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ah! oui, j'étais heureux en arrivant là-haut à l'entrée du village, en voyant tout le pays, Grand-Lieu, les barges, les maisons des amis, des voisins, que je venais retrouver. Je ne m'attendais guère aux malheurs que j'allais apprendre, ni à revoir ma chère Rose telle qu'elle est. Mais c'est égal, rien ne me changera pour elle. Oui, ma Rose, ajouta-t-il en traversant la chambre pour aller prendre la main de la jeune fille, sur laquelle il se pencha avec tendresse, je resterai le même pour toi, malade ou bien portante, je t'aimerai toujours de même sorte: tu seras la première dans mes pensées et dans mes prières, et je te défendrai, je te protégerai contre tous les méchants qui t'ont fait tant de mal.

La voix d'André sembla encore une fois pénétrer jusqu'au cœur de Rose; un pâle sourire entr'ouvrit ses lèvres, et sa main pressa faiblement celle du jeune homme. De nouveau les yeux de celui-ci se remplirent de larmes.

Allons, mon bon Dro, dit la veuve, tu ne peux pas rester ici plus longtemps; tu dois être fatigué de ton voyage; va te reposer, et espérons dans la pitié du bon Dieu. Rose a montré ce soir plus de sentiment que je ne lui en avais vu depuis bien des jours, Si son cœur se réveille, elle guérira. Ah! je sens que je serais capable de tout pardonner, si ma fille m'était rendue telle qu'elle était autrefois.

André tourna autour de lui un regard désolé. L'abandon dans lequel il laissait les deux femmes, seules ainsi dans cette petite maison éloignée de tout secours, l'effrayait pour elles; et quoique Madeleine lui répétât que bien des jours et des nuits ne s'étaient pas autrement passés, il ne pouvait se décider à partir. Obligé de céder à la volonté de la veuve, il prit enfin congé d'elle. Mais il avait fait à peine quelques pas hors de la maison, lorsqu'il s'arrêta tout à coup, s'assit sur le bord d'un fossé, couvrit sa figure de ses mains et demeura immobile, plongé dans de navrantes réflexions.

Il repassait dans son esprit tout ce qu'il venait de voir et d'apprendre, le douloureux renversement des doux projets qui l'avaient bercé durant son voyage, et la mission vengeresse dont il allait

assumer sur lui la lourde charge, lorsqu'un bruit qu'il crut entendre à peu de distance lui fit relever la tête avec méfiance.

Le temps avait changé. L'aspect du lac et de ses rivages n'était plus semblable à celui qu'André avait admiré en arrivant. Les nuages noirs accumulés à l'ouest s'étaient élevés peu à peu sur l'horizon, et la brise de mer, les chassant devant elle avec une rapidité croissante, les étendait sur tout le ciel. La lune glissait à peine par intervalle un rayon obscurci à travers quelque éclaircie aussitôt fermée par les masses sombres qui semblaient lutter de vitesse. Les rivages moins éloignés dessinaient confusément sur le ciel gris leurs obscures silhouettes. Les vagues commençaient à s'émouvoir, et, au lieu de clapoter sur les cailloux de la grève, retombaient avec pesanteur dans la ligne d'écume de plus en plus large qui brillait, malgré l'obscurité, d'un étrange éclat. André essaya en vain de regarder autour de lui à la distance de dix pas, tous les objets se confondaient dans une même teinte sombre. Il s'était assis au dessous du terre-plein qui servait d'étendoir, et les piquets, plantés irrégulièrement tout près l'un de l'autre, les quelques filets suspendus çà et là en festons, servaient encore à tromper le regard perdu au milieu de ce dédale de bois et de cordes. Cependant, au bout d'une ou deux minutes, grâce à un rayon fugitif tombé entre deux nuages, André aperçut un homme qui se glissait avec précaution à travers les piquets. Un soupçon rapide frappa son esprit, et, demeurant immobile, retenant même son haleine, il observa avec une attention haletante les mouvements de ce promeneur attardé.

A la taille, à la démarche, à la besace jetée sur ses épaules, au long bâton qui lui servait à écarter ou à soulever les objets qui gênaient son passage, le jeune homme reconnut celui dont le nom s'était d'instinct présenté à son esprit, Soulaine, le sorcier, qu'on lui avait assuré pourtant n'être plus à Passay.

Un frisson nerveux parcourut tout son corps. Ce n'était pas la peur qui le causait, quoique les croyances superstitieuses accueillies dans le pays dussent l'émotionner d'autant plus profondément,

TOME XL (X DE LA 4a SÉRIE.)

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qu'il leur prêtait, il faut l'avouer, une foi entière; mais à la vue du mendiant, toute émotion de terreur fut étouffée en lui par une indignation amère et profonde, et lorsqu'il s'aperçut que Soulaine se dirigeait vers la demeure de Rose, de la victime présumée de ses maléfices, le cœur d'André bondit de colère, il sentit son sang courir chaud et rapide dans ses veines. Il se leva avec précaution et suivit le mendiant. Il le vit se glisser comme une couleuvre autour de la maison, prêter l'oreille à la porte et chercher à regarder à travers les volets de la fenêtre. Par malheur, malgré tous les efforts d'André pour étouffer le bruit de ses pas, les sens exercés du mendiant l'avertirent bientôt qu'il était épié; il sauta brusquement par dessus la haie du jardin et franchit en deux bonds l'étroit espace qui le séparait d'un marais encore à moitié couvert par l'eau du lac. Il se dirigeait vers une épaisse haie de saules, lorsqu'il se sentit saisir au collet, et André, qui l'avait rejoint, le secoua d'une main vigoureuse en disant avec rudesse :

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D'où viens-tu, drôle, et que fais-tu là ?

