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Merci, mon gros camarade, dit le charretier reconnaissant.

Puis, quand la côte fut gravie, Mathurin demanda la permission de monter dans la voiture, ce qui lui fut accordé; mais, crac!! après deux tours de roues, voilà la charrette défoncée.

Malédiction sur le lourdaud! cria le conducteur; ma charrette est cassée vous êtes donc lourd comme du plomb?

- Peu s'en faul, dit le malheureux voyez, c'est une pierre que je porle.

Et Mathurin de faire : Pan, pan, pan, sur sa poitrine; et de dire: « Où la mettrai-je ? où la mettrai-je ?>

Ça m'est bien égal, méchant bossu, répondit l'autre garde-la, puisque tu l'as prise, et laisse-moi tranquille.

II

Mathurin eut bien d'autres aventures dans son voyage: les maisons croulaient, les barques sombraient sous le poids de sa borne, décuplée par celui de son péché... et chaque fois qu'il demandait à un passant: « Où la mettrai-je ? où la mettrai-je ? » on lui répondait toujours : « Il faut la garder, puisque tu l'as prise. » C'était désespérant!

Enfin, un beau jour que, s'étant mis à genoux au bord d'un chemin, pour se reposer, lui et sa vieille sorcière, il faisait sans doute de tardives réflexions sur l'inconvénient de prendre le bien d'autrui, Mathurin vit venir un voyageur, un homme énorme, de neuf pieds de haut pour le moins. L'inconnu avait une barbe blanche, longue d'une aune, et aussi épaisse que la mousse qui couvre le tronc des vieux chênes. Il faisait chaud. Le voyageur suait en marchant à grands pas. Il allait, il allait comme le vent.

Par charité, lui dit Mathurin, arrêtez-vous et écoutez-moi.

Je n'ai pas le temps, fit le voyageur, en marquant le pas avec rage; je ne puis m'arrêter plus de cinq minutes, tous les dix

ans. Pourtant je suis bien las je marche depuis si longtemps, si longtemps!

C'est comme moi, dit le paysan, je voyage depuis plus de six mois.

- Six mois! La belle affaire. Il y a bien plus de mille ans que je marche, moi, avec cinq sous dans ma bourse.

-

Vierge Marie! s'écria l'homme emborné; alors vous êtes le Juif-Errant !

- Vous l'avez dit, mon fils; je suis Isaac Laquedem Ashuérus, le maudit!! Adieu, adieu.

Au moins, reposez-vous une minute, reprit Mathurin, stupéfait.

- Impossible, soupira l'homme errant, si ce n'est qu'une fois en dix ans, et encore faut-il qu'un chrétien m'offre un siége, à moi, à moi qui, repoussant le Sauveur, lui ai dit Marche, va-t-en d'ici !! »

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vous avez chassé le Sauveur

Oui, je le fis... Hélas! que de pécheurs sur la terre font encore comme moi... Mais, ce jour-là, un ange du ciel me jeta l'anathème : << Tu marcheras, me dit-il, jusqu'au jour du jugement. » Et je marche sans cesse, et mon vol errant, pareil à l'Esprit du mal, traverse les siècles sans s'arrêter jamais, jamais...

- Eh bien! mon vieux Laquedem, moi je vous offre une place pour vous reposer, lui dit Mathurin ; venez, là, tout auprès de moi, sur ma poitrine; ne craignez rien, c'est solide.

Alors, Ashuérus, attendri, s'assit en pleurant sur la borne de Mathurin... Trois minutes après, il se releva soulagé.

— Merci, dit-il au paysan; tenez, voilà mes cinq sous; que puis-je encore pour vous? Dites vite, car mes jambes frémissent; il faut que je parte.

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Où la mettrai-je? où la mettrai-je? fit Mathurin en découvrant sa borne.

- Il faut la mettre, mon fils, où vous l'avez prise.

-Ouf! soupira notre homme, désemborné tout à coup. Je respire; merci, Dieu! me voilà libre !!

En effet la borne venait de se détacher de la poitrine du voleur repentant et pardonné. Mais pour remettre la pierre bornale à sa place, il n'en fallait pas moins la porter, et Mathurin se trouvait à plus de cent lieues de Gaël. Le Juif-Errant allongeait déjà ses longues et maigres jambes; il allait prendre sa course, rapide comme l'ouragan, lorsque son nouvel ami lui fit part de son embarras.

Si ce n'est que cela, dit Isaac en mettant la borne dans sa grande poche, partons, partons tout de suite, car j'entends une voix de tonnerre qui me crie : « Marche! marche encore! » Suivezmoi donc, si c'est possible.

- Mais connaîtriez-vous par hasard le chemin de Gaël ? reprit naïvement Mathurin.

Je connais toutes les routes, mon ami, toutes les mers et tous les pays de l'univers. C'est moi qui poursuis le voleur et l'assassin dans l'ombre des nuits; c'est moi qui m'attache à leurs pas, avec le remords que je porte; c'est moi qui décèle les coupables, quand Dieu me l'ordonne, c'est moi;... mais il faut nous hâter; marchons plus vite.

Mathurin, qui n'avait plus sa borne sur le cœur, courait comme un cerf. La joie lui donnait des ailes, et la graisse ne le gênait pas; et quand il n'en pouvait plus, il priait son ami trop pressé de faire un tour dans la plaine. Isaac, qui était très-bon enfant, comme vous voyez, obéissait volontiers. Puis son compagnon, après s'être reposé à l'ombre, reprenait sa marche avec lui, trop heureux de voir filer ainsi sans peine la pierre bornale du côté de Gaël en Bretagne.

Pour en finir, ils arrivèrent au pays. Dame! on fut bien étonné à Gaël, comme vous pouvez le penser, de voir Isaac Laquedem en personne, et Mathurin qui le suivait, un peu essoufflé, c'est vrai, mais encore plus content de n'être plus emborné.

En peu de temps, il y eut une foule de gens, des mendiants et surtout de petits polissons, qui se mirent à leur suite,

pour voir ce que le grand Juif allait faire en compagnie de Mathurin le Nigaud... Ce qu'il fit? C'est bien simple. Dès qu'il fut arrive auprès du champ de Jacques, le Juif tira la borne de sa poche, comme on tire son mouchoir ou son couteau, au grand ébahissement du popu laire, et la planta tout simplement à son ancienne place. Mathurin dit-on, poussa un soupir, mais personne n'y prit garde. Finalement, avant de partir, le Juif-Errant (tout en marquant le pas avec frénésie) distribua force cinq sous à chacun des mendiants et des petits polissons de la paroisse, sans oublier le sonneur et le bedeau. Par malheur, moi, je fus oublié, pour une bonne raison: c'est que mon père n'était pas né. Enfin, le grand Juif s'écria, d'une voix épouvantable, en prenant sa course: «Attention, vous autres, à ne plus déranger les bornes !! »

Les dérange-t-on plus ou moins en ce pays, depuis cette époque mémorable?... Personne ne nous répond... Aussi nous laisserons la réponse à faire... à monsieur le juge de paix ou au garde-champêtre, et je finis en vous souhaitant, messieurs, des domaines vastes, mais bien bornés.

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