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regard douloureux et interrogatif, puis, baissant la tête, le suivit du côté du village.

J'avais toujours dit à ma belle-sœur, continua Louis Brévin, de la même voix traînante et tranquille qui dissimulait chez lui une bonne dose de finesse et une singulière fermeté, qu'elle avait grand tort de se désespérer et de dire si haut qu'on avait jeté à sa fille des sorts et des maléfices. Après tout, sa maladie était une maladie comme une autre, qui s'en est allée lorsque le bon Dieu l'a voulu. On disait aussi qu'elle en savait long sur l'accident qui a tué son défunt père. Bah! je n'ai jamais cru cela, moi! Elle n'a pas encore repris sa mémoire, ce qui est bien naturel, après avoir été si longtemps comme engourdie; mais je suis sûr que. quand elle pourra parler, on verra qu'elle ne sait rien de plus que les autres.

Tout en causant ainsi, Louis Brévin était arrivé à la porte de sa maison. Il s'arrêta, et invita André à entrer chez lui pour y prendre un verre de vin. L'oubli de cette politesse d'usage eût équivalu à une grossière insulte. Mais le jeune homme refusa, sous prétexte de grande fatigue; et, en effet, ceux qui l'auraient vu se diriger vers sa demeure n'auraient pas reconnu la démarche élastique, le pas joyeux, la vive allure avec lesquels il parcourait quelques jours avant la route de Nantes à Passay. Il rentra, comme le soir précédent, sans parler à personne. Le lendemain il parut vouloir travailler. Il examina ses outils, les mit en ordre, en essaya même quelques-uns; mais cette tentative d'occupation lui réussit mal. Il n'avait pas le cœur à l'ouvrage, et bientôt on l'aperçut errant encore sur le rivage dans les environs.de la maison de Madeleine. Son âme semblait attachée à ce lieu dont il ne s'éloignait guère, et pourtant il paraissait redouter la vue de Rose, et se contentait de demander de ses nouvelles aux personnes qui sortaient de chez elle. Il apprit ainsi que l'amélioration de sa santé se soutenait. Chaque jour un progrès marqué se faisait vers la guérison. La vie, l'intelligence, le sentiment, la mémoire, tout revenait à la jeune fille peu à peu et par degrés. Les nuages qui avaient obscurci son esprit se dissipaient à mesure que les forces retournaient lentement

TOME XL (X DE LA 4o SÉRIE.)

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à son corps. Oui, lentement, bien lentement, car plusieurs jours se passèrent ainsi, et la santé, la fraîcheur, la jeunesse, quittaient André à mesure que Rose les reprenait. Pâle et triste, il continuait à parcourir le rivage, s'asseyait à l'ombre de quelque haie, et façonnait distraitement un morceau de bois avec son couteau, ou bien encore il allait se renfermer seul dans sa misérable demeure. Ce qu'il faisait, ce qu'il pensait, ce qui le préoccupait pendant ces longues heures, nul ne le savait. Il avait un bonjour amical pour tous ceux qu'il rencontrait, mais il ne causait avec personne.

Le dimanche pourtant, au retour de la grand'messe, il rencontra Madeleine, et la vieille femme vint à lui avec un empressement joyeux.

Tu ne veux donc plus revenir chez nous, mon Dro? dit-elle d'un ton de reproche. Tu aurais pourtant plaisir à voir Rose aujourd'hui. Elle est levée, elle a mis ses habits des dimanches, et si elle n'est pas aussi jolie qu'autrefois, il ne s'en faut guère.

André regarda la bonne femme avec une singulière expression de doute et de méfiance.

Êtes-vous bien sûre, la mère, dit-il d'une voix altérée, que Rose sera contente de me voir ?

Et pourquoi pas ? répondit Madeleine avec surprise. Elle serait bien ingrate s'il en était autrement. Veux-tu que je te dise la vérité? Je pense qu'elle est fâchée de l'attendre tous les jours sans que tu viennes jamais, et que c'est là ce qui la rend encore si pensive et si triste.

