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dans les affaires. Ils peuvent surtout, dans un pays comme les EtatsUnis, où la circulation est assezrestreinte, déterminer une contraction, une crise monétaire; enfin ils sont pour un ministre des finances de dangereux conseillers qui le poussent aux dépenses les plus inutiles.

Aucun de ces effets n'a manqué de se produire en Amérique. La crise monétaire a même été un moment si pressante, qu'il a fallu rendre à la circulation une somme d'environ 14.000.000 de dollars en achetant, au prix du marché, des rentes non remboursables, opération onéreuse pour le Trésor. Puis, comme évidemment ce n'était là qu'un palliatif, que les recettes continuent à affluer dans les caisses publiques et que décidément il faut prendre un parti énergique, le gouvernement a refusé d'agir plus longtemps sous sa responsabilité et a demandé au Congrès de l'aider de ses conseils.

Mais, en homme qui sait quelle est, dans la direction des affaires, la part du rôle du pouvoir exécutif, le Président, M. Cleveland, ne s'est pas contenté de soumettre au Congrès la difficulté ; il luì a indiqué quelles solutions étaient possibles et quelles il conseillait.

On pourrait laisser intacte l'organisation fiscale, et se contenter de chercher à des recettes croissantes des emplois nouveaux. Continuer, par exemple, à rembourser la dette, même celle qui n'est pas encore à échéance ? Sans doute cela est possible. Mais, dit M. Cleveland «< souvenez-vous que le rachat de cette dette impliquerait le paiement d'une prime, et que les porteurs des titres peuvent s'entendre pour élever cette prime à un taux déraisonnable. » On pourrait encore rendre au pays l'argent qu'il a donné, soit comme on l'a fait en 1837, en répartissant l'excédent parmi les Etats au prorata de leur population; soit en [faisant, au compte du gouvernement, des dépôts d'argent dans les banques nationales éparses sur tout le territoire ; soit enfin en inaugurant une politique de travaux publics ou de travaux de défense qui absorberaient, au 'profit de l'industrie et du travail américain, les sommes dont autrement le gouvernement ne saurait que faire. Tous ces partis, le Président les rejette. Déposer l'argent du gouvernement dans les banques nationales, est une conduite qui soulève beaucoup d'objections; elle établit entre les opérations du Trésor et les affaires du pays, une connection beaucoup trop étroite, et elle peut déterminer chez les particuliers une confiance non naturelle dans les fonds publics... Quant à des dépenses inutiles et extravagantes, il est bien évident qu'on ne peut pas s'y lancer uniquement pour éviter, dans le Trésor l'accumulation des excédents.

Puis le Président continue en montrant que ce ne sont là que de

simples expédients et qu'il est véritablement ridicule de prendre. aux citoyens des sommes dont on n'a pas l'emploi ; qu'il convient donc de chercher non pas quel usage faire des excédents mais quel moyen de les empêcher. Il faut réduire les impôts.

Les revenus des Etats-Unis proviennent de deux sources : le revenu intérieur et les douanes. Le revenu intérieur donne 118.000.000 de dollars, les douanes 217.000.000; l'excédent pour l'année 1887-88 est de 113.000.000 de dollars: il semble donc que rien ne soit plus simple que de supprimer le « revenu intérieur ». D'ailleurs ce sont des impôts créés après la guerre et que le peuple serait heureux de voir disparaître. Mais dit, M. Cleveland, considérez que ce revenu intérieur est levé exclusivement sur les tabacs et sur les spiritueux, et que parmi les diverses matières imposables, nulle n'est mieux dési gnée que celle qui constitue pour le peuple un superflu. »

Cherchons donc ailleurs, la réduction désirée. Et M. Cleveland désigne immédiatement les droits de douanes, qui sont « vicieux, injustes, illogiques et la source d'impôts inutiles. >>

