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UNE HALTE A LUÇON

Par le temps de voyages à toute vapeur où nous vivons, voyages si rapides, mais si monotones dans leur rapidité, j'aime parfois à quitter les lignes ferrées pour revenir aux voies et moyens du vieux temps; c'est-à-dire pour trottiner tout doucement soit à cheval, soit dans une cariole de louage. L'homme d'affaires ne peut s'accommoder de ce système suranné, mais le touriste et l'observateur y trouvent mieux leur compte.

Aussi n'est-ce pas sans un vrai plaisir que, revenant de Bordeaux à Nantes, j'ai fait halte à Luçon, pour y prendre la grande route des Sables d'Olonne, sùr d'y rencontrer d'intéressants motifs d'étude et les demeures hospitalières de quelques amis. Seulement, d'un projet à sa réalisation l'exécution n'est pas toujours facile, et j'en fais de nouveau l'expérience. Ainsi, pour continuer mon voyage, il faut d'abord m'enquérir d'un loueur de voitures, et traiter avec lui sans éprouver le supplice de Marsyas; puis, la chose conclue, ce n'est pas tout encore le cheval est au pré, la maringotte sous la grange, le garçon à l'auberge, les harnais chez le bourrelier. Or, avant de réunir tous ces éléments indispensables à la poursuite de mon itinéraire, une ou deux heures et plus vont peut-être s'écouler. Il est donc sage de se préparer à dissiper les ennuis de l'attente en appliquant ce vers d'Hippolyte Minier, l'un des trop rares collaborateurs de la Revue :

Le bon emploi du temps en double la mesure 1.

Les gros bonnets. Revue de Bretagne et de Vendée, liv. de novembre 1859.

Depuis trente ans passés que je chemine sur les grandes routes et les petits routins, à travers plaines et montagnes, je n'ai jamais éprouvé la moindre contrariété d'une halte forcée dans le plus misé rable village. Quand on est artiste et archéologue, ou, ce qui est plus vrai, ami des arts et de l'archéologie, doit toujours se tirer d'affaire agréablement; ici avec un crayon et là par la recherche de quelques débris du passé. Or, je ne m'arrêtais pas forcément dans un village ; j'étais à Luçon, petite ville où règne le calme d'un monastère, excepté le samedi, jour de marché, et qui me rappelait l'un des plus grands noms du XVIIe siècle Richelieu !

C'est au moins la troisième fois que je visite Luçon : je ne crains donc pas de m'égarer dans ses rues; mais c'est en vain que je cherche toujours la statue du grand ministre sur une promenade. ou sur une place publique; je ne trouve pas même son nom à l'angle d'une modeste ruelle; et, comme j'en manifestais mon étonnement, un aimable et très-intelligent Luçonnais m'indiqua l'évêché, où se trouvait, m'affirmait-il, un curieux portrait de Richelieu, portrait du temps; il m'offrit même de me conduire au palais épiscopal. J'acceptai cette offre amicale, et, quelques instants après, nous traversions les allées du cloître de la cathédrale pour gravir le grand escalier de l'évêché et visiter ses dépendances.

Cette résidence a bien le caractère qui lui est propre, et comme je la préfère au palais du cardinal Donnet, qui a plutôt l'air de la somptueuse demeure d'un banquier que de celle d'un prince de l'Eglise. Ici, le prélat est bien chez lui, à l'ombre de sa cathédrale, et complétement isolé par des arbres et des jardins de toutes habitations particulières. Les pièces principales de l'évêché que j'ai visitées m'ont fait connaître quelques œuvres d'art dont j'ai pris note, et ce sont ces notules, rédigées à la hâte, que la rédaction veut bien accueillir, afin de donner quelques développements sur des faits sommairement cités, ou parfois omis dans toutes les notices de la ville de Luçon.

Avant de décrire les tableaux et les objets intéressants que j'ai

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remarqués au cours de ma rapide visite, il ne sera pas inutile de reproduire une petite leçon d'histoire locale que voulut bien me donner mon aimable guide.

Par suite des guerres civiles du XVIe siècle, qui désolèrent si profondément le Bas-Poitou, le palais épiscopal du diocèse de Luçon était devenu inhabitable, ainsi que l'avait constaté Pierre Brisson, sénéchal de Fontenay. Mais, en 1608, le 21 décembre, ArmandJean du Plessis de Richelieu, troisième de nom dans la chronolo gie des évêques de Luçon, jeune prélat de vingt-trois ans, prenait possession du siége épiscopal qu'il devait à jamais illustrer. Dès son arrivée, le futur cardinal-ministre se mit à relever de ses ruines la demeure de ses prédécesseurs. Ces restaurations furent lentes, faute de suffisantes ressources, puisqu'en 1609, Richelieu s'exprimait ainsi, dans une de ses lettres à Mme de Bourges : « Je suis ex» trêmement mal logé, car je n'ai aucun lieu où je puisse faire du » feu, à cause de la fumée. Vous jugez que je n'ai pas besoin de » grand hiver; mais il n'y a de remède que la patience. Je vous » puis assurer qae j'ai le plus vilain évêché de France, le plus crotté » et le plus désagréable... Il n'y a ici aucun lieu pour se promener, » ny jardin, ny allées, ny quoi que ce soit, de façon que j'ai ma mai» son pour prison '. »

C'est donc à Richelieu que l'on doit les proportions grandioses du palais actuel; ce qui justifie l'apposition de ses armes sur le fronton de l'édifice. La grande salle à manger du rez-de-chaussée, le petit salon voûté qui lui est attenant, l'office, les vastes cuisines, et, au dessus, les grandes pièces de réception et la chapelle, composent tout ce qui reste des bâtiments construits ou restaurés au XVIIe siècle, aspectant le levant, et qui formaient l'un des côtés d'une cour d'honneur à peu près quadrangulaire.