-Eh bien! dit André avec un effort visible, j'irai donc la voir aujourd'hui: dites-le lui, mère Brévin, afin que mon arrivée ne la surprenne pas.

Quelques heures plus tard, en effet, André se dirigeait vers la petite maison de la veuve. Il était encore plus pâle que de coutume, et sa démarche traînante, incertaine, n'annonçait pas l'empressement joyeux inspiré par un heureux rendez-vous. Arrivé à la porte de la maison, il s'arrêta un instant pour laisser aux battements de son cœur le temps de se calmer; puis, posant la main sur le loquet, il ouvrit doucement.

Bonjour à la compagnie, dit-il d'une voix altérée, en restant sur le seuil sans paraître oser s'avancer davantage.

Il y avait plusieurs personnes chez la veuve. Des voisines, des parentes étaient venues la complimenter sur la guérison de sa fille, et la petite maison se trouvait presque remplie. Il sembla à André que l'on répondait froidement à son salut, et que des regards surpris s'échangeaient entre les assistants. Du reste ce ne fut pour lui qu'une impression bien rapide, et pour ainsi dire instinctive, ses yeux et son cœur étaient invinciblement attirés d'un autre côté. Auprès de la fenêtre ouverte qui laissait entrer la brise bienfaisante et aromatique du lac, éclairée, vivement par un brillant rayon de soleil, était Rose, Rose elle-même, guérie! sauvée ! quoique bien faible encore. Elle tourna la tête au son de la voix d'André, une vive rougeur, qui lui rendit pour un instant toute sa fraîcheur et sa beauté d'autrefois, se répandit sur ses joues; puis une pâleur mortelle y succéda, et elle porta la main à son cœur, comme si elle y ressentait une vive douleur; mais elle fit un effort sur elle-même, et sa voix tremblante prononça les mots si doux par lesquels elle avait accueilli André au milieu de ses plus grandes souffrances.

Bonjour, mon André !

Le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine. Il contraignit à grand'peine son émotion, s'approcha de Rose, toucha la main qu'elle lui tendait, et la félicita d'une voix balbutiante sur sa guérison. Ceux qui étaient là regardaient les deux jeunes gens et suivaient sur leur physionomie, avec plus de curiosité que de bienveillance, le reflet de leurs angoisses secrètes. Heureusement que le son de la cloche des vêpres vint appeler dehors ces surveillants incommodes, et peut-être André avait-il compté sur cette coïncidence pour se ménager une entrevue plus intime avec Rose. Les voisines quittèrent l'une après l'autre la maison de la veuve, et les deux jeunes gens restèrent seuls.

Pendant quelques instants une même émotion profonde et pénible arrêta les paroles sur leurs lèvres. Rose avait levé les yeux sur André, mais en le voyant si triste, elle avait détourné son doux regard, et elle demeurait toute troublée, la tête baissée et le cœur palpitant. Cependant les moments étaient précieux. André le sen

tait; il s'était armé de courage en venant près de Rose: il voulait parler; il voulait connaître son sort. La vie qu'il menait depuis dix jours revenait intolérable, et il était arrivé à l'un de ces moments décisifs ou l'on préfère la douleur même à l'appréhension qui la précède, la certitude la plus cruelle au soupçon qui ronge, le parti pris qui nous déchire le cœur à l'hésitation perpétuelle.

-Rose, dit-il tout bas. Mais la voix lui manqua, il s'arrêta, respira profondément et reprit : Rose, je suis venu te demander de me parler avec sincérité.

Les joues de la jeune fille prirent une teinte plus pâle, et ses lèvres blanches furent agitées, d'un léger frémissement pendant qu'elle répondait :

Je l'ai bien pensé quand je t'ai vu, André.

- Rose, reprit André après un autre silence, tu n'as encore dit à personne ce que tu as vu le jour de la mort de ton père?

Est-ce que j'y suis obligée, dit-elle en fixant sur son compagnon ses yeux, où l'on pouvait lire une certaine inquiétude. Le bon Dieu ne demande pas qu'on se venge, André. J'y pense, et je m'en inquiète quelquefois; mais il me semble que je peux bien ne rien dire, si je le souhaite.

-Je ne sais pas, répondit André avec un soupir. Quand je suis arrivé ici, je croyais qu'on devait avant tout faire connaître la vérité et punir les coupables, s'il y en a ; maintenant je n'ose plus parler ainsi, et c'est peut-être le bon Dieu qui t'inspire une pitié dont l'idée ne me venait même pas. Mais quoique tu sois assez bonne pour ne rien dire aux autres, encore faut-il que tu me dises tout, à moi.

- Pourquoi à toi plus qu'à un autre? demanda-t-elle en détournant le visage et d'une voix tremblante.

- Parce qu'il faut que je sache si je puis marcher encore la lèle levée au milieu de notre paroisse, ou si je dois m'aller cacher loin d'ici, dans un lieu d'où l'on n'entendra plus jamais parler de moi et où les regards des honnêtes gens ne viendront pas me faire rougir. O Rose! Rose ! ce que j'ai souffert depuis huit jours avec cette pensée dans mon esprit, personne ne le sait, et personne ne le saura jamais, excepté toi. Tu étais encore toute petite que je te

disais déjà mes chagrins. Tu me consolais, quand mon père me maltraitait. Ah! que ne m'a-t-il fait mourir alors, je ne serais pas là aujourd'hui pour traîner après moi sa honte et sa faute!

Et le malheureux, posant ses yeux sur ses deux poings fermés, s'efforçait en vain de retenir les larmes et les sanglots qui trahissaient malgré lui l'amertume de son désespoir.

Tu n'auras jamais de honte sur toi, mon Dro! s'écria Rose en posant une main tremblante sur la tête du jeune homme, pendant que, de l'autre, elle essayait d'écarter les bras dont il se cachait le visage; non, jamais! si c'est moi qui dois te l'attirer. Lève la tête, je t'en prie, et regarde-moi encore. Je suis toujours la Rose qui t'aime bien, je t'assure; et toi, tu es toujours bon et honnête comme par le passé. Pourquoi te cacherais-tu ? Pourquoi craindrais-tu les regards du monde? personne n'a le droit de dire du mal de toi!

André releva la tête, essuya ses yeux du revers de sa main et chercha à reprendre un peu de calme; mais il ne répondit pas même du regard à la naïve caresse de l'innocente fille.

Tu es bien bonne, Rose, dit-il humblement, et je te remercie de ce que tu veux faire pour moi. Je ne peux pas refuser ta bonté. Mais ce que le monde ignore n'en existe pas moins. Je le sais, moi, et ça suffit. Je connais maintenant ce qu'il me reste à faire. C'est dur, Rose, pour un homme qui était revenu au pays avec tant d'espérance. Je perds tout à la fois. Quand je serai loin d'ici et que tu n'entendras plus jamais prononcer mon nom, penseras-tu tout de même à moi de temps en temps, Rose?

-

Mais pourquoi partir? Pourquoi me dire toutes ces tristes choses? s'écria la pauvre fille en pleurant. Qu'ai-je donc dit, Dro? que sais-tu? Que crois-tu? Qui t'oblige à quitter le pays? Reste avec nous, Dro; je n'aurai pas honte de toi, bien sûr, ni ma mèrę non plus. Elle me raconte sans cesse comme tu as été bon pour nous, pendant que j'étais malade; il y a quelque chose qui me dit que je te dois ma guérison. Laisse les méchants pour ce qu'ils sont; ce n'est pas aux bons à payer pour eux. Soyons heureux au moins pendant notre pauvre vie, qui est si courte, et qui ne se recommence pas deux fois.

ار

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