On ne vous propose pas de supprimer entièrement les taxes de douane; elles continueront longtemps encore à assurer des revenus au gouvernement. Lorsque l'on procédera au remaniement de notre tarif il faudra veiller aux intérêts des travailleurs américains de nos manufactures, comme aussi à la sauvegarde de ces manufactures elles mêmes. On appellera cela protection ou autrement; mais tout en écartant les difficultés, les dangers qui naissent de notre tarif actuel, on devra prendre un soin particulier de ne pas mettre en péril nos intérêts manufacturiers. Toutefois, l'existence même de ces intérets n'implique pas nécessairement un état de choses, où, sans souci du bien être public et des besoins du pays, on songe uniquement à leur assurer toujours d'immenses profits au lieu de bénéfices modérés. Le volume et la diversité de nos activités nationales augmentent sans cesse ; de nouvelles recrues viennent se joindre à ceux qui sont déjà établis et qui désirent la continuation d'avantages dont, suivant eux, le système actuel de notre législation douanière est le véritable auteur. Ceux-là ont, toutes les fois que l'on a voulu toucher à ce tarif, montré une résistance si obstinée qu'à peine ont-ils le droit de se plaindre, si on les soupçonne, comme on le fait généralement un peu, d'organiser tout un ensemble de combinaisons pour s'assurer la continuation de leurs privilèges.

« Il serait injuste de considérer cette proposition d'une réduction dans nos tarifs de douanes comme inspirée par une pensée hostile aux intérêts manufacturiers. Leur valeur et leur importance sont pleinement appréciées; mais ils ont joui jusqu'ici de grands avan

tages; et si, en face des nécessités présentes, on leur demande d'en abandonner quelque chose pour le bien public, leur patriotisme et leur gratitude doivent les amener à nous fournir leur concours volontaire. D'ailleurs leur intérêt bien entendu le leur conseille aussi : la panique financière, les dépressions qui se sont récemment produites ne sont pas plus avantageuses aux manufacturiers qu'aux autres entrepreneurs.

« Ce n'est pas là une question de théorie, ce sont des faits qui se dressent en face de nous. La question du libre-échange n'a rien à y voir, et quand on répète dans certains cercles que les efforts actuels en vue de réduire les impôts sont une simple machination des libreéchangistes, on dit une chose mauvaise et bien loin des considérations élevées de bien public qui nous ont guidés.

« Nous voici en pleine célébration du centenaire; avec un juste orgueil, nous nous réjouissons de l'habileté du génie américain, de notre énergie et de notre esprit d'entreprise, des ressources naturelles et des richesses merveilleuses que nous avons développées dans l'espace d'un siècle. Et cependant les hommes qui cherchent des arguments pour justifier le maintien d'une législation, grâce à laquelle on peut, pour le plus grand bénéfice de nos manufacturiers, lever sur chaque consommateur de ce pays une taxe bien supérieure à ce qu'exigent les besoins de l'Etat, n'en trouvent pas de meilleurs au service de leur cause que de traiter nos manufactures d'industries dans l'enfance, auxquelles il faut au plus haut point une faveur et des soins vigilants que seule peut leur accorder la législation fédérale. >>

Tel est ce message qui, on peut le dire, est tombé en plein congrès comme un coup de foudre. Par une exception jusqu'ici unique, le Président avait cru devoir en écarter tout ce qui n'était pas la question du « surplus, voulant concentrer l'attention du pays entier sur une matière qui, selon lui, dominait toutes les autres. Son attente n'a pas été trompée. Le message et surtout sa proposition capitale de réformer la législation douanière, ont été discutés avec une vivacité et même une violence que ne suffit pas à excuser l'importance des intérêts engagés.

Les plus atteints, les manufacturiers, ont ouvert le feu; ils ont commencé par dire que ce message était au moins bizarre, qu'on y voyait bien, à ses ignorances et même à ses brutalités, le zèle intransigeant d'un néophyte ; que le dernier des actuaries savait parfaitement, ce qu'ignore M. Cleveland, que depuis dix ans les industries américaines n'ont pas gagné d'argent ; et que juste au moment

où s'annonçait une reprise, il allait l'empêcher avec ses projets intempestifs. Des paroles ils ont passé aux actes. Le message semblait séparer les intérêts manufacturiers des intérêts agricoles immédia tement, on organisa à Washington, relativement à certaines industries, un vaste meeting de fusion. Le Président avait dit que les salaires des ouvriers ne subiraient pas de diminutions : aussitôt, un certain nombre de patrons en décidèrent de 5, 10 et 200/0. L'existence et la prospérité des manufactures devaient, dans tous les cas, être sauvegardées : ils firent annoncer dans leurs journaux, qu'au lendemain du message, un grand nombre d'usines se trouvaient dans la nécessité de fermer. Enfin, ils exprimaient l'espoir que les réformes proposées ne seraient pas votées par le Congrès, et que ce trait lancé contre eux pourrait bien « agir àlafaçon d'un boomerang ».

