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avant saint Augustin et saint Thomas! Ménage chatouilleux et fort de son droit s'en tire avec honneur et discrétion; il confond gentiment le P. Bouhours qui n'alla pas plus loin. « Le P. Bouhours, écrit-il, se peut-il plaindre de moi de l'avoir mis dans la compagnie d'un homme de qualité, d'un homme d'esprit, d'un homme de savoir (Montfaucon de Villars), mais d'un homme qui estoit particulièrement de ses amis (à cause de la lettre). Pour ce qui est de Rabelais, non seulement je ne croy pas avoir offensé le P. Bouhours, mais je croy au contraire lui avoir fait honneur en le mettant à costé d'un si grand personnage. Le P. Bouhours aurait-il la vanité de croire d'estre si fort audessus de Rabelais (Et après un éloge très vif de l'épopée rabelaisienne, Ménage avance avec finesse: ) Il est vray que Rabelais est fort décrié parmy nous pour les mœurs à cause des railleries qu'il a faites de la religion et des religieux. Mais il n'est pas icy question de mœurs, il est question du mot Salamandre. » C'est parfait, Ménage ne connaissait pas encore les éditions expurgées des bons pères où La Fontaine, Racine et Corneille subissent l'outrage de mortels ciseaux... purificateurs.

De ces polémiques, de ces publications à succès, on déduit la notoriété de Montfaucon de Villars; il a des fréquentations, il est publié; il est lu; au moment où Rancé opère sa conversion et réforme les Cisterciens, il publie ses « Réflexions sur les Constitutions de la Trappe ». Ce petit opuscule n'est pas sûrement de lui; on verra où conduirait la paternité de cet ouvrage. Il a de l'activité et l'évolution des idées inquiète les siennes.

Il prépare même une suite de Gabalis qui met à mal avec un art dialectique merveilleux la philosophie cartésienne; c'est au moins là son chef-d'œuvre d'ironie et son exposition la plus avisée.

Son argumentation mêle au comique une finesse inattendue; Descartes n'aurait-il pas écrit une philosophie nettement mal équilibrée, en inharmonie avec ses recherches et travaux scientifiques,que pour détourner la curiosité indiscrète des Sorbonnes et les fureurs redoutables de l'orthodoxie? Descartes, par une argumentation dont se nourrirent aussitôt les curieux facilement apaisés, protégeait de cette manière ses postulats scientifiques qui contenaient un autre credo. Montfaucon de Villars a-t-il compris cette double apparence du génie cartésien et a-t-il voulu montrer l'artifice du cogito ergo sum? Cela paraît à la vigueur de son dialogue et à l'audace de ses arguments; il veut bien au demeurant qu'on s'en rapporte pour les mystères à une foi révélée échappant à notre critique; mais il resterait à savoir s'il ne jette pas ainsi sur ce qui est au-dessus du raisonnement le ridicule dont il couvre les travers philosophiques. Ces pages sont certainement ses meilleures; elles ne parurent qu'une trentaine d'années après sa mort; on ne sait par le soin de qui elles furent éditées.

Vers la fin de 1673, il part pour Lyon en société soit de parents (peut-être les adversaires communs des Ferrovil de Montgaillard), soit de compagnons mystérieux envoyés par un hasard prévu. Au cours de son voyage, il est assassiné. Les notes du temps sont contradictoires; pour les uns, des scélérats l'égorgèrent; selon d'autres, il

reçut un coup de pistolet ou de poignard; la route de Lyon est la seule indication topographique précise. Ce meurtre fit peu de bruit. Mme de Sévigné, qui suivit cette route en sens inverse presque à la même époque, n'a pas pour lui une ligne de babillage ému; elle s'abstient de le nommer par son nom, à cause, sans doute, du maréchal de Villars chez qui elle fréquente. Le mystère qui enveloppa cette mort fut exploité. Les rieurs se servirent des propos mêmes de Villars invoquant l'âme de Gabalis et interprétant sa prétendue mort, non par l'apoplexie mais par l'assassinat sur ordre : « Un ange exécuteur n'a jamais manqué de tordre promptement le cou à tous ceux qui ont indiscrètement révélé les mystères philosophiques. » Stanislas de Guaita annotait ainsi son exemplaire de Gabalis : « L'abbé de Villars, ayant profané et tourné en ridicule les arcanes de la RoseCroix, à laquelle il était initié, fut condamné par un tribunal Vehmique et exécuté en plein jour sur la route de Lyon. » Aucun document officiel et contrôlable émané des Loges ne peut contribuer à élucider le problème. Les haines confessionnelles, il est vrai, ont déchaîné tant de crimes que Villars a bien pu payer de la vie ses sarcasmes savoureux et ses portraitures. Pouvait-il écrire un traité d'hermétisme purement didactique? Réfuter doctoralement la Cabale, c'était montrer aussi une certaine initiation, et si, dans un pareil travail, il ne l'eût pas vigoureusement attaquée, on aurait pu le taxer de complaisance suspecte; d'autre part, les enseignements ésotériques ont en eux leur justification; Montfaucon de Villars l'a fort bien compris en choisissant cette

