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nomie, son air distrait et préoccupé, le faisaient croire malade. Quelques-uns disaient, en secouant la tête, qu'un fond de chagrin le minait. On le regardait avec compassion, mais sans chercher à troubler la solitude dans laquelle il se renfermait.

Vers le soir, il était sur la grève au moment où les pêcheurs s'embarquent, et le rivage présentait une scène pleine d'activité. Le soleil allait se coucher, ses rayons dorés cachaient déjà une partie de leurs gerbes enflammées derrière les côtes plates qui bornent le lac au sud et à l'ouest, tandis que l'onde tranquille, frappée sans obstacle par la lumière éclatante qui flottait à l'horizon, semblait rouler des masses d'or liquide. A droite et à gauche, les bois, les touffes de roseaux, les rivages verdoyants étaient éclairés de chauds reflets, et la vague mourante, endormie sur la rive, l'entourait d'une ceinture étincelante. Les barges, les tas de filets, les hommes affairés qui préparaient les embarcations et les détachaient des pieux où elles étaient amarrées, les juges, grandes caisses de bois de diverses formes percées de trous et fixées sur le rivage, où elles servent à renfermer le poisson, projetaient dans l'eau des ombres vigoureuses de plus en plus allongées. André, assis à l'écart, regardait en silence ce tableau animé. Il écoutait les propos joyeux, les rires bruyants des pêcheurs, et se rappelait avec quel plaisir il se joignait dans son enfance à des expéditions semblables; car, si le métier de pêcheur est rude et fatigant à la longue, une nuit passée sur le lac, dans la belle saison, quand le temps est doux et la pêche bonne, est pleine de scènes charmantes et de péripéties intéressantes. Aussi n'est-il guère de paysan, fermier, laboureur, ouvrier, habitant au bord de Grandlieu, qui ne se donne de temps à autre cette distraction émouvante. Et quand vient l'heure où le lac s'éveille, où l'obscurité, qui amène le repos sur ses rivages, transporte au contraire le mouvement et la vie sur les vagues soudainement troublées, on voit d'espace en espace, le long des côtes, à droite, à gauche, de toutes parts, une foule de petites barques quitter les abris où elles avaient été cachées durant le jour, et venir grossir la flottille disséminée sur le sein tranquille de la vaste pièce d'eau.

Alors les oiseaux aquatiques commencent leurs ébats; de longues bandes d'innombrables judelles flottent à la surface comme un réseau noirâtre, et tout à coup s'envolent, rasant l'eau avec grand bruit, et laissant derrière elles un long sillon argenté. La lanquas ou grèbe plonge au large, puis reparaît à une grande distance, faisant miroiter son plumage rose où l'eau glisse en perles brillantes. Les canards, les halbrans s'en vont dans les prés et les marais déserts se nourrir des graines sauvages dont ils sont friands. La loutre, cachée au milieu des roseaux, attend au passage le poisson qui va frayer sur la rive. Le héron, le vanneau, le cossard, le goëland, décrivent dans les airs mille courbes gracieuses, pendant que leurs yeux perçants cherchent au loin leur proie. Tout vit, tout s'anime, tout s'éveille, et cependant l'harmonieux silence de la nuit est à peine troublé par les bruits légers qui le remplissent.

Les barges s'éloignèrent l'une après l'autre sous les yeux d'André. Chacune était montée par cinq ou six hommes nécessaires pour manœuvrer le lourd bateau aux formes massives et pour jeter la seine. Parfois un poulailler en vareuse de laine, et la tête couverte de son bonnet bleu, descendait sur la rive, les mains dans ses poches, et venait acheter aux pêcheurs, soit le poisson contenu dans une juge, soit le produit présumé de la pêche de la nuit, se livrant ainsi au milieu de l'humble village à une spéculation qui ressemblait fort à certains jeux de bourse.

Presque toutes les barques avaient pris le large; le crépuscule s'assombrissait, et il ne restait plus sur la plage que deux ou trois bateaux échoués, qui, suivant toute probabilité, ne devaient pas servir ce jour-là, lorsque André entendit derrière lui la voix et les pas pesants de deux hommes qui se dirigeaient en causant vers le bord de l'eau.

Je vous répète, disait une voix qu'André reconnut aussitôt pour celle de son père, que j'ai dans ma juge la plus belle carpe qu'on ait pêchée cette année, sans compter des brèmes, des gardons, et une belle perche. Ça vaut cent sous comme un liard.

C'est bon, c'est bon, je veux voir ça. Je ne prendrai pas ton poisson à ton mot, peut-être ! répondit le compagnon du père Gaffou. Tu dis cent sous? Tu seras bien content si je t'en donne trois francs.

Trois francs! dit le pêcheur en se récriant, ma pêche de huit jours! Il n'y a pas de bon sens à proposer des choses comme ça au pauvre monde. Il faut donc mourir de faim?

- Dame! que veux-tu ! répondit le poulailler, est-ce ma faute, si tu ne pêches plus qu'à l'ancro? ça ne rapporte guère, chacun le sait. Faudra te serrer le ventre, mon bonhomme, et ne pas faire désormais les régals que tu t'es donnés depuis quelque temps.

