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outrageusement l'éducation religieuse donnée par les Frères de la doctrine chrétienne. C'est pourtant la maîtresse-femme du livre, la femme chaste, fidèle, pure et forte dont parlent les Proverbes ; c'est la figure la plus sympathique du roman, la création la plus caressée par l'auteur. On voit immédiatement pourquoi. Dansaert, un des comparses de l'œuvre, est voltairien: c'est un grand esprit et un honnête homme. Béchut, au contraire, va à la messe : c'est un menteur et un hypocrite. Toujours, partout, vérité, sincérité, droiture, désintéressement, du côté des libres penseurs, tandis que du côté des catholiques, il n'y a que tartuferie, ignorance, mensonge, immoralité, incapacité, fourberie et charlatanisme. Ah! que nous sommes loin des Amoureuses et des Lettres de mon moulin? Mais tout cela n'est plus de l'art, c'est du parti pris, et juger tous les hommes du SeizeMai, d'après Numa Roumestan, c'est comme si on jugeait tous les hommes du second empire, d'après Son Excellence Rougon, d'Émile Zola, et tous les partisans de la monarchie traditionnelle, d'après les Rois en exil. On a cru voir dans Numa Roumestan plusieurs personnages politiques en vue entre autres, M. Numa Baragnon. Nous ne ferons pas à M. Alphonse Daudet l'injure de supposer qu'il ait voulu peindre cet ancien ministre car, s'il en était ainsi, le romancier n'aurait pas fait seulement œuvre de parti, mais encore œuvre de calomnie et de diffamation, la vie de M. Baragnon étant toute de probité, de dévouement et d'honneur. M. Daudet a eu seulement le tort de choisir pour son héros un prénom et un lieu d'origine qui ont donné prétexte aux suppositions les plus malveillantes. Mais, faites de Numa Roumestan un républicain, et on pourra tout aussi bien dire que c'est M. Cazot, voire même M. Gambetta. N'insistons point: ce terrain brûle. Tout n'est pourtant pas à critiquer dans Numa Roumestan. La description d'une fête donnée à Numa, par sa chère Provence, dans les Arènes d'Aps (lisez Nîmes, si bon vous semble), à l'occasion du concours régional, est une page de toute beauté. Le portrait de la tante Portal, avec ses tics, ses préjugés, ses bourrasques, son français pimenté d'ail, est un chef-d'œuvre. M. Alphonse Daudet excelle dans la peinture des paysages du Midi, du vrai Midi, le Midi poudreux, flamboyant, d'Arles, d'Avignon, de Beaucaire, le Midi de Mistral et d'Aubanel, le Midi ivre de soleil, de parfums et de fleurs. L'amour si invraisemblable d'Hortense Le Quesnoy pour le tambourineur Valmajours a même inspiré à l'auteur de Numa Roumestan des scènes d'une émotion réellement saisissante. L'histoire de ce pauvre fou, qui, séduit par les promesses de Numa, vend sa petite ferme et vient à Paris, espérant faire fortune avec son « tutu-panpan, » comme dit tante Portal, a quelque chose de navrant. Paris, ce grand mangeur d'hommes, a bientôt dévoré Valmajours, tout comme il dévore

Bompart, l'inouï, le fantastique Bompart, l'ami du ministre. Et tout cela est raconté avec cette magie de style, dont M. Alphonse Daudet a le secret; avec ce talent..... mais pourquoi parler du talent de M. Daudet? Nous n'aimons pas les clichés. Tout ce que nous pouvons et ce n'est pas peu de chose, c'est que le talent de l'auteur de Numa Roumestan, égale l'indépendance de cœur de l'ancien secrétaire de M. le duc de Morny.