épigraphe de Tertullien : « Montrer seulement ce qu'on cache avec tant de soin, c'est tenter de le détruire. » Ce cumul de sérieux et de comique s'applique aussi à sa mort. Est-elle un accident ou un meurtre? Ni le ministère de la Justice, ni les Archives Nationales, ni les documents de Lyon n'ont même un procès-verbal de constatation. Anatole France a-t-il trouvé dans un mémoire peu connu un renseignement plus précis? C'est possible; toutefois, ayant travesti Villars en Jérôme-CoignardSilène, il a entouré sa mort d'un ornement littéraire en la situant dans les vignes fleuries de la Bourgogne.

Une hypothèse séduisante prend place ici. Le Dictionnaire de Moreri attribue à notre abbé une plaquette : « Réflexions sur la vie de la Trappe. » Or le titre de l'ouvrage est : Réflexions sur les constitutions de l'abbaye de la Trappe. Barbier, en signalant l'édition d'Avignon de 1679 constate qu'elle est la réédition d'un tirage de Barbin portant dans le privilège comme auteur L'abbé de Lignage, pseudonyme de Montfaucon de Villars; ce volume contient 49 réflexions ou articles, pour vanter la vie cénobitique et exciter à l'exemple de l'Abbé (Rancé sans doute); il se termine par une lettre signée F. Armand de la Trappe, dans laquelle l'auteur confesse qu'il a connu et le monde et le péché, qu'il s'est retiré pour se soumettre à l'autorité de l'Eglise et à sa discipline philosophique et sa prudence pusillanime est patente pour ne point se mêler aux tristes discussions religieuses; l'écriture est froide, quelconque; il faut retenir que cette lettre est datée du 30 novembre 1678. Montfaucon de Villars aurait-il répandu le

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bruit de son assassinat, et, sans crier au miracle, choisi le tombeau de la Trappe sans révéler son nom?

Une commotion intellectuelle, pareille à tant de conversions tapageuses de ce temps, l'aurait conduit là. Sa vie deviendrait ainsi plus que romanesque; malgré la séduction de cette conjecture, il faut résolument y renoncer. On sait que Montfaucon ne s'est pas abstenu de prendre part à la lutte contre les Jansénistes et quand son cœur est déchiré, il rit! Cette retraite subite serait une dernière farce; les Cisterciens eussent-ils été si discrets !

On peut supposer plus simplement que l'assassinat incombe aux compagnons qui brûlèrent et frappèrent avec l'abbé: qui s'est servi du fer, périra par le fer. Peut-être aussi fut-il tué par les détrousseurs de grand chemin ? Un témoignage précis abolirait toutes les hypothèses; il fait défaut. En fermant sa tombe inconnue, il faut plaindre cet homme d'esprit et de qualité, ce philosophe tué à 35 ans, sur une route, sans témoin, sans ami, à l'aube d'une carrière littéraire déjà bien remplie, dépassant le grand siècle qu'on clôt avec le tombeau deLouis XIV. Son œuvre vaut mieux qu'une mention bibliographique, sa vie plus qu'une affabulation désavantageuse; Montfaucon de Villars se place à côté des abbés audacieux et savants de cette époque; il fait penser à celui qui écrivit Manon Lescaut et finit aussi d'une manière tragique.

Il convient aussi de le défendre. Lenglet du Fresnoy, dans son extraordinaire catalogue des savants, Bayle dans son Dictionnaire, l'accusent un peu légèrement d'avoir plagié un imposteur : le cavalier Joseph-François Borri, milanais (Burrhus), auteur de lettres de chimie,

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