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res nullius et tombera dans le domaine commun. » M. Villey pense toutefois que le législateur a pris un arrangement à la fois plus moral et plus conforme à l'utilité sociale en présumant la volonté tacite des citoyens qui meurent et en transmettant leur succession à leurs plus proches parents.

La deuxième conséquence que M. Villey tire de ses prémisses, c'est que la dévolution héréditaire doit s'arrêter là où la présomption de volonté fait défaut, car elle n'a plus de raison d'être.

Et il n'hésite pas à déclarer que, suivant lui, la présomption de volonté qui fonde la vocation héréditaire cesse bien avant le douzième degré et que l'on se conformerait au sentiment de la majorité des hommes en s'arrêtant au sixième degré, aux cousins issus de germains.

De cette manière, la dévolution ab intestat reposerait sur une réalité et non sur une fiction contraire à la vérité des choses.

Au point de vue financier, cette réforme aurait peu d'importance. D'après les chiffres publiés annuellement par la Direction générale de l'enregistrement dans le Bulletin de statistique du ministère des finances, les valeurs successorales tarifiées au droit de 8 0/0 en principal, c'est-à-dire toutes les successions entre parents du quatrième au douzième degré, représentaient en bloc en 1886, comme en 1885 d'ailleurs, un capital de 103 millions de francs. Mais les renseignements fournis par l'administration à M. Villey montrent que la dévolution testamentaire serait des trois quarts pour cette nature d'hérédités, qui ne se transmettraient ab intestat que jusqu'à concurrence d'un quart. Les valeurs successorales comprises dans ce dernier quart ne s'élèveraient donc qu'à 25 millions de francs. Si l'on en déduit les successions dévolues au cinquième et au sixième degré (celles-ci représentent probablement une grosse part) et les sommes revenant au conjoint survivant, et si l'on tient compte de ce que la réforme développerait l'habitude de tester, on reconnaîtra que cette réforme amènerait à peine quelques millions dans les caisses de l'État.

Mais elle aurait des conséquences d'ordre moral très importantes. Elle donnerait au conjoint survivant un rang meilleur, en lé faisant venir après les parents au sixième degré au lieu de le reléguer après les parents au douzième degré.

Elle obligerait à respecter beaucoup de testaments qui tombent aujourd'hui sous un vice de forme ou quelque autre nullité, sur l'instance de quelque parent du huitième ou du dixième degré que le défunt ne connaissait pas ou qu'en tous cas il voulait exclure de sa succession. Une source abondante de procès serait ainsi tarie.

Une autre conséquence de la réforme serait de supprimer des gains attribués en quelque sorte par la voie du sort et qui ne peuvent avoir de bons effets au point de vue moral et économique, l'homme étant naturellement porté à gaspiller les biens acquis sans effort.

Une dernière conséquence de la réforme, et c'est à celle-là que M. Villey attache le plus de prix, serait de développer la pratique de tester. Le testament n'est-il pas l'acte dans lequel l'homme apprécie les choses de la manière la plus saine, la plus désintéressée ? N'est-ce pas l'acte qui éveille, avec la pensée de la mort, les idées de justice et de charité? Or, souvent, l'homme a peur du testament. On se rappelle ce caractère de La Bruyère : « Géronte meurt de caducité et sans avoir fait ce testament qu'il projetait depuis trente années dix têtes viennent ab intestat partager sa succession. Il ne vivait, depuis longtemps, que par les soins d'Astérie, sa femme, qui, jeune encore, s'était dévouée à sa personne, ne le perdait pas de vue, secourait sa vieillesse et lui a enfin fermé les yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien pour pouvoir se passer, pour vivre, d'un autre vieillard. » — Ce Géronte, nous l'avons tous rencontré dans le monde; il n'est que trop connu! Mais si l'homme a peur du testament, il est une chose dont il a généralement plus de peur encore: c'est de laisser ses biens tomber en déshérence.

L'État, comme successeur, n'est pas persona grata. L'homme ne songe pas à tester parce que la loi s'est chargée de régler la succession ab intestat pour ainsi dire in infinitum. Mais, le jour où la dévolution héréditaire ab intestat aura reçu des limites plus étroites, l'homme regardera autour de lui et, s'il ne trouve pas son héritier, il prendra la peine d'écrire : « Ceci est mon testament », et il songera aux pauvres, aux infirmes, à une œuvre de bienfaisance en souffrance auprès de lui, à l'intérêt public.

