes libéraux qui figurent dans les déclarations des droits et dans les grandes lois de l'époque. Mais là, elle a rencontré des adversaires nouveaux et bruyants, les niveleurs, et a été vaincue dans l'opinion par eux et par les partisans de l'ancien régime. Les physiocrates étaient en même temps une école et un parti politique; en cette dernière qualité, ils ont dû subir les insultes, les sarcasmes et les déda ins de leurs nombreux ennemis, sans être défendus ni même compris par ceux dont ils avaient surtout défendu les intérêts, les commerçants et les pauvres gens.

Du Pont a, pendant tout le cours de sa vie, personnifié cette école. Il a survécu aux fondateurs, Quesnay et Turgot, et a combattu longtemps après que des collaborateurs de la première heure s'étaient découragés ou avaient abandonné le drapeau. Il a eu la douleur de voir les nouveaux économistes dédaigner les travaux de leurs devanciers et attribuer à tort à Adam Smith l'honneur d'avoir fondé la science et le louer surtout pour en avoir restreint le champ.

Ainsi les travaux des physiocrates étaient considérés comme non avenus et l'économie politique, répandue naguère par eux sur toute l'Europe, devenait en France une importation d'origine étrangère !

Ces circonstances donnent à la biographie de Du Pont un grand et profond intérêt, bien senti par M. Schelle.

On a jugé ou plutôt condamné les physiocrates dans leurs doctrines sur quelques erreurs auxquelles ils se sont trop attachés au commencement. On a pu aller plus loin et dire : « La plupart des propositions incontestables soutenues par eux avaient été énoncées avant eux, plusieurs fois, en divers pays; ce qui leur appartient en propre est formulé en termes erronés ; donc ils n'ont rien fondé. » Nous répondrons qu'ils ont été les premiers à déclarer que les phénomènes de formation et de distribution des richesses étaient régis par des lois naturelles qu'il importait d'étudier en suivant la méthode scientifique; que lorsqu'on réunit, comme eux, en un faisceau systématique, des propositions jetées au hasard des discussions pendant des siècles en les séparant de maintes notions fausses auxquelles elles étaient mêlées, on fait une œuvre essentiellement scientifique. Sans doute, le siècle qui a passé sur

leurs travaux a modifié et rectifié leurs propositions à ce point qu'un bien petit nombre d'entre elles subsiste encore aujourd'hui ; on en peut dire autant de celles d'Adam Smith et de ses successeurs. Lorsque nous considérons les doctrines des physiocrates en action, dans la pratique, nous voyons qu'elles dépassaient beaucoup tout ce qu'ils avaient énoncé dans leurs écrits didactiques : c'est grâce à ces doctrines que la révolution française a marqué une date dans l'histoire au lieu d'y figurer comme une simple révolte. C'est à elles que nous devons ces déclarations et ces lois, où se trouvent, à côté de quelques erreurs venues d'ailleurs, les principes constitutifs de la société moderne et, en particulier, celui de la liberté du travail.

La civilisation doit infiniment plus aux travaux des physiocrates qu'on ne le croit vulgairement et elle leur devrait bien plus encore si la parole de Du Pont avait été plus écoutée par l'Assemblée Constituante. Mais s'il n'a pas triomphé, on ne peut lui reprocher d'avoir manqué à sa cause il a combattu de toutes ses forces les excès de législation et les empiètements des intérêts particuliers sur l'intérêt public que nous combattons encore aujourd'hui, et qu'il faudra toujours combattre.

Si au lieu de jeter sur l'œuvre des physiocrates un regard dédaigneux, les économistes qui leur ont succédé s'étaient rattachés à leur école et l'avaient continuée, tout en corrigeant ses erreurs, ils auraient eu plus de force devant l'opinion et obtenu une autorité qu'elle n'accorde jamais aux œuvres purement individuelles. On aurait été plus juste et on aurait mieux fait comprendre au public qu'une science est une œuvre collective, qui s'élève lentement au moyen de critiques incessantes et de corrections successives, au milieu desquelles, à mesure que la vérité se dégage, tout ce qu'il y a de personnel dans les travaux des divers ouvriers disparaît. Peut-être, si l'on avait suivi cette voie, aurait-on constitué ce qui a toujours manqué en France, un parti libéral.

