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désavouée, le grand joueur de mots de l'époque, le fameux marquis de Bièvres, la constatation du journaliste d'Amsterdam était rigoureusement exacte.

C'est bien un «< emballement » général, en effet, que provoqua, chez nous, la découverte des deux savants papetiers cévénols.

Cette découverte, il est vrai, était encore bien loin d'être complète. Un grand pas, sans doute, était fait pour la réalisation de cette locomotion aérienne qui était, depuis des siècles, le rêve et le tourment de l'humanité (1). Mais c'était uniquement le premier pas. Des deux problèmes que soulevait la question, un seul, celui de la sustentation, était résolu. Il restait encore, et ce ne devait pas être un petit travail, à trouver la solution du second: celui de la direction. Mais l'opinion publique, d'ordinaire, n'y regarde pas de si près.

Fermant les yeux sur les lacunes involontaires de la nouvelle invention, les contemporains crurent ou, du moins, voulurent croire que « c'était vraiment arrivé et que l'homme qui, depuis longtemps déjà, avait trouvé le moyen de naviguer dans l'eau comme le poisson, allait, tout de suite, être mis dans la possibilité de voler dans l'air comme l'oiseau. Leur imagination s'échauffant sur cette idée, ils ne rêvèrent bientôt plus qu'ascensions aériennes. La poésie chanta les mongolfières, la peinture et la gravure se plurent à les représenter (2) et, comme il fallait s'y attendre, la mode ne tarda pas à se mettre de la partie. « En 1784, dit Louis Figuier, les chapeaux, les rubans,

(1) La liste, on le sait, est extrêmement longue, des tentatives faites, inutilement, par l'homme, depuis l'origine du monde, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, pour arriver à s'adapter des ailes artificielles et à se mouvoir à son gré dans l'atmosphère. Dans le nombre, il en est plusieurs (celle d'Icare, par exemple) qui sont de pures légendes. Mais il y en a beaucoup d'autres, aussi, qui sont vraiment historiques. On en trouvera un intéressant résumé dans le curieux ouvrage d'Edouard Fournier : Le Vieux Neuf (Paris, Dentu, 1877, 2° édition), t. I, pp. 6-18.

(2) V. John Grand-Carteret et Leo Deltheil, La conquête de l'air vue par l'image, 1495-1609 (Paris, 1909, in-4°).

les robes (voire même les éventails et les pendules), tout se faisait au ballon (1). »

Purement platonique à l'origine, cet enthousiasme extraordinaire dont on ne s'expliquerait pas complètement l'intensité, si l'on ne se rappelait pas qu'on était à une époque de grande facilité d'émotion et de foi ardente dans le progrès indéfini de la science, se mua, bien vite, en une fièvreuse émulation.

Et c'est alors que, pour reproduire ici le hardi néologisme de notre gazetier, la France « s'emballonna ».

Ce fut à qui, soit dans des conditions identiques, soit par des procédés différents, soit dans l'espoir de la perfectionner, soit simplement dans le but de la vérifier, tenterait de refaire l'expérience de Joseph et d'Etienne de Montgolfier.

Depuis les princes jusqu'aux simples particuliers, chacun chez nous, à cette époque, eut la tête tournée vers le firmament et ce qui tenait ainsi les yeux fixés au ciel, dit spirituellement Louis Figuier, ce n'était pas la piété, c'était la curiosité (2). Il ne se passait presque pas de jour où l'on ne vît s'élever dans les airs quelque ballon: ballon en papier ou ballon en étoffe imperméable, ballon rempli d'air chaud ou ballon gonflé d'hydrogène, ballon libre ou ballon monté.

Et ce n'est pas seulement, comme on pourrait le croire, dans les grandes villes que les ascensions aériennes faisaient ainsi fureur.