C'est qu'en effet la question va être portée bientôt sur le terrain politique. Dans dix mois, les États-Unis auront à installer un nouveau Président. M. Cleveland sera candidat, et sa réélection, qui était assurée jusqu'à l'envoi de ce fameux message, peut aujourd'hui sembler douteuse.

Les Etats-Unis sont divisés en deux grands partis politiques, les républicains et les démocrates. Pendant longtemps, les adhérents de chaque parti ont été non pas semés au hasard sur la surface de l'Union, mais plus spécialement cantonnés dans certaines régions. Les démocrates occupaient le sud et le sud-ouest, et les républicains, le nord et le nord-est. A ces différences géographiques et politiques, il s'en joignait d'autres encore. Le sud, à qui sa latitude et l'esclavage permettaient de faire seul alors des cultures d'exportation, si je puis dire ainsi, était et est, en général, resté libre-échangiste. Le nord et l'est, centre des manufactures acclimatées, était et est encore protectionniste. En sorte que, assez superficiellement d'ailleurs, on pouvait dire que le sud, composé des anciens États esclavagistes, était démocrate et libre-échangiste; le nord, composé des anciens États abolitionnistes, républicain et protectionniste.

Aujourd'hui, cette démarcation n'est plus si nette. Certains États du nord et de l'est ont une représentation mixte, comme par exemple, la Pensylvanie; d'autres, comme New-York, sont de déterminés libreéchangistes. Mais surtout les nouveaux Etats, organisés dans le centre et dans l'ouest, libres des préjugés qui commandaient les opinions des anciens, sont allés là où leurs intérêts les poussaient. Ils pas eu d'opinions politiques, mais des opinions économiques C'est ainsi que ceux où conformément aux besoins du pays, se sont développées certaines industries, sont devenus, comme leurs aînés

n'ont

très protectionnistes, tandis que le Minnesota, par exemple, pays de culture du blé, a eu des représentants tantôt républicains et tantôt démocrates, mais toujours libre-échangistes. Il en eût sans doute été de même dans tous les Etats agricoles, si les industriels protectionnistes n'avaient eu, comme chez nous, l'habileté de faire protéger certains produits de l'agriculture, tels que la laine et la canne à sucre.

Cette orientation nouvelle du choix des représentants va encore s'accentuer dans la nouvelle élection. Assurément, la division des anciens partis, républicains et démocrates, domine encore les esprits. Dans la presse, notamment, on ne distingue pas à l'ordinaire les députés en libre-échangistes et protectionnistes. On dit: M. untel, républicain; M.un tel, démocrate. Mais les opinions économiques vont, cette fois-ci, jouer un rôle au moins aussi important que les opinions politiques. Et toute la question pour M. Cleveland est de savoir si les démocrates protectionnistes l'abandonneront en plus grand nombre que ne viendront à lui les libre-échangistes républicains.

C'est'une question qui passionne et divise l'opinion aux Etats-Unis, et queje ne me permettrai pas de trancher.Très probablement d'ailleurs, elle se sera avant peu légèrement modifiée dans ses termes. Les amis protectionnistes du président le sollicitent vivement de rabattre quelque chose de ses prétentions premières; de faire, notamment, quelques concessions aux planteurs de tabac, qui demandent une réduction d'impôt, et d'étudier de concert avec eux le détail des diminutions de droits que l'on pourrait, sans trop préjudicier aux industries nationales, introduire dans le tarif douanier. A la tête de ces négociateurs sont, dit-on, MM. Carlisle, speaker de la Chambre, Randall, président de la Commission des voies et moyens. etc. S'ils réussissent, l'élection de M. Cleveland, quoique posée sur le terrain économique, paraît certaine.

Les agriculteurs protégés s'aperçoivent en effet qu'ils sont dupes de cette prétendue protection.

Le droit sur la laine brute, par exemple, donne à peine quelques millions de dollars aux producteurs et permet aux industriels d'établir sur les tissus de drap ces droits formidables, que j'ai dits plus haut, de 50 à 100 0/0. Quant aux planteurs de canne, en fait, ils ne sont pas protégés du tout. Il entre chaque année aux Etats-Unis d'énormes quantités de sucre étranger; les droits payés de ce chef s'élèvent à plus de 40.000.000 de dollars, et une portion considérable en est, sous forme de primes à l'exportation, abandonnée aux négociants des Etats-Unis, qui fournissent de ce même sucre étranger l'Amérique du Sud et l'Extrême-Orient.

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