constater

2. Numa Roumestan avait été précédé de Monsieur le Ministre, de Jules Claretie. « Il y a dans l'air, dit celui-ci, des idées qui flottent.»> Le fait est que les deux romans, style à part, ont, comme plan et ensemble, de singulières analogies. Ainsi, Numa et Sulpice, les deux héros, ont épousé des femmes résignées et douces que l'éclat faux de la vie officieuse blesse également d'une lumière trop vive. Numa trompe Rosalie pour Mlle Bachellery, et Sulpice abandonne Adrienne pour Marianne Kayser. Tous les deux se paient de mots, se ruinent en promesses et se montrent à la fois vaniteux, présomptueux, ridicules. Mais il faut rendre cette justice à M. Jules Claretie républicain de la veille, il ne s'acharne point contre les vaincus et ne met point sa plume au service des passions triomphantes. Tandis que M. Alphonse Daudet, républicain du lendemain, s'est cru tenu, pour flagorner l'opportunisme, de faire de son Numa, chargé d'une foule de turpitudes, un homme d'État conservateur, M. Claretie, au contraire, n'a pas craint de placer Sulpice dans le camp opportuniste et de juger comme elles le méritent les médiocrités burlesques qui ont posé devant lui. De plus, si on ne peut mettre un nom vrai à Numa Roumestan, on en met un tout de suite à Sulpice Vaudrey, petit avocat de Grenoble, apportant au pouvoir son ignorance des choses, sa méconnaissance des hommes, ses illusions enfantines et son perpétuel étonnement d'être « Monsieur le Ministre >> étonnement semblable à celui que manifestait un doge vénitien ou génois en se voyant devant Louis XIV, dans le palais de Versailles. On a cru reconnaître M. Bardoux. Cependant, l'auteur de Monsieur le Ministre s'est défendu d'avoir voulu peindre cet « enfant de l'Auvergne. »> « Si j'ai visé quelqu'un, dit-il, c'est plutôt M. Ricard, député des Deux-Sèvres, qu'a brûlé et dévoré la vie de Paris. » Ce qui est certain, c'est que Monsieur le Ministre fourmille d'allusions politiques, et contient une foule d'épisodes empruntés au journalisme contemporain. Ces épisodes sont si connus et ces allusions sont si transparentes, qu'il n'est pas difficile de donner la clef des principaux personnages. Admettons que Sulpice Vaudrey, puisque M. Claretie le veut, soit feu l'ancien ministre de l'intérieur, Ricard (de Niort), l'auteur ne niera pas que Mme Evan ne soit Mme Edmond Adam; la comtesse d'Horville, la comtesse d'Haussonville; M. de Prangins, Émile