Eh bien que je me régale ou non, ça vous regarde-t-il ? répondit le père Gaffou d'un ton farouche. J'ai payé mon compte à l'auberge, et je ne vous ai pas demandé d'argent pour ça, je pense. Vous m'en avez volé plus que je ne vous en ai emprunté, m'est avis.

Les deux hommes avaient alors passé près d'André sans le voir, et le jeune ouvrier ne put entendre les mots que le poulailler prononça d'un ton pacifique, pour calmer l'irritation du pêcheur. Il les vit se diriger ensemble vers une des juges, l'ouvrir, discuter un instant avec animation, puis enfin se frapper dans la main en signe de marché conclu. Alors le père Gaffou mit péniblement à flot l'une des barques qui restaient encore inoccupées, plaça dedans quelques ancros, y monta lui-même, et prenant les rames, s'éloigna solitairement en se dirigeant du côté de la rivière.

Le poulailler remontait la côte. André se leva et l'accosta. C'était Louis Brévin.

(La fin à la prochaine livraison.)

JULES D'HERBAUGES.

TOME XL (X DE LA 4a SÉRIE.)

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NOTICES ET COMPTES RENDUS

LE LIVRE D'UN PÈRE, par M. Victor de Laprade, de l'Académie française. Illustrations par E. Froment.

240 pp.

Un beau vol. pet. in-4° de Paris J. Hetzel, 18, rue Jacob. — Broché, 7 fr.; relié, 10 fr.

Voilà un recueil de tous points charmant, el que nous aimerions à voir donner à tous les enfants en cadeau d'étrennes. Nous l'examinerons bientôt; en attendant, lisez-en la préface et l'une des pièces, cueillie au hasard.

Quiconque aura entr'ouvert le Livre d'un Père, reconnaîtra que ce titre était son titre naturel. Note absolument nouvelle dans l'œuvre de M. Victor de Laprade, nouvelle aussi dans notre littérature, le Livre d'un Père est un des plus nobles recueils de poésie qu'on puisse mettre sous les yeux, qu'on doive essayer de faire pénétrer dans l'âme de l'enfance et de la jeunesse françaises.

On a écrit des chefs-d'œuvre en vers SUR LES ENFANTS. — Le Livre d'un Père (si l'on en excepte quelques recueils de fables) sera le premier dont on pourra dire qu'il a été pensé, seni, écrit entièrement POUR LES ENFANTS. Nos enfants n'en sont pas seulement le sujet, ils en sont l'objet.

C'est en même temps le testament d'un père et celui de tous les pères, qu'un tel livre : legs à jamais précieux pour ceux qui ont eu le bonheur de l'inspirer. Ces dernières paroles, ces ultima verba qui expireront peutêtre sur nos lèvres à l'heure où il nous faudra quitter les êtres que nous chérissons, il a été accordé à M. V. de Laprade d'avoir le temps de les dire dans le langage des grands poètes, qui seul pouvait donner son vrai sens, même à un dernier soupir. En lutte avec un mal qui ne semblait pas pouvoir pardonner, c'est du milieu des plus cruelles et des plus opiniâtres souffrances que successivement sont nés ces beaux chants. Ce livre si aimable, si touchant, rempli de si hautes et de si fermes leçons, de si tendres et de si sages conseils, où la douleur du malade se cache généreusement sous le sourire du père, placez-le, je vous y invite, au plus intime de votre

foyer. Lisez-le aux heures sérieuses, pour être prêt à y reporter, ne fût-ce que d'un geste, le cœur de vos enfants au jour de la dernière épreuve. Lisez-le tout haut aux petits comme aux grands, pour qu'ils se souviennent à jamais qu'ils l'ont entendu de votre voix, pour qu'ils croient en le relisant, quand vous ne serez plus là, vous entendre encore.

Il faut à tout âge aimer les beaux vers. Cette langue des poètes, cette langue suprême n'admet pas le médiocre. Son rôle est de surélever tout ce qui est bon. Initiez par le Livre d'un Père vos enfants à ce goût du vrai beau et du vrai bon dans la poésie, sans lequel notre éducation pécherait par sa base. Quant à vous, ouvrez-le d'abord, ainsi qu'il faut faire de tout livre qu'on laisse entrer dans la famille, et, je n'en doute pas, il vous charmera, il vous retiendra. « Ce poète, ce père a parlé pour nous tous, direzvous bientôt; écoutez-le, mes enfants, et nous-mêmes pères ou mères, ne perdons rien de ses paroles. >>

De là-haut.

Quand Dieu me prendra pour toujours
Dans son paradis que j'envie,

Il me laissera mes amours

Et les chers soucis de ma vie.

Si je n'emportais tout mon cœur,
Tout mon cœur de fils et de père,
Que ferais-je de mon bonheur?
Mieux vaudrait encor cette terre.
Mais je sais qu'à travers les cieux,
Du sein de la clarté profonde,
Je vous suivrai toujours des yeux
Dans ce cher petit coin du monde.
Rien n'arrêtera mon regard;
Pour arriver jusqu'à votre âme,
Il percera, de part en part,
L'azur et les soleils en flamme.

Vous me croyez bien loin, bien loin,
Perdu dans ces sphères trop hautes;
Mais je suis toujours le témoin
De vos vertus et de vos fautes.

Là-haut, parmi les triomphants,
C'est toujours à vous que je pense.

P.-J. STAHL.

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