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tenant, quoique son fils se dressât devant lui triste et sévère comme un juge, il éprouvait un étrange soulagement à exprimer les pensées qui depuis si longtemps l'étouffaient, et à formuler les excuses étranges par lesquelles, dès le premier moment, il avait réussi à endormir sa conscience. Une fois accueillie par son esprit borné, la conviction de son innocence quant à l'assassinat, parce qu'il n'y avait pas pris une part active, y était restée incrustée comme une pierre dans l'argile. Il croyait toujours que Rose pouvait rendre à cet égard un témoignage victorieux, puisqu'elle l'avait vu à l'écart sur la route, à l'instant même du meurtre, et il se répétait sans cesse, avec la persistance entêtée qui le caractérisait, cet argument bizarre, qu'il n'avait fait que reprendre son bien en s'emparant de l'argent indûment gagné sur lui par le poulailler. Mais pendant que sa lourde intelligence, renfermée dans un cercle étroit de raisonnements et de déductions, retombait toujours, par son propre poids, dans les voies qu'elle avait déjà parcourues, une sombre inquiétude n'en agitait pas moins sa nature farouche. Les souvenirs sanglants que sa mémoire lui représentait lui étaient insupportables, il ne pouvait cependant s'empêcher de les creuser sans fin ni trêve, avec une persévérance qu'aucune distraction, aucune occupation ne venaient troubler. Il y avait des moments où, brisé par ce combat solitaire contre ses propres pensées, il l'aurait échangé volontiers pour une lutte extérieure, plus dangereuse sans doute, mais moins douloureuse. Heureux donc de parler tout haut cette fois, de raconter à un autre ce qu'il se redisait sans cesse à lui-même, il ne chercha nullement à déguiser les faits qui, suivant lui, le déchargeaient bien plus qu'ils ne l'accusaient.

André n'en jugea pas de même.

-

Si vous avez contribué à arracher la pauvre Rose aux misérables qui venaient d'assassiner son père, dit-il en frémissant, elle ne peut guère vous en savoir gré, et l'argent dont vous vous êtes emparé a mis sur vos mains tout le sang qu'il a pris à celles de vos complices. Que le bon Dieu vous donne le temps de vous repentir, car vous avez un grand crime sur la conscience!

-

Mais je ne l'ai pas tué ! persista le pêcheur. J'avais fait promettre aux autres de ne lui faire aucun mal, et Rose peut dire que

j'étais à plus de trente pas de la charrette lorsque son père a été frappé. Oui, je le lui demanderai, et elle le dira, parce que c'est vrai. Si elle disait cela, vous seriez perdu, reprit André. Mais elle est bonne, elle se taira. Elle ne nous déshonorera pas et nous irons vivre assez loin pour que tout le monde nous oublie, qu'elle n'entende jamais prononcer notre nom, et qu'on ne puisse lui reprocher de ne pas avoir vengé son père.

Les étranges illusions du vieux pêcheur semblèrent à la fin ébranlées par les paroles de son fils; il baissa la tête avec consternation, puis, la relevant et promenant un regard désolé autour de lui, il dit d'un air inquiet

Mais je ne peux partir, je ne peux pas quitter Passay. A quoi cela servirait-il? Quand j'irais demeurer à Saint-Lumine ou à Saint-Marc, où j'ai peu de connaissances, je rencontrerais toujours à la pêche des gens de notre village, auxquels je ne pourrais me cacher.

- Nous n'irons ni à Saint-Lumine ni à Saint-Marc, reprit André en secouant la tête, et vous ne rencontrerez plus personne de connaissance sur le lac, car voici, je pense, la dernière fois que nous y naviguerons tous deux. Nous allons nous rendre à Nantes; nous nous y reposerons un moment si vous êtes fatigué, et puis nous continuerons notre route jusqu'à ce que nous arrivions dans un lieu dont nous n'ayons jamais entendu parler, et où on ne sache pas seulement le nom de notre village.