de Girardin; Daniel Ramel, le journaliste, Léon Plée (du Siècle); le baron Humann, le baron Haussmann, Warcolier, M. Herbette; Granet, M. de Marcère. Il n'est pas jusqu'à l'histoire de Guy de Lissac, arrêté pour port illégal de décoration, qui ne soit identiquement, le récit de l'aventure arrivée, il y a quelques années, au spirituel Léon Duchemin, lequel, sous le nom de Fervacques, adressait, dans le Gaulois, de si jolies lettres à la comtesse Josiane, et mourut à la peine. Quant à Sulpice Vaudrey, voici son cas en deux mots : il épouse à Grenoble, où il est avocat, une orpheline riche, Adrienne Gérard. Ce mariage lui aplanit les voies pour arriver à la députation. Député, Sulpice Vaudrey se démène si bien qu'une intrigue parlementaire lui donne le portefeuille tant convoité. Un soir de grand opéra, il descend pour la première fois dans les coulisses de ce théâtre, s'extasie devant les danseuses et fait l'aimable avec ces folâtres Terpsychores. De là, il se rend à une soirée, chez une dame de Marsy, où il rencontre l'aventurière Marianne Kayser, nièce d'un peintre idéologue et cousine-germaine de celle qu'Émile Augier a si bien décrite dans son meilleur drame. Sulpice s'éprend de cette Circé des Batignolles. Celle-ci, de concert avec une matrone tarée, combine un guet-apens dans lequel tombe Vaudrey. On lui fait signer une traite de 100,000 francs, laquelle sera renouvelée à intérêts usuraires (Quel monde !). - Autour de ces deux principaux personnages, gravitent : le duc de Rosas, espagnol immensément riche, qui fait aussi la cour à la Kayser; Guy de Lissac, l'ami de Vaudrey, gentilhomme sceptique et viveur, Warcolier le solennel; Granet, le remuant, qui sape sous main son ministre ; Jéliotte, le défenseur des ministres tombés; Ramel, qui pose en Aristide et en incorruptible; Molina le banquier, qui croit que l'argent est Dieu; que sais je encore? Adrienne Gérard finit par découvrir le scandale donné par son mari; elle découvre aussi ses prodigalités ruineuses. Humiliée, broyée, Adrienne fait aisément le sacrifice de sa fortune, mais non de son honneur outragé, de sa dignité blessée. Elle répudie Vaudrey qui perd en même temps son portefeuille. L'impure Marianne, cause de tout le mal, se tourne vers Rosas et l'épouse. Après le mariage, Rosas apprend l'inconduite de sa femme et l'emmène en Espagne. Là, en véritable héros de Calderon, il se constitue lui-même le « médecin de son honneur, » et enferme Marianne dans son sinistre château de Fuente-Carral. Elle y reste jusqu'à la mort: hasta la muerte, et tout est dit, d'elle comme de Monsieur le Ministre. Littérairement, il y a loin de cette œuvre à un chef-d'œuvre. Parfois, le style sacrifie à la mode naturaliste du jour; parfois aussi, c'est le style de tout le monde, et on ne reconnaît plus la plume vigoureuse et sobre qui a écrit Robert Burat et Madeleine Bertin. Cependant, l'exposition est très réussie, et l'on

suit avec intérêt les sottises de ce provincial fort en thème que le hasard a jeté au milieu des séductions faciles du pouvoir et de la galanterie. M. Claretie a bien rendu les curiosités malsaines de ce vieux collégien émancipé, de ce jouvenceau quinquagénaire. Par ci, par là, quelques traits à l'emporte-pièce qui peignent admirablement le caractère prud'hommesque de l'avocat devenu ministre, de l'avocat voulant réformer l'humanité, et du ministre, se brûlant, comme un lourd papillon, à la premièrẻ chandelle. Ce trait-ci, par exemple : « Quand installés au ministère de la place Beauveau, la femme de l'ancien petit avocat de Grenoble, lui dit : Sais-tu où il me semble vivre ici? à l'hôtel. - Et tu as raison, répond gravement Sulpice; nous sommes à l'hôtel, mais c'est l'hôtel où loge la volonté de la France. » Henri Monnier eût ajouté cette solennelle bêtise au grotesque chapelet de son Joseph Prudhomme.

3. Dans Monsieur le Ministre, les viveurs font de la politique, et les politiciens se livrent au libertinage. Cela pourrait s'appeler : Politique et libertinage mêlés ! Il n'en est pas de même dans la Vie facile, de M. Albéric Second. Ici la politique n'apparaît jamais. C'est un roman de mœurs parisiennes écrit en style brillant, mais dont la trame n'est pas beaucoup plus neuve que les épisodes. Voici le cercle avec son baccarat permanent, son argot de jeu, ses émotions brûlantes; voilà le salon de la femme du monde et le boudoir de la femme légère. Puis viennent les théâtres, les restaurants à la mode, les courses, tous les relais de la « haute gomme. » On peut même dire que M. Albéric Second s'y attarde parfois plus que de raison. Il est vrai que la conclusion, très morale, fait pardonner les descriptions trop en relief. La conclusion est celle-ci : c'est que le viveur parisien, célibataire endurci, reconnaît, mais trop tard, le vide de l'existence désordonnée et oisive. A l'âge où il aurait besoin d'un intérieur embelli par l'affection et la vie de famille, il se trouve fatalement seul, l'œil éteint, la lèvre pendante, le corps paralysé. La punition est complète. Ce qui est vraiment original dans la Vie facile, ce ne sont pas les frasques de ce blasé de Trévisan chez lequel ne vibre plus aucune corde du cœur et qui traîne Georgette, sa fille naturelle, dans des salons interlopes, afin de s'attirer les bonnes grâces d'une sirène du demi-monde ; c'est l'idée d'inspirer à un soupeur de quarante ans, le baron de Montgiraud, une affection toute paternelle pour cette même Georgette, qu'il finit par adopter et qu'il arrache aux mauvais exemples et aux mauvais conseils de Trévisan, le père selon la nature, un parâtre pour les sentiments ! Cette donnée, toute neuve, n'est pas sans charme. Il y a là aussi un marquis de Pontaillac qui est une trouvaille. C'est l'oncle de tout le corps de ballet de l'Opéra,