On arrivait dans cette cour par un porche qui existe encore au nord il faisait face à des constructions qui allaient de l'est à l'ouest, et malheureusement aujourd'hui disparues. Ces constructions com

Hist. des moines et des évêques de Luçon, par M. l'abbé du Tressay, t. II, p. 174.

prenaient les appartements particuliers de Richelieu; entre autres sa chambre à voûte lambrissée, décorée de peintures reproduisant le blason du cardinal sur un semis de tulipes et de roses. A gauche en entrant dans cette pièce, se dressait une haute et large cheminée, au trumeau de laquelle se voyait un paysage d'un style élevé. Qui sait? peut-être un des tableaux inconnus du Poussin ?

Enfin, dans un angle de cette chambre, existait une tourelle en encorbellement, en sorte d'échauguette, à laquelle se rattachait une légende populaire. Du haut de cette petite tour, le cardinal aurait suivi les péripéties du siége de La Rochelle... J'avoue que ce récit ne fait pas mal dans la bouche d'un cicérone vulgaire; mais le mien s'empressa de me faire observer qu'il était même impossible de voir les clochers de La Rochelle du haut de la flèche de Luçon, et que Richelieu avait quitté sa ville épiscopale en 1623, cinq ans avant le siége si mémorable.

Et maintenant, à l'endroit où s'élevaient ces constructions historiques, se dessinent les gazons d'un jardin anglais, et quelques planches disjointes, jetées çà et là, sont tout ce qui rappelle les appartements particuliers du grand cardinal. Sic transit gloria mundi!

Pendant que j'écoutais cette description rétrospective, mes jambes et mes yeux ne restaient pas inactifs ; je parcourais les deux grandes salles de réception et j'examinais les quelques tableaux qui les dé

corent.

1 On n'ignore pas que, dans sa toute jeunesse, Le Poussin a séjourné dans le Poitou, chez un jeune gentilhomme, dont l'amitié et le goût avaient offert un asile à l'artiste. (Voir Le Poussin, sa vie et son œuvre, par H. Bouchitté.) Le Poussin était au pays poitevin de 1614 à 1618; les uns disent qu'il se trouvait à Clisson juste au moment du passage de Louis XIII, et prétendent, bien à tort, que le fond du tablean de Diogène reproduit les bords de la Sèvre, en cet endroit. Mais dans quel château du Poitou Le Poussin résida-t-il? Ce point là reste encore entouré de mystère, dit M. B. Fillon. Ce qui est positif, c'est que Nicolas Poussin était dans le diocèse poitevin, au temps de l'épiscopat de Richelieu; et, vingt-un ans plus tard, le cardinalministre retrouvait à Paris le célèbre artiste, élevé par le roi au rang de son premier peintre ordinaire.

C'est, d'abord, toute une galerie de portraits représentant les évè ques de Luçon, rangés chronologiquement et à partir de celui qui m'avait été signalé.

Cette peinture, de la première moitié du XVIIe siècle, des dernières années du cardinal, je le veux bien, n'a pas l'accent d'une franche originalité; c'est un portrait curieux, voilà tout: le prélat, de grandeur naturelle, est représenté debout, vêtu de la robe cardinalice, la main gauche appuyée sur une table, recouverte d'un tapis écarlate, sur laquelle est un crucifix. L'autre main tombe naturellement le long du corps et tient un livre entr'ouvert, à reliure maroquin cramoisi. Le cardinal se présente la figure de trois quarts, regardant à droite, la tête couverte de la barrette, posée un peu en arrière; ses cheveux grisonnants, ses moustaches relevées en éventail et sa longue mouche noire lui donnent la physionomie d'un mousquetaire; sur son camail rouge se détache la croix de l'ordre du Saint-Esprit. Dans l'angle du tableau, à la partie supérieure de dextre, sont apposées les armes de sa famille D'azur à trois chevrons de gueules.

Pour moi, et je suis sûr de ne pas être seul de mon avis, - je ne connais qu'une peinture qui nous conserve l'image vraie de Richelieu et reproduise noblement cette grande figure historique: je veux parler du beau portrait peint par Philippe de Champagne, le peintre ordinaire de Port-Royal .- Voilà la portraiture fidèle da

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1 Philippe de Champagne, ou Champaigne, né à Bruxelles le 26 mai 1602, » mort à Paris le 12 août 1674. Portrait en pied d'Armand-Jean du Plessis, due » de Richelieu, cardinal et ministre d'État, né en 1585, mort en 1642: — (Hauteur, » 2 mètres; largeur 1 mètre 55 c. Toile, figure de grandeur naturelle). Il est de> bout, en costume de cardinal, la tête tournée de trois quarts, à gauche, et converte ⚫ d'une calotte rouge. Il porte le cordon de l'ordre du Saint-Esprit et tient sa bar> rette de la main droite. Dans le fond un rideau à grands dessins. Ancienne collection. Ce tableau provient de l'Hôtel de Toulouse. L'inventaire Lenoir, n° 166, cite un autre portrait du cardinal, également par Champagne. (Notice des tableauz da Musée du Louvre, par F. Villot).

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Le talent de Philippe de Champagne avait frappé Richelieu, au point qu'il lai confia plusieurs fois ses traits à reproduire. (Notice sur la vie et les ouvrages de Ph. de Champagne, par H. Bouchitté, p. 421.) Il est de fait que, en outre du portrait du Louvre, on trouve, dans les anciennes descriptions du Palais-Royal, bâti, comme on

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