A ne considérer les physiocrates que sous leur aspect doctrinal et didactique, il faut reconnaître que la science spéciale leur doit beaucoup plus que ne l'ont dit nos devanciers. Il serait facile de relever, dans le volume de M. Schelle seulement, des passages où sont exprimées des idées arrêtées et correctes sur des matières auxquelles on suppose qu'ils n'avaient pas pensé sur la rente foncière, sur la population et les débouchés, par exemple.

Ont-ils eu tort de vouloir sortir du domaine spécial assigné plus tard à l'économie politique et d'embrasser dans leurs études la science sociale tout entière ? Nous ne le pensons pas. Peut-être cette conception de la science était-elle prématurée et surtout dangereuse au point de vue du succès dans l'application, mais elle était indubitablement plus scientifique que celle qui consiste à étudier séparément une branche de

l'activité humaine, sans s'occuper des autres branches de la même activité. On le comprendra mieux à mesure que l'on sentira davantage la nécessité de séparer, dans l'étude des choses sociales, la science de l'application.

Revenons au livre de M. Schelle. Il nous montre beaucoup mieux qu'aucune des publications antérieures sur le même sujet la pensée et le développement de l'école physiocratique. Il nous raconte ses travaux, nous montre ses succès amoindris par la médiocrité de ses écrivains, par leur ton dogmatique et sectaire, leurs longueurs, leur obscurité. Mais il nous montre en même temps leur désintéressement, leur amour du bien public, leur courage en face des intérêts privés coalisés contre l'intérêt de tous et surtout des pauvres gens, leur passion pour la justice. Leur erreur a été de s'attacher, comme tous leurs contemporains, à des doctrines de droit naturel mal définies et de professer, comme Du Pont, un optimisme trop démenti par l'histoire. Ils n'en furent pas moins des hommes utiles et de grand cœur.

Du Pont, qui occupe la première place dans le livre de M. Schelle, est remarquable entre eux tous. Il n'a pas la haute et pénétrante intelligence de Turgot; il n'a pas davantage l'attention patiente et le calme d'Adam Smith. C'est un homme d'action, un batailleur, un journaliste qui improvise et, sous l'impression du moment, jette pêle-mêle des sentiments et des idées, sans se donner le temps de choisir, de distinguer, de classer, de donner à sa pensée l'expression la plus claire et la plus énergique. Les idées qui se pressent dans son cerveau sont nombreuses, mais elles se précipitent toutes à la fois, s'empêchent en quelque sorte les unes les autres, et se présentent au lecteur dans un état de confusion qui le fatigue. Il y a cependant de beaux fragments dans cette œuvre abondante et M. Schelle les a presque tous placés dans son livre.

Il s'est aussi attaché à l'homme dont il étudiait la pensée et racontait la vie. Pouvait-il en être autrement? Des idées élevées, une activité soutenue et toujours louable, une vivacité enjouée, de la bonne humeur, même dans les plus cruelles épreuves, des actes de courage nombreux, la passion de la justice et de la liberté, l'amour des hommes; voilà Du Pont. Cet écrivain, cet orateur qui a traversé les temps les plus troublés, combattu sans relâche pendant cinquante ans et rencontré tant de contradicteurs n'a pas eu un ennemi.

Remercions M. Schelle de nous avoir donné une bonne biographie de Du Pont, qui est en même temps une bonne histoire de cette école physiocratique, si tristement oubliée chez nous. M. Schelle a apporté dans ce livre la haute et froide impartialité de l'histoire. Il voit juste, raconte bien, mais se contient, comme s'il craignait d'abuser des citations, des anecdotes et des réflexions personnelles. Grâce à cette sobriété

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