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LES

PÊCHEURS DE GRANDLIEU*

Le père Gaffou s'était assis sur une escabelle devant le feu, qu'il attisait en y ajoutant de temps à autre quelques menus branchages, dont la flamme éclairait son visage sombre. Il resta une minute sans répondre, puis il dit d'une voix sourde :

- Je n'ai plus de consorts, je ne pêche plus qu'à l'ancro. Ils m'ont fait affront et je les ai quittés.

- Comment! reprit André avec une surprise plus grande, c'est avec vos ancros seulement que vous prenez assez de poisson pour pouvoir acheter du vin de muscadet comme celui-là? Il faut que vous ayez découvert un endroit bien favorable pour la pêche, ou qu'il se soit pris quelques sacs d'argent dans vos filets.

L'ancro ou la nasse est un long et vaste panier d'osier, serré de distance en distance par une gorge étroite, où le poisson, une fois entré, ne peut passer de nouveau pour s'échappér. Ce filet se pose aux ouvertures ménagées à cet effet dans les haies de saules entrelacés qu'on nomme écluses. On prend d'assez beaux poissons, mais en petite quantité, dans les ancros. L'étonnement d'André était donc fort naturel, mais le vieillard en parut irrité.

J'ai eu de la chance, voilà tout, répondit-il d'un ton farouche. Quand on ne partage avec personne, on a le profit à soit seul. Il n'est pas nécessaire de dire que j'ai pêché des écus; on finirait par demander si je n'ai pas fait un mauvais coup pour m'en procurer. * Voir la livraison de septembre, pp. 212-225.

André fit un mouvement, puis resta silencieux, les yeux fixés alternativement sur son père et sur le feu. Le vieux pêcheur, penché sur l'àtre, continuait à grommeler entre ses dents des phrases inarticulées. Lorsque André reprit la parole, sa voix semblait alté rée, malgré ses efforts pour paraître calme.

- En effet, on parle ici de mauvais coups plus que de coutume, dit-il; chacun en a l'air occupé, et l'on m'a déjà raconté de singulières choses à propos de la mort du père Brévin.

Le pêcheur ne répondit point, et le jeune homme, après avoir attendu un moment, continua:

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siné?

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Est-ce que vous penseriez aussi, mon père, qu'il a été assas

Je n'en sais rien; qu'est-ce que ça me fait ? dit enfin le père Gaffou en relevant la tête; je ne suis ni juge ni gendarme, et je n'en prendrai pas le métier pour mon plaisir. D'ailleurs, si on l'a tué, ça n'a pas été un grand malheur: c'était un voleur! Oui, un voleur! continua-t-il en se levant tout à coup et déchargeant sur la table un violent coup de poing qui fit sauter le pichet, le pain et les assiettes, pendant que ses yeux brillaient d'un feu sombre et que toute sa physionomie semblait agitée par quelque farouche passion. Il m'a volé plus d'un bon écu de cent sous dans ses marchés avec moi, et si on lui avait repris sculement son argent mal acquis, on aurait bien fait; je le dis et je le maintiens!

En achevant de parler, le pêcheur donna un second coup de poing sur la table; mais le regard stupéfait de son fils sembla le faire rentrer en lui-même ; il tourna le dos et se rassit sur son escabelle.

-

Vous avez tort de parler ainsi, mon père, reprit André d'un air grave. Le père Brévin était un honnête homme qui cherchait son profit comme bien d'autres, mais qui n'a jamais fait tort à personne. Ceux qui l'ont tué et volé, si malheureusement il a été assassiné, ont commis un grand crime dont ils répondront tôt ou tard devant Dieu et devant les hommes.

Le pêcheur sembla sur le point de se laisser aller à une nouvelle

explosion de colère; mais il se contint, et reprit avec un ricanement saccadé :

Je ne suis pourtant pas le seul à penser ce que je viens de dire; je crois que plus d'un pêcheur est de mon avis. Nous n'aimons guère les poulaillers, vois-lu, et nous avons de bonnes raisons pour ça. Mais par qui as-tu donc entendu raconter cette affaire? Est-ce qu'on en parlait dans le pays d'où tu viens?

Non, répondit André; j'ai rencontré sur ma route maître Patron, qui m'en a dit quelques mots, et je suis allé de suite chez la mère Brévin.

Ah! dit le pêcheur avec un intérêt marqué, comment as-tu trouvé sa fille ?

- Bien malade et d'une étrange maladie, continua André ; mais vous devez l'avoir vue, mon père; vous savez comment elle est ?

-Non, reprit le vieillard, je ne vais jamais dans cette maison-la et je n'en demande guère de nouvelles ; pourtant, je ne hais pas cette jeune fille. Je serais fâché qu'elle mourût.

Cette marque inattendue d'intérêt étonna André. Il se rapprocha de son père.

C'est un sort qu'on lui a jeté, dit-il à voix basse.

Le père Gaffou regarda son fils et baissa la tête en signe d'acquiescement.

Est-ce qu'on n'a soupçonné personne? demanda André avec

anxiété.

