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A PROPOS D'UNE NOUVELLE ÉDITION DE BRIZEUX

Il y a quelque quinze ans, quinze siècles par la gravité des événements accomplis! fut-il jamais plus à propos, en effet, de redire avec Tacite grande mortalis ævi spatium! - ce recueil publia une longue étude sur Brizeux et ses poésies, à l'occasion de la première édition complète de celles-ci qui venait de paraître à la librairie Michel Lévy. Brizeux était mort récemment, et l'un de ses plus fidèles amis, l'hôte de ses derniers jours, M. Saint-René Taillandier, avait pieusement rassemblé les œuvres éparses du poète, pensant avec raison qu'il ne pouvait mieux honorer sa mémoire qu'en lui élevant ce monument, ce tombeau, comme on disait au temps de la Pléiade, monument à la fois humble et glorieux, dont la muse du barde défunt fournissait elle-même tous les matériaux. Passant en revue ces œuvres diverses, la délicieuse pastorale de Marie, l'idylle de Primel et Nola, la rustique épopée des Bretons, les Histoires poétiques, les Ternaires, la Harpe d'Arvor, l'admirable Élégie de la Bretagne, ce chant du cygne breton, on essaya alors d'apprécier à leur valeur cet art délicat et profond, cette science du rhythme et de la métrique, cette grâce virile, ce parfum d'atticisme, ce goût fin et sûr, qui, chez Brizeux, se cachaient sous la simplicité de la forme. S'il n'eut pas la puissance d'imagination et l'envergure de certains poètes contemporains, il n'en eut pas non plus les regrettables écarts; jamais du moins sa noble et fière muse ne s'abaissa jusqu'à se faire la servile adulatrice de la populace, la corruptrice de la foule. Digne continuateur des vieux bardes

celtiques, des Taliesin, des Gwenclan, des Livarch-hen, qui, suivant la juste remarque de M. de la Villemarqué, dans son célèbre recueil des Barzaz-Breiz, s'attachaient presque constamment à renfermer sous de transparents symboles des leçons de patriotisme et de vertu, et qui exercèrent par là sur leurs contemporains une influence vraiment civilisatrice, -Brizeux saisit toujours avec empressement l'occasion de flétrir le mal et de célébrer le bien. A ce titre, et sauf de légères réserves, les poésies de notre barde breton font noblement exception au milieu de ce débordement de matérialisme abject, de vague et énervant panthéisme, de courtisanerie populacière, dont les plus illustres se sont trop souvent, en ce temps-ci, constitués les fauteurs et les apôtres.

Brizeux est véritablement et restera le poète national de la Bretagne contemporaine. Ainsi que le remarque quelque part M. de Pontmartin, Brizeux eut un bonheur qui se fait de plus en plus rare: il eut un pays, une patrie poétique, et il se trouva que cetle patrie, qu'il chanta presque exclusivement, était digne d'inspirer son poète, et que le poète était digne aussi de chanter son pays, ses vieilles croyances, ses mœurs, ses antiques vertus. Irlandais par les origines de sa famille, et Breton par la naissance, Brizeux, symbolisant son double berceau, semble avoir incarné en lui ces deux branches de la vieille race gaëlique, avec leurs qualités et leurs défauts: sensibilité exquise et profonde, âme droite et simple, vie intérieure, rêveuse et contemplative; humeur tour à tour solitaire et bruyante, farouche et espansive; froideur à la surface, au fond chaleur et enthousiasme; généreuse sympathie pour le malheur, héroïque dévouement aux causes compromises ou attaquées; respect du passé, inébranlable attachement aux traditions et aux antiques croyances; mais aussi, timidité, réserve, gaucherie apparente, inaptitude pour la vie pratique et positive: voilà la race celtique, et voilà Bri

zeux.