La restriction de l'hérédité ab intestat serait une réforme juste et utile, sans grande importance au point de vue financier. Cependant elle procurerait quelques millions au Trésor. On a proposé à la Chambre que ce produit « soit affecté à des œuvres d'instruction, de science ou d'assistance dans le département du domicile du de cujus ».

M. Villey pense que c'est à l'Etat, c'est-à-dire à la communauté, que doivent revenir les successions en déshérence, le domicile du défunt n'étant pas nécessairement le lieu où se trouvent ses affections. Finalement, dit-il, la réforme qui consisterait à ne pas étendre au delà du sixième degré la dévolution héréditaire ab intestat se recommande surtout à cause des effets moraux que l'on peut raisonnablement attendre de son application.

M. Léon Philippe rappelle qu'avant la Révolution française, le droit coutumier n'admettait aucune limitation de l'hérédité en ligne collatérale, que la loi du 21 nivôse an II maintint cette disposition, qu'il en fut de même de la première rédaction du Code civil. La loi du 21 nivôse disait, en son article 77: « La représentation a lieu jusqu'à l'infini en ligne collatérale ». On s'explique très bien que les rédacteurs du Code civil n'aient pas osé passer brusquement de l'infini au quatrième ou même au sixième degré; mais c'était déjà quelque chose que d'entrer dans la voie d'une législation rationnelle! En ce qui concerne la réforme, on sait que le Conseil d'État l'a examinée en mars 1888 et qu'il a conclu au maintien pur et simple de l'article 755 du Code civil; mais, dit M. Philippe, les arguments du Conseil d'État paraissent plus propres à toucher le jurisconsulte que le législateur. Le Trésor ne retirerait évidemment pas grand'chose de la limitation de l'hérédité : 8 millions au plus. Toutefois on verrait moins souvent se reproduire le cas d'un mathématicien célèbre, qui aurait pu assurer la plus noble destination à sa fortune si, par pure négligence, il n'avait enrichi des parents éloignés dont il ne soupçonnait pas l'existence; ce furent des agents d'affaires qui finirent par découvrir ces héritiers. D'ailleurs toute la discussion porte sur la question de savoir si la réforme serait plus ou moins avantageuse, car personne n'en peut établir les inconvénients.

La faculté de tester ne répond-elle pas à tout? C'est en concédant ce qui est fondé dans une revendication qu'on trouve la force de refuser ce qui ne l'est pas. Les réclamations des collectivistes, qui attaquent le principe même de l'hérédité, empruntent à l'état de choses actuel une apparence de légitimité regrettable. Pour M. Philippe, aucun intérêt social n'exige que l'on confère des droits aux cousins issus de germains, en dehors de la volonté du testateur; il conclut en conséquence à la limitation au quatrième degré inclusivement du droit de succéder ab intestat.

M. Alfred Jourdan, doyen de la Faculté de droit d'Aix, ne pense pas qu'il soit urgent de modifier le Code civil. On dit que la vocation héréditaire ab intestat des parents au delà du sixième degré n'est fondée ni sur le principe de la copropriété familiale, ni sur celui des affections présumées du défunt, et que ces successions ne sont le plus souvent que des dons de fortune, des surprises, pour ceux qui les recueillent. Il y a peut-être là quelque exagération. D'autre part, il résulte des documents mêmes recueillis par M. Villey, que ces successions ne représentent qu'un intérêt pécuniaire assez faible; et encore faudrait-il rechercher si, parmi ces vocations légales de