Tiens! c'est André Lécuyer, dit Soulaine, en tournant la tête sans paraître trop déconcerté par cette altaque imprévue. Avezvous donc été mordu par un chien fou, ou ben êtes-vous engagé dans la gendarmerie, que vous vous jetez comme ça sur le monde? Réponds-moi, misérable! tu ne m'échapperas pas, reprit le jeune homme, qui donna une nouvelle bourrade à son prisonnier. D'où viens-tu? Pourquoi rôdes-tu autour de cette maison? Et où vas-tu par là ? Ce n'est pas le chemin du village.

- Ah çà! voulez-vous ben me lâcher, dites donc, le petit gars? Vous allez me déchirer ma redingote, et c'est celle des dimanches, quoique je la porte tous les jours. Je viens d'où je veux, je vas où j'ai affaire, et vous ferez bien de ne pas m'en demander plus long, vu qu'il ne me convient pas de vous répondre.

En finissant de parler, Soulaine, par un mouvement de ses vigoureuses épaules, se dégagea des mains d'André, lança dans la puitrine du jeune homme un coup de poing qui fit chanceler celui-ci; puis, tournant sur lui-même, il s'élança du côté d'où il était venu, espérant ainsi donner le change à son adversaire.

Plus âgé de quelques années et plus fort que le jeune ouvrier, il croyait s'en débarrasser sans peine; mais la nature nerveuse de celui-ci était surexcitée, et le mendiant éprouva une résistance sur laquelle il était loin de compter. André chancela un instant, puis en deux bonds il fut de nouveau auprès de Soulaine, saisit à pleines mains la blouse en lambeaux qui venait de se déchirer sous son étreinte, et dit les dents serrées :

Je te répète que tu ne m'échapperas pas et que je ne te laisserai pas retourner de ce côté, pour recommencer tes abominables pratiques.

Soulaine avait paru tenté de se dégager encore violemment des mains du jeune homme, mais ces dernières paroles semblèrent le faire changer d'avis; il releva la tête, fixa sur André ses petits yeux méchants, et reprit d'un ton de conciliation :

Eh ben! eh ben! après tout, si vous voulez causer, causons. Rien ne me presse ce soir, le feu n'est pas à mes granges. Je n'ai pas besoin de travailler pour gagner mes rentes. Je peux bien m'arrêter pour dire quelques mots au fils de votre père, André, vu que je suis un de ses bons amis.

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Toi, ami de mon père ! répondit André, dont cette douceur inattendue n'avait modifié en rien les dispositions menaçantes. Toi! empoisonneur, sorcier, gibier de potence ! Dis encore ça et tu verras ce qu'il t'en arrivera !

- Il m'en arrivera ce qu'il pourra, continua audacieusement Soulaine, c'est pourtant vrai, et je risque moins à le dire que vous à me débiter vos jolies petites litanies d'injures, sachez-le bien.

Tes menaces ne m'effraient pas, dit André; je sais que tu es un homme méchant, mais je te ferai mettre dans un lieu où tu ne pourras continuer tes mauvaises pratiques et d'où tu auras peine à sortir, je t'en réponds, une fois que tu y seras entré.

Allons! allons! calmons-nous, mon petit gars, reprit Soulaine d'un ton plus familier, mais toujours assez conciliant; je veux bien te pardonner ce soir, parce que je vois que tu as du chagrin tu as été mal reçu chez ta bonne amie, n'est-ce pas ? Elle avait la

fièvre, et elle a été moins gaie qu'à l'ordinaire. Console-toi, ça se passera. Toutes les maladies se guérissent, excepté celles dont on meurt. Rose Brévin n'en mourra point, sois donc paisible, et laissemoi aller à mes affaires, comme un gentil garçon que tu es.

-Tu te vends, Soulaine! tu t'accuses toi-même, s'écria André; pourquoi parles-tu de Rose Brévin, que je n'ai pas nommée ? Et que sais-tu de sa maladie, toi qui es absent du pays depuis des semaines et des mois, à ce qu'on assure. Ce que tu viens de dire là pourra te coûter cher.

-Me coûter cher! et pourquoi? Ça n'est pas toi que je peux craindre, et tu n'as aucun droit de m'en vouloir, même si Rose Brévin est la bonne amie, ce que j'ignorais. Puisque je te dis qu'elle guérira, remercie-moi plutôt.

- Et son père? malheureux! Et son père? Comment est-il mort ? Le sais-tu aussi ?

Tiens! c'est vous qui me demandez cela, dit Soulaine d'un ton de surprise insolente et en rapprochant son visage de celui du jeune homme, de telle sorte qu'André sentait plutôt qu'il ne voyait le regard fauve du mendiant se fixer sur lui avec une expression qui le mettait mal à l'aise. Ma foi! si vous ne le savez pas, je n'en sais rien non plus. Est-ce que vous seriez chargé, par hasard, de me faire parler?

Non, répondit-il, mais je veux voir clair dans cette affaire, et s'il y a un crime, comme je le crois, je saurai bien faire décou vrir les coupables.

-Ah! comme ça, pour votre plaisir? reprit Soulaine, toujours du même ton goguenard. Savez-vous, petit gars, qu'en mouchant la chandelle des autres on se brûle souvent les doigts? Demandez à votre bonhomme de père, il vous le dira.

Il ne s'agit pas de tout ça, continua André, tes insolences ne te tireront pas d'affaire. Veux-tu me suivre de bon gré chez M. le maire, ou bien faut-il que je t'y conduise de force?

Ah çà! mais il faut que tu aies la cervelle tournée, André Lécuyer, pour me proposer des choses semblables, dit Soulaine

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