Le vieillard regarda son fils d'un œil hébété. Évidemment l'idée de cet exil, de cette séparation instantanée et complète d'avec tous les objets, toutes les occupations qui remplissaient sa vie, le terrifiait. Peut-être n'eût-il jamais pu à lui seul en concevoir la possibilité, même pour échapper au danger le plus immédiat. Mais l'autorité avec laquelle André parlait, la décision calme, en même temps que profondément triste, qui marquait toute sa conduite et éclatait dans ses regards, domptaient le farouche caractère de son père. Il semblait d'ailleurs que celui-ci, en livrant son secret, en cédant à l'impulsion irrésistible qui l'avait poussé à ouvrir son misérable cœur, eût perdu sa force de résistance ordinaire. Une crainte vague encore, mais déjà terrible, grandissait en lui de

minute en minute, et achevait de stupéfier son épaisse intelligence. Il n'essaya donc pas de résister à la volonté d'André, et ce fut à peine s'il osa faire une objection.

Il faut pourtant que je retourne chez nous, dit-il humblement. Je ne peux pas partir comme ça sans argent et sans hardes, moins que tu ne me conduises dans ce pays que je ne connais pas pour y mourir de faim et de froid.

Voilà vos effets, mon père, dit André en désignant le paquet qu'il avait apporté avec lui. Quant à votre argent, il ira, avec le mien, à celle qui a sur lui plus de droits que vous. J'ai des bras et un bon état, je travaillerai pour vous et pour moi. Non! non! nous ne remettrons plus ni l'un ni l'autre les pieds sur la grève de Passay! Regardez bien autour de vous, dites adieu à tout ce que vous voyez; vous ne le reverrez plus !

Pendant ce douloureux entretien, les deux hommes avaient laissé leur barque s'en aller à la dérive, l'aidant à peine, et comme instinctivement, à se dégager des touffes de joncs sur lesquelles elle se trouvait poussée. Le flot et le vent s'étaient unis pour la ramener à son point de départ, et elle se trouvait alors à une très-petite distance du rivage chéri qui paraissait si beau à leur cœur. La lune se levait rougeâtre à l'horizon; ses clartés dissipaient l'obscurité de la nuit; les blanches maisons du village sortaient de l'ombre; les masses épaisses des bois se dessinaient sur le ciel, et le lac reprenait ses splendeurs nocturnes. Le vieux pêcheur se leva comme pour mieux contempler une dernière fois cette scène qu'il ne devait plus revoir; un sentiment confus, inexprimable, incompréhensible pour lai dans son amertume infinie, vint s'emparer de son cœur, et, avec un gémissement profond, il se laissa retomber dans la barque, les bras croisés sur ses genoux et la tête appuyée dessus. André regardait aussi son village natal, le beau lac, les aspects si doux à ses yeux, et, au milieu des saules, cette petite maison toute sombre, où il avait autrefois enfermé son cœur, qui aujourd'hui s'y était brisé. Mais sa résolution était prise, sa volonté était arrêtée; un déchirement de plus ou de moins ne pouvait le faire varier; il détourna la tête et poussa la barque au large d'un vigoureux coup de gaffe.

Dix minutes après, le père et le fils abordaient à la pointe d'une presqu'ile revêtue de bois épais qui se trouve de l'autre côté de l'embouchure de l'Ognon. Tous deux sortirent du bateau, qu'ils abandonnèrent sur le rivage. André se chargea du paquet de vêtements et marcha le premier, se dirigeant vers le nord; son père le suivit la tête baissée, et les deux exilés volontaires disparurent dans les sentiers du bois.

Le départ du père Gaffou et d'André fit du bruit à Passay. Maître Patron, en fidèle dépositaire, remit dès le lendemain à Rose la petite boîte dont il avait été chargé pour elle. La jeune fille y trouva tout l'argent dont André avait pu disposer, avec un billet qui la priait de l'accepter à titre de restitution, mais elle ne parla à personne de cette circonstance. Sa discrétion n'empêcha pas les soupçons déjà conçus d'être fortifiés par la fuite des deux Lécuyer. Maître Patron exprima même un instant de sinistres suppositions å l'endroit des résolutions désespérées qu'ils avaient pu prendre. La découverte de la barque abandonnée au rivage changea là-dessus sa conviction, et l'on devina à peu près ce qui s'était passé. Mais l'éloignement du père Gaffou, le silence de la famille Brévin, la disparition de Soulaine, qu'on ne revit plus dans le pays, la prudente discrétion de Jeanne Cadou, à qui le départ du père Gaffou donna fort à réfléchir, firent cesser tous les discours. Les cheminats sont à Cayenne, où ils ont été déportés pour d'autres crimes, et un certain mystère enveloppe encore la mort tragique de Pierre Brévin.

Douze ans se sont écoulés depuis cet événement. La maison des Lécuyer, demeurée fermée, tombe en ruine. Ni le père ni le fils ne sont revenus au pays. Rose Brévin n'est plus la jeune et fraîche jeune fille dont nous avons fait le portrait au commencement de cette histoire; mais son regard retient le rayon mélancolique et profond qu'un amour puissant laisse après lui; son cœur garde l'image de sa première affection, et sa main ne porte pas d'autre bague que le petit anneau d'argent qu'elle accepta autrefois en signe d'espérance, et qu'elle conserve comme preuve de souvenir. JULES D'HERBAUGES.

LIVRES D'ÉTRENNES

NOUVELLE GÉOGRAphie universelle, la France, par Élisée Reclus, un vol. in-8°, avec cartes et planches; HISTOIRE DU MOBILIER, par A. Jacquemart, un vol. in-8°, orné de 200 eaux-fortes; HISTOIRE D'ANGLETERRE racontée à mes petits-enfants, ́ par M. Guizot, tome I", in-8', illustré de 84 gravures; LE TOUR DU MONDE, année 1876, 2 vol. illustrés ; JOURNAL DE LA JEUNESSE, année 1876, 2 vol. illustrés; LA CONQUÊTE BLANCHE, par H. Dixon, un vol. in-8° illustré; LA BANNIERE BLEUE, par Leon Cahun; LE BONHEUR DE FRANÇOISE, par M Colomb; L'ONCLE PLACIDE, par J. Girardin; VOYAGE PITTORESQUE À MONDE, par R. Cortambert: 4 vol. illustrés ; LES COLOSSES, par Lesbazeilles; L'ETINCELLE ÉLECTRIQUE, par Cazin; LA LUMIERE, par Moitessier; TROMBES ET CYCLONES, par Zurcher et Margollé: 4 vol. illustrés; LES GRANDES INVENTIONS MODERNES, par L. Figuier, 1 vol. illustré; SCENES ET PORTRAITS extraits des Mémoires de Saint-Simon, par E. de Lanneau : Hachette et Cie.

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TRAVERS

LE

Un simple coup d'œil jeté sur la liste qui précède, et elle est loin d'être complète, fera juger à nos lecteurs comment, cette année encore, la librairie Hachette a voulu répondre à ses antécédents, et quelle variété d'ouvrages elle offre en étrennes aux petits et grands enfants, de tout âge, de toute condition, de tous degrés de culture intellectuelle, qui composent son public ordinaire, tant français qu'étranger.

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Passons rapidement en revue les livres divers dont nous venons de transcrire les titres.

NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE, La France. Nouvelle, en effet, est cette géographie, et par sa date et par la méthode qui a présidé à sa composition. Ici nous ne retrouvons pas, sinon dans une proportion fort modérée, ces longues nomenclatures de longitudes et de latitudes, de villes et de villages, de fleuves et de rivières, de golfes et de caps, de circonscriptions politiques et administratives, etc., qui composent le fond des traités ordinaires. Celui-ci, plus spécialement scientifique et pittoresque à la façon des célèbres ouvrages de Malte-Brun et de Karl Ritter, suppose la connaissance préalable des premiers.

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Cette Géographie nouvelle est proprement un voyage à travers le monde; s'attachant surtout à rendre exactement la physionomie physique et morale des régions qu'il parcourt, l'auteur, sans s'astreindre à un ordre rigoureux, décrit à grands traits les sites principaux, la configuration extérieure et la constitution géologique du sol, les mœurs des habitants, leur degré de civilisation, leurs caractères distinctifs, etc.

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