parents éloignés, il ne s'en trouve pas beaucoup qui soient conformes à la volonté du défunt. Puis il y a la liberté de tester, comme correctif. Qu'on enseigne bien à tous les citoyens français qu'ils peuvent priver tous leurs collatéraux de la vocation héréditaire que la loi leur confère. Enfin cette modification du Code civil n'est réclamée par aucun mouvement sérieux 'de l'opinion publique. - Et le projet de loi qui a été déposé à la Chambre? Et les revendications des collectivistes? Ce projet de loi ne signifie rien, tant qu'il n'a pas été au moins discuté. Quant aux collectivistes, on a dit qu'il fallait donner satisfaction à leurs revendications dans ce qu'elles ont de légitime. Mais leurs revendications ne vont à rien moins qu'à la suppression de l'héritage et de la propriété individuelle. On croit les calmer en limitant la vocation héréditaire au sixième, au cinquième, au quatrième degré ? Nullement ils chanteront victoire; ils affir meront, non sans raison, qu'on reconnaît la justice de leur principe, qui est tout simplement la suppression de l'héritage, et que c'est par timidité pure qu'on s'arrête en si beau chemin. Ils appliqueront ici le raisonnement bien connu de Proudhon en faveur de la suppression de l'intérêt l'intérêt diminue, il finira par disparaître, supprimonsle immédiatement. En cette matière comme en tant d'autres questions économiques, il importe de regarder, au delà des conséquences matérielles et immédiates d'une mesure législative, les tendances qu'elle révèle ou paraît révéler à quelques-uns.

M. Delatour croit que c'est pour réduire les difficultés de la preuve que le législateur a limité la vocation héréditaire aux collatéraux des douze premiers degrés ainsi la considération d'ordre public serait, dans ce cas, la même que celle qui a fait imposer la prescription aux revendications du propriétaire lui-même. Quant aux différentes propositions de lois présentées par MM. Couturier, Sabatier, Giard, Barodet et Planteau relativement à la restriction ou à la suppression de l'hérédité en ligne collatérale et même en ligne ascendante, elles prévoient presque toutes la création d'un fonds spécial affecté à l'assistance. Or il y a là un danger, car, une fois engagé dans cette voie on arriverait bientôt à établir un droit à l'assistance, droit qui n'existe pas tant que l'État n'intervient que par des sommes inscrites annuellement à son budget et qu'il peut modifier à son gré.

M. Villey reconnaît bien que la réforme des lois successorales a peu d'importance au point de vue financier; mais elle en a une grande au point de vue moral. M. Jourdan ne trouve pas qu'elle en ait assez 4 SÉRIE, T. XLII. 15 avril 1888.

pour décider le législateur à toucher au vénérable édifice du Code civil. C'est par de semblables raisons que des questions telles que celle du rang successoral du conjoint survivant sont indéfiniment ajournées!

M. Alph. Courtois hésite entre les opinions émises par M. Villey et M. Jourdan il craint de tomber de Charybde en Scylla.

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Certes M. Villey a raison lorsqu'il propose de ramener à une limite plus étroite le droit d'hériter d'un parent décédé ab intestat, car ceux à qui la succession revient dans ce cas ne connaissaient généralement pas le défunt. Cette réforme encouragerait à tester et éviterait le retour à l'État de fortunes mal placées en ses mains reconnues inaptes à faire valoir industriellement des capitaux. Mais, d'un autre côté, toucher au Code, tout imparfait qu'il soit en ce qui concerne le point spécialement en cause ici, n'est-ce pas entre-bailler une porte que d'autres ouvriront à deux battants en réclamant que toute succession collatérale non couchée sur un testament soit déclarée en déshérence?

Tout en adhérant à la réforme proposée par M. Villey, M. Courtois pense donc que, dans l'état actuel des esprits en France et même en Europe, il vaut mieux ajourner la révision de nos lois successorales. La séance est levée à onze heures.

Le rédacteur du compte rendu : CHARLES LETORT.

OUVRAGES PRÉSENTÉS.

Annual report of the Comptroller of the currency to the first session of the fiftieth Congress of the United States1.

Statistique agricole de la France, publiée par le Ministère de l'agriculture. Résultats généraux de l'enquête decennale de 1882 *.

Rapport du président du Crédit public, PEDRO AGOTE, sur la dette publique, les banques, les budgets, les lois d'impôts et la frappe des monnaies de la nation et des provinces. Trad. de l'espagnol par HENRI MENJOU. Livre IV 3.

Histoire graphique de l'industrie houillière en France depuis 1865, par F. DUJARDIN-BEAUMETZ .

Examen critique du projet de loi sur les sociétés par actions, par A. JACQUAND'.

Washington, Government printing Office, 1887, 2 vol. in-8°.

2 Nancy, Impr. de Berger-Levrault et Cie, 1887, gr. in-8°.

3 Buenos-Ayres, typ. de J. Penser, 1887, in-4o.

Paris, E. Bernard et Cie, 1888, in-fol.

5 Paris, Chevalier-Marescq et Cie, 1886, in-8°.

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