Par une application quasi toute spontanée de cette loi de la concurrence humaine dont notre incomparable fabuliste a donné la si jolie formule que l'on sait :

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ;
Tout petit prince a des ambassadeurs ;

Tout marquis veut avoir des pages (3),

on vit nombre de localités, des plus modestes par le

(1) V. Louis Figuier, Les merveilles de la science ou descriptions pópulaires des inventions modernes (Paris, Furne, 4 vol. in-4°), t, II, pp. 455456.

(2) Op. cit. t. II, p. 455.

(3) La Fontaine, Fables, I, 3.

chiffre de leur population, s'offrir le luxe et se payer le plaisir, comme si elles eussent été des capitales de province, du spectacle d'une expérience aéronautique (1).

I

On se demandera sans doute quel a été, dans cette campagne - non encore terminée aujourd'hui — qui commençait alors pour la conquête de l'atmosphère, le rôle de Langres.

Notre ville a-t-elle pris une part quelconque à ces efforts, peut être pas toujours aussi rigoureusement scientifiques qu'il eût fallu, mais, en tout cas, très nobles et très généreux, qui se faisaient, un peu partout, pour mettre l'homme en possession d'un troisième mode de locomotion? Ou bien, au contraire, y est-elle restée étrangère?

Debout sur son froid rocher, a-t-elle assisté sympathique, sans doute, intéressée même peut-être, mais purement inactive, à tout ce mouvement, on pourrait dire à toute cette agitation aérostatique, qui se faisait autour d'elle?

Disons-le tout de suite, et avant tout autre examen de la question, il eût été bien étrange qu'elle ne s'y fût pas associée de quelque manière.

Tout ce que nous savons d'elle, en effet, nous persuade qu'elle a dû avoir, dès le début, ce qu'on appellerait aujourd'hui des « journées d'aérostation ».

Sa population dont Vignier vante, quelque part, l'activité intellectuelle et dont il dit -ce qui n'est pas

(1) Parmi les plus célèbres lancements de ballons de cette époque, on peut citer, en dehors de ceux de Paris, ceux de Versailles, de Lyon, de Mâcon, de Romans, de Grenoble, de Rodez et de Saint-Cloud. Des comptes rendus, parmi lesquels plusieurs fort intéressants, de la plupart de ces expériences aérostatiques ont été publiés. Ce n'est pas ici le lieu d'en dresser le catalogue. On les trouvera mentionnés dans les diverses bibliographies de l'aéronautique qui ont paru en ces derniers temps. V. Tissandier, Bibliographie aéronautique. Catalogue de livres d'histoire, de voyages et de fantaisie traitant de la navigation aérienne (Paris, 1887, grand in-8°) et surtout Albert Maire, Aérostation et aviation. Catalogue de la Bibliothèque de l'Université de Paris, avec préface d'Emile Chatelain, membre de l'Institut (Paris, 1910, in-8° de 55 pp.).

un mince éloge qu'elle se distingue « par son esprit subtil et propre pour toute sorte d'arts et de sciences (1) », sa population, dis-je, qui, durant tout le cours de son histoire, s'est constamment montrée hospitalière à toutes les bonnes idées d'où qu'elles vinssent et empressée à adopter les nouvelles inventions dès qu'elle en avait reconnu l'utilité (2), eûtelle pu se désintéresser de la découverte des frères de Montgolfier?

Il lui eût été, à notre avis, d'autant plus difficile de garder vis-à-vis des aérostats une attitude d'indifférence et d'inertie qu'au moment même où ils furent inventés, les sciences physiques étaient chez elle extrêmement en honneur et qu'elle comptait dans son sein un savant de tout premier ordre le baron de Marivetz. (3).

Celui-ci a nécessairement dû la pousser à tenter d'organiser chez elle quelque lancement de ballon.

Elle y était poussée, du reste, par une force plus grande encore que la parole et à laquelle on ne résiste guère: celle de l'exemple.