Mais nous ne voulons pas refaire ici, bien que nos lecteurs les aient sans doute oubliées, les longues pages consacrées autrefois à notre célèbre poète et à ses œuvres. Notre but est simplement

de signaler une nouvelle édition de celles-ci, qui, plus que la précédente encore, se recommande à la sympathique attention du public et surtout du public breton. Tout aussi complète, accompagnée de la même intéressante notice biographique et littéraire, dont M. Saint-René Taillandier avait enrichi la première, cette autre édition l'emporte sur celle-ci de toute la supériorité typographique qui distingue les publications de la librairie Lemerre. L'éditeur attitré des poètes ne pouvait faire autrement que d'admettre Brizeux dans ce charmant panthéon littéraire où, à côté de nos grands écrivains classiques, Racine, Molière, La Fontaine, etc., se groupent fraternellement nos poètes contemporains les plus en vue : MM. Coppée, Sully-Prudhomme, Banville, Lemoyne, etc. C'est chose faite, voilà Brizeux installé à son tour dans le cénacle poétique, et non à la place la moins élevée. Si le luxe typographique d'une édition n'ajoute rien à la valeur intrinsèque de l'écrivain, n'accroît-il pas sensiblement du moins, par la beauté de la forme extérieure, le plaisir que fait goûter la lecture du fond, surtout chez un poète aimé? Un vase d'argile n'enlève rien sans doute à la saveur d'une liqueur généreuse; mais, bue dans une coupe ciselée, il semble que son arome en soit encore plus parfumé. Or, on sait avec quel goût d'artiste M. Lemerre cisèle et sculpte les coupes dans lesquelles il offre au public le vin, inégalement généreux ou capiteux, de ses poètes. Ainsi paré, un poète médiocre paraît charmant, un poète charmant en paraît encore plus exquis. Ainsi en est-il de Brizeux. Jamais ses humbles héroïnes, Marie, Nola, Louise, Ivona, Annaïc, ne s'étaient vues accoutrées de si riches atours, et leur grâce rustique n'y perd rien, au contraire. C'est plaisir de feuilleter ces quatre mignons volumes, au papier satiné et teinté, avec leurs titres en lettres rouges, leurs menus et coquets caractères elzéviriens.

Et puisque nous en sommes à parler de la maison Lemerre, profitons de l'occasion qui nous est offerte de dire quelques mots de certaines autres de ses récentes publications.

Citons en premier lieu Molière et La Fontaine, réédités en format

in-8°, et de façon à reproduire scrupuleusement le texte, l'orthographe, les caractères typographiques, les en-tête et les culs-delampe, jusqu'au papier, des éditions originales du XVIIe siècle, et avec une perfection de pastiche à tromper l'œil d'un expert. Soixante-douze figures gravées à l'eau-forte d'après autant de compositions d'Oudry, illustrent les fables de La Fontaine. La Fontaine et Oudry, ces deux maîtres, se traduisant l'un l'autre, faisant à qui mieux mieux parler ces bêtes qu'ils connaissaient si bien ! Les amateurs se disputeront ces éditions grand format, comme ils se sont disputé les premières en format elzévirien, à ce point que celle de La Fontaine, par exemple, est introuvable et a décuplé de valeur. Nous regrettons toutefois que cette réédition ne se soit pas bornée aux fables, le vrai titre de La Fontaine à l'immortalité, et se soit étendue à ces contes licencieux que leur auteur lui-même, sur la fin de sa vie, désavoua et condamna.

Nous en dirons autant des oeuvres, également en cours de publication, d'Alfred de Musset, œuvres dont la plupart, les premières surtout, respirent cette double ivresse des sens et de l'alcool qui devait tuer prématurément leur malheureux auteur, tout en exerçant, sur la jeunesse principalement, une influence contagieuse et corruptrice.

Il est vrai que l'inspiration de Musset s'épura et s'éleva avec l'âge. Il y a loin du poète libertin des Contes d'Espagne et d'Italie au chantre des Nuits, des Stances à la Malibran et surtout de l'Espoir en Dieu. Que n'eût-on pas été en droit d'attendre encore de ce délicat et charmant génie, si un brutal sensualisme et un scepticisme blasé ne l'eussent gâté, dévoyé, et finalement éteint! Notre littérature comtemporaine compte à bon droit parmi ses chefs-d'œuvre plusieurs de ces compositions en prose ou en vers, étincelantes d'esprit ou toutes vibrantes de cet accent ému et pénétrant d'une chair qui saigne, d'un cœur qui crie et pleure. Et, à part l'attrait malsain du licencieux, c'est là ce qui explique la persistante popularité d'Alfred de Musset, quand des renommées plus éclatantes s'éclipsent et ne trouvent plus que de rares lecteurs. C'est par cette sincérité d'émotion,

par cet accent vraiment humain, qu'il l'emporte sur de plus illustres, sur Victor Hugