Page images
PDF
EPUB

arcades supportant un ordre de colonnes corinthiennes accouplées, au dessus duquel règne un attique orné de figures et de rinceaux. Entre les grandes colonnes est inscrit un ordre de petites, dont l'unique fonction paraît être de porter des médaillons et des bustes. Colonnes et colonnettes sont en marbres de couleur. On pourrait se demander si l'on est devant le palais de quelque Samuel Bernard, ou s'il faut voir dans ce fastueux édifice un musée, une bourse, un cirque, un théâtre; mais, lorsqu'on le considère du boulevard, toute hésitation cesse. On remarque, en effet, au dessus des combles, la calotte aplatie d'un large dôme dessinant un hémicycle, et au faîte de ce dôme un personnage en léger costume d'Apollon, élevant des deux mains au dessus de sa tête une lyre d'or. Évidemment, c'est le dieu de l'endroit. A ses pieds, deux Pégases, les ailes au vent, l'antiquité n'en connaissait qu'un, - galopent sur la toiture.

Si maintenant vous approchez du péristyle, vous apercevrez toute une suite de déesses posant devant les pieds-droits des arcades, sous les noms empruntés du Chant, de l'Idylle, du Drame, de la Cantate, ou formant des groupes qui s'appellent la Musique, la Poésie lyrique, le Drame lyrique et la Danse, non pas la danse des Grâces, mais la danse des Bacchantes sous ses formes les plus éhontées.

Deux autres groupes, la Poésie, dit-on, et l'Harmonie, couronnent l'attique aux deux extrémités de la façade. Ces groupes sont en bronze doré, indice de luxe beaucoup plus que de goût et d'art. Qu'est-ce que l'or ajoute au mérite d'une statue? Mais l'or est le roi de l'Opéra; il y règne partout en maître, en despote, chatoyant, éblouissant, faisant pâlir et toilettes et visages. Néron, qui fut baladin non moins qu'empereur, avait déjà donné le modèle de ces maisons d'or: Domus aurea Neronis.

Est-ce à dire que la partie monumentale appelle moins l'attention? Non, certes, et la partie confortable non plus. Vestibule clos pour les piétons qui font queue, vestibules couverts pour les voitures, salle de Pas-Perdus, escalier splendide, bassin garni de fleurs, du milieu duquel émerge la Pythonisse de Marcello, grands arceaux à plein cintre avec

étages de balcons répondant aux étages des loges, avant-foyer, foyer, grands salons, petits salons, loggia italienne, foyer de la danse, etc., tous magnifiques, tous resplendissant d'or, de glaces et de peintures.

L'avant-foyer nous présente Diane et Endymion, Orphée et Eurydice, l'Amour et Céphale, Psyché et Mercure. Orphée et Eurydice, très-bien! mais les autres, autant de ménages interlopes du temps passé, fort étrangers à la musique. Si l'on a voulu simplement faire l'histoire antique de la beauté, pourquoi avoir oublié Lucrèce? Serait-ce par égard pour les Lucrèces qui ne se poignardent pas 1?

Le grand foyer, du moins, sous le pinceau magistral de Baudry, nous ramène sans cesse à la danse et à la musique : musique champétre, musique guerrière, musique sacrée sous les traits charmants de sainte Cécile, qui ferme les yeux pour ne pas voir. Puis viennent les danses armées des Corybantes et des Curètes, dont heureusement on n'entend ni les hurlements ni les cris; la danse échevelée des Ménades, dont les bals de l'Opéra ont fidèlement conservé la tradition; la danse fatale de Salomé, dont la tête de Jean-Baptiste devait être le prix. Les danseuses comme Salomé demandent rarement des têtes, mais que de têtes cependant elles font perdre ! Ailleurs, j'aperçois le Jugement de Paris. Nul sujet ne va mieux à l'Opéra; aussi Méhul l'a-t-il, depuis longtemps, mis en musique. Mais voici venir les commentateurs. Pour eux, le Jugement de Pâris est un symbole; c'est, disent-ils, le triomphe de l'art dont la beauté est le but supréme. Sans aucun doute, la beauté est le but de l'art; mais le beau moral n'y entre-t-il donc pour rien? Or, comment deviner ce beau moral, cette beauté suprême que comprenaient et exprimaient si bien Raphaël, Haendel, Mozart, sous les traits de Vénus et de Pâris, d'une coquette et d'un lâche 2?

Presque tout l'argent (des financiers) se dépense pour des Lucrèces qui ne se poignardent pas. ▾ (Mozart père à M. Hagenauer. Paris, 1" février 1764.)

2 Les biographes de Gluck font remarquer l'art avec lequel ce grand maître a su faire ressortir cette mollesse de Paris, dans son opéra de Páris et Hélène. A Hélène, au contraire, il a donné une certaine austérité. Lorsqu'on lui en demandait la raison, il répondait: Homère nous la représente comme étant estimée d'Hector. - Et cela seul suffisait pour qu'il la mit au dessus de Pâris et des Vénus à la pomme.

Mais laissons les commentateurs et revenons au Maître, dont le talent embrasse tous les genres: il conduit un assaut, il chante une idylle, il aborde, sans hésiter et sans broncher, le Parnasse après l'immortel peintre des stanze du Vatican. Il fait passer devant nous les poètes, les héros, les Gráces, les Muses, une seule exceptée, Polymnie, la Muse de l'éloquence et, dit-on, de la philosophie. Que feraient, en effet, ici, sa philosophie et son éloquence?

Eh bien! croirait-on que ces peintures, qui sont la gloire de l'Opéra, n'entrent pas pour un quatre centième dans le prix de l'édifice? Un an ou deux des pirouettes d'une danseuse sont estimés aussi cher que dix ans du pinceau d'un grand artiste. Voilà où en est l'art aujourd'hui parmi nous! A quoi bon des chefs-d'œuvre à l'Opéra ! Les yeux regardent ailleurs, et les chefs-d'œuvre ne sont là que pour un millier de becs de gaz qui les enfument. Mozart n'avait que soixante bougies pour ses concerts, au théâtre de M. Félix, rue et porte Saint-Honoré. Mais que de progrès depuis Mozart !

Le grand foyer de l'Opéra n'a pas moins de cinquante-quatre mètres sur quinze; sa hauteur est de dix-huit; le nombre des toiles de Baudry est de trentre-trois, et quelques-unes ont jusqu'à douze mètres de longueur. Mais tout le grandiose et toutes les magnificences de ce palais enchanté cachent assez mal une faillite perpétuelle. A nous, riches ou pauvres, de solder le bilan, sans même jouir du spectacle. Huit cent mille francs par an! voilà ce qu'il nous coûte. On a dit que, pour les finances, c'était un gouffre; serait-il défendu d'ajouter que, pour les mœurs, c'est un abîme?

EUGÈNE DE LA GOURNERIE.

1 Mozart père à M. Hagenauer. — 1" avril 1764.

LES

PÊCHEURS DE GRANDLIEU*

Ils plaçèrent sous la tête du vieillard une pierre qui pût paraître avoir fait la blessure fatale. La charrette fut renversée complètement sur lui. Le cheval, excité par deux ou trois coups de fouet, fit encore pour se dégager quelques efforts qui n'aboutirent qu'à froisser et meurtrir davantage le corps du poulailler et à effacer toutes traces de la lutte qui avait eu lieu, puis il baissa de nouveau la tête et resta tranquille et abattu comme auparavant.

Tous ces arrangements avaient été pris avec une grande célérité. Quand tout fut fini, les quatre compagnons se séparèrent après de courts adieux; les deux cheminats suivirent la route de Nantes, Soulaine et le pêcheur s'en allèrent ensemble jusqu'à un carrefour peu éloigné. Mais là, le vieillard, qui semblait avoir hâte de quitter son compagnon, prit congé de lui et descendit du côté du lac, pendant que le mendiant s'enfonçait dans les terres.

On se lève tôt dans nos laborieuses campagnes, et le lendemain, au moment où les premiers rayons du soleil commençaient à boire la rosée sur l'herbe, une jeune fille, qui conduisait aux champs les vaches de son père, aperçut le lugubre spectacle étalé sur la route. Effrayée par la vue du cadavre et du sang qui souillait la terre, elle retourna en courant et en jetant de grands cris vers le village qu'elle venait de quitter, et y répandit l'alarme. Les hommes abandonnèrent leurs travaux pour se rendre sur le lieu désigné * Voir la livraison de juin, pp. 471-483.

par la jeune fille; les femmes les suivirent, et bientôt le chemin fut encombré d'une foule émue, inquiète, mais nullement agissante.

Aussitôt qu'on se fut assuré, en soulevant la main inerte et glacée, qui s'étendait crispée sur la terre, que toute vie était éteinte chez le malheureux père Brévin, on évita de le toucher, de rien déranger à la position de la charrette, même de s'en approcher de trop près en attendant l'arrivée des autorités de la commune, qu'on était allé prévenir. La foule formait un cercle autour de la carriole renversée; mais si personne n'agissait, tout le monde parlait, et les suppositions allaient leur train.

[ocr errors]

Ça n'est pas difficile à comprendre, disait avec volubilité un homme, qu'à sa carnassière et à son fusil, portés ostensiblement, à son air assuré, à la déférence avec laquelle on l'écoutait, on pouvait supposer être garde ou homme d'affaires de quelque gros propriétaire du voisinage, la nuit dernière était noire comme la gueule du loup, le bonhomme avait peut-être avec ça la vue trouble, car il n'a pas passé devant chez Jouaut sans s'y arrêter, je pense, et le vin de Jouaut est fort, j'en réponds; je l'ai choisi moimême sur un cellier de plus de cent barriques, qui n'en contenait pas une faible ou mauvaise. Ça fait que le cheval sera tombé dans le trou, le bonhomme aura été jeté hors de sa carriole, qui se sera renversée sur lui en lui enfonçant la poitrine.

Un murmure approbatif annonça que la plupart des auditeurs se rangeaient à l'avis de l'orateur; cependant deux ou trois paysans qui avaient examiné avec plus de soin la position de la charrette, hochèrent la tête d'un air de doute. Un d'entre eux, un brave homme qui, depuis quelques instants, lissait avec persévérance, de la main droite, les mèches de cheveux gris et roides qui tombaient tout droits autour de son front, prit même la parole pour émettre timidement quelques doutes; mais son éloquence n'était pas grande, il le sentait, et, autant par suite de cette conviction que pour donner à ses idées, qui arrivaient avec lenteur, le quart d'heure de grâce, il avait l'habitude de répéter la dernière phrase

« PreviousContinue »