L'exemple, en cette matière l'exemple qui, comme dit le proverbe, finit presque toujours par entraîner, exempla trahunt lui venait de très près. Il lui était donné par deux villes, toutes voisines d'elle

(1) V. Vignier: La Décade historique du diocèse de Langres, t. I., p. 78. Cf. ce que, au chapitre VIII, de son Anastase de Langres, intitulé: La science et éloquence des Langrois, Denis Gautherot, dit de « l'arsenal et magazin de sciences et connaissances des Arts >> qu'il assure avoir été établi dans notre ville par son problématique fondateur, Longo. (2) Qui ignore, par exemple, qu'un des tout premiers typographes français a été un Langrois, Jean Lefevre :

Fabri, cui servat Lingonis alta Lares,

ainsi qu'il dit de lui-même à la fin d'u 1 livre sorti de ses presses? (3) Claude Etienne de Marivetz était né à Bourges en 1729 et il mourut à Paris le 22 février 1794, victime de cette même Révolution qui, sous le prétexte étrange que « la République n'avait pas besoin de savants », devait, quelques semaines plus tard (8 mai), envoyer à l'échafaud le grand chimiste Lavoisier. (V. Archives nationales, W. 326, dossier 547). Au moment de l'invention des aérostats, Marivetz était occupé à la publication de son grand ouvrage : Physique du monde (Paris, Quillon, 1780-1786, 3 vol. in-4°). En 1784, il habitait à Langres, au no 1 de la place de l'Abbé-Cordier, dans la maison de son oncle, le chanoine Philibert de Marivetz.

et avec lesquelles elle était presque quotidiennement en relations de toute nature: la capitale de la Bourgogne et celle de la Franche-Comté.

Dès le 4 décembre 1783, l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon avait décidé l'organisation d'une expérience d'aérostation et cette expérience dont la préparation avait, durant de longues semaines, beaucoup occupé l'opinion, s'était faite le 25 avril 1784 et elle avait eu un tel succès que, pour satisfaire la curiosité du public, on avait dû, le 22 juin, la faire suivre d'une seconde (1).

A Besançon, l'enthousiasme pour les ascensions aériennes était peut être encore plus vif et plus actif qu'à Dijon. Le premier ballon bisontin avait été lancé dès le 22 décembre 1783 et la presse y avait été si grande qu'il avait fallu, presque tout de suite, organiser quatre autres fêtes scientifiques du même genre qui avaient eu lieu aux dates suivantes: 20 janvier, 12 et 16 mars et 2 juillet 1784 (2).

Le récit détaillé de ces intéressantes expériences avait été apporté en notre ville par deux feuilles locales qui, à la veille de la Révolution, avaient chez nous un assez grand nombre d'abonnés. surtout dans le monde des affaires : les Affiches de Dijon et les Affiches et Annonces de la Franche-Comté et, l'émulation aidant, sa lecture avait dû surexciter les cerveaux et faire naître dans l'esprit de plus d'un l'idée et le désir de les reproduire (3).

(1) V. l'ouvrage intitulé: Description de l'aérostat de l'Académie de Dijon (Dijon, Causse, 1784, in-8°). Ces deux ascensions furent dirigées par Guyton de Morveau, Chaussin et Bertrand. Les dépenses qu'elles occasionnèrent furent couvertes par une souscription qui ne s'éleva pas à moins de 35,358 livres, 9 sols, 3 deniers. V. dans la Bibliographie bourguignonne de Ph. Milsand, la liste des ouvrages à la publication desquels elles donnèrent lieu, pp. 518-519. Dans la Voix du peuple d'Auxonne du 26 août 1849, a paru, sous la signature V. Jacquinot, un fort intéressant article sur l'expérience du 25 avril 1784.

(2) V. Georges Gazier, Les premiers ballons à Besançon, in Mémoires de la Société d'Emulation du Doubs (Année 1908), pp. 31-42.

(3) Chez nos autres voisins, les Lorrains, des essais d'ascension aérienne avaient également eu lieu, dont la nouvelle était, plus que probablement, parvenue jusqu'à Langres. Dès le 19 décembre 178, Nicolas avait, comme on sait, réussi à lancer dans les airs, à Nancy, un cylindre

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