Puisque je te dis que je n'en sais rien, répondit le vieillard avec emportement. Ca ne me regarde pas, peut-être ! Que la fille soit ensourcelée et le père enterré, je n'en suis pas responsable! Tu m'ennuies, après tout, avec les questions. Personne ne m'avait encore tant parlé de tout ça. Si tu es venu ici pour m'en fatiguer les oreilles, tu feras tout aussi bien de t'en retourner.

Là-dessus, le vieillard tourna le dos à son fils, se déshabilla sans plus desserrer les dents, se coucha et éteignit la chandelle, laissant André se tirer d'affaire comme il le pourrait dans l'obscurité.

Le jeune homme se jeta tout habillé sur l'autre lit. Il était brisé

de fatigue, et cependant il ne put dormir. Après s'être tourné avec angoisse sur sa couche pendant quelques minutes, il se releva à moitié; appuya sa tête sur sa main, et, grâce aux lueurs mourantes du feu, ou quelques restes de sarments produisaient de temps à autre une flamme passagère, il put regarder autour de lui. Son front plissé, ses yeux inquiets que de sombres pensées semblaient obscurcir, indiquaient plus que de la tristesse, plus que du découragement.

Le vieux pêcheur dormait d'un sommeil lourd et agité. Sa respiration bruyante ressemblait parfois à un sourd gémissement. Le regard d'André resta fixé sur lui avec une étrange expression, puis i erra autour de la chambre, s'arrêtant parfois sur quelque objet entrevu dans l'ombre. Une mince raie de lumière passait déjà sous la porte située au levant, annonçant que le soleil commençait à monter sur l'horizon, lorsque l'excès de la fatigue donna enfin au jeune homme quelques heures de sommeil.

Quand il se réveilla, le père Gaffou était sorti. André eut besoin. d'un effort pour rappeler ses pensées et retrouver dans sa mémoire tout ce qu'il avait vu, entendu, éprouvé la veille. Mais bientôt ses souvenirs arrivèrent en foule, et ramenèrent sur son front le sombre nuage qu'un instant d'oubli en avait écarté. Il se leva el ouvrit la porte, heureux de pouvoir respirer l'air pur de la matinée au lieu de l'atmosphère enfumée de la cabane. La pluie avait rafraîchi la température; l'orage une fois passé, le ciel était redevenu bleu et le soleil faisait sentir sa chaleur. Il était huit heures du matin; la plupart des paysans prenaient chez eux leur premier repas à leur retour des champs. André fut bien accueilli par tous. Il était généralement aimé ; ses voisins et ses camarades lui serrèrent la main avec amitié, les femmes lui sourirent, et s'informèrent avec bienveillance des circonstances de son voyage. Mais, soit préoccupation d'esprit, soit sensibilité trop vive de perception, soit susceptibilité récemment éveillée, il parut à André qu'une certaine nuance de pitié se mêlait chez presque tous à l'affection qu'on lui témoinait. On lui parlait volontiers de son séjour en Bretagne, mais on

ne le félicitait pas de son retour, et chacun semblait éviter avec soin toute allusion à Rose Brévin et à ce qui s'était passé dans le village pendant l'absence du jeune homme. Lui-même perdait peu à peu le courage d'en parler, et voyant ses questions ne recevoir que des réponses brèves et vagues, il n'osait chercher des explications plus précises. I alla dîner à l'auberge neuve, où une enseigne pleine de couleur locale annonçait que, à la minute, le nommé Brochet servait à boire et à manger. Il y rencontra son père, qui terminait un repas copieusement arrosé. Mais le pêcheur se leva aussitôt qu'il aperçut son fils, et sortit sans lui adresser la parole. André s'assit tout pensif à la place que le père Gaffou venait de quitter. La maitresse de l'auberge s'approcha de lui:

-Vous voilà donc enfin revenu, Dro? dit-elle familièrement, car elle connaissait le jeune homme depuis son enfance. Allons, je suis bien aise de vous servir votre dîner de retour. Votre père m'a dit que vous étiez ici depuis hier au soir seulement. Qu'est-ce que vous mangerez? J'ai là une bouilleture (matelote) d'anguilles dont on ne pourrait pas rencontrer l'égale ailleurs. Votre père l'a trouvée bonne, et il est difficile, je vous assure, le bonhomme ! Il me querelle souvent plus que cela ne me plaît.

- Donnez-moi ce que vous aurez, mère Brochet, répondit André d'un ton distrait, je ne suis pas difficile, moi : je m'arrange de tout. C'est donc ici que mon père prend ses repas ?

- Ma foi, oui; depuis votre départ, il n'a guère mangé ailleurs que chez moi, répondit la mère Brochet tout en allant et venant pour préparer le diner, tandis que son mari, un gros homme ventru, à la figure joyeuse, s'occupait, enveloppé d'un tablier blanc qui ne faisait pas un pli sur son large abdomen, à tirer du vin frais et à le placer sur la table. Oui, le père Gaffou est une de nos meilleures pratiques, il n'y a rien de trop bon pour lui, et il ne refuse pas la lasse de café ou le gloria quand le temps est humide. Par exemple, ça n'a jamais l'air de l'égayer. C'est peut-être parce qu'il boit et mange toujours tout seul.

- C'est bon, c'est bon, interrompit son mari, occupc-toi de la

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