un oncle pétri d'esprit. La Vie facile est émaillée de ses traits et de

ses mots. C'est lui qui dit : « Il en est de la confiance comme de l'ancienne garde nationale; cela ne se commande pas. » Pontaillac pareillement ne déteste point la gaudriole. Mais il ne faut rien exagérer : s'il admire Cambronne, il ne lui prend pas ses jurons à la Margue, et sa verve gauloise n'emprunte rien au marquis de Sade. Il se rencontre dans la Vie facile quelques tableaux réalistes, peints avec une palette propre. Seulement, la société qui en fait l'objet n'est pas de celles qui pourraient offrir un asile à la vertu, au cas où cette dernière serait expulsée du reste de la terre. Aussi, préférons-nous, du même auteur, le Roman des deux bourgeois, cet éclat de rire, et les Demoiselles du Ronçay, ce drame du dévouement chrétien et pauvre, que couronna jadis l'Académie française.

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4. Du monde des viveurs, nous passons, avec le Roi des Grecs d'Adolphe Belot, dans le monde des joueurs, cent fois pire. En deux mots, apprenez ce que c'est que le « roi des Grecs. » Mourad-bey, ancien ministre tunisien (ceci frise l'actualité), disgrâcié et ruiné, vient se fixer à Paris, et, pour refaire sa fortune, fonde une grande association de voleurs au jeu. Cette entreprise lui rapporte bientôt des revenus considérables: il éblouit par l'éclat de son luxe et de ses fêtes. Mais, démasqué, trahi, par un de ses complices, il est honteusement chassé des cercles qu'il exploitait et où l'on croyait à son honnêteté parfaite. Le roman de M. Adolphe Belot a cela de bon que l'on y trouve dévoilés tous les trucs et tout l'argot des tricheurs. Robert Houdin, avec ses Tricheries des Grecs démasquées, n'est pas plus explieite. Et ceux qui, après avoir lu ces révélations, fréquentent encore les tripots, méritent le sort de ce Bussine, qui se fait appeler le comte de Bussine, vole la caisse de son frère employé dans une maison de banque, laisse l'innocent mourir en prison, tue sa propre femme, ruine sa fille, et s'éteint à Bicêtre dans le delirium tremens. Chose bizarre! c'est en voyant opérer, sur le navire qui le transportait en France, le célèbre prestidigitateur Alfred de Caston, que l'idée vint à Mourad-bey, de fonder son association occulte. M. de Caston ne se doutait guère qu'en amusant les voyageurs et en leur montrant toutes les combinaisons malhonnêtes de la roulette et du baccarat, il préparait le règne et le triomphe du « roi des Grecs, » du grand-maître d'une bande d'escrocs, tous plus habiles les uns que les autres dans l'art de faire sauter la coupe. Mais, la critique à côté de l'éloge: le Roi des Grecs renferme des scènes de débauche qui rappellent trop la Femme de feu et Mademoiselle Giraud. Celles-là sont d'un pornographe. Quant aux pages remarquablement traitées, où l'auteur, soulignant avec énergie les conséquences les plus douloureuses d'une passion envahissante entre toutes, montre ce que l'amour du jeu jette de troubles et de malheur dans la vie de famille, elles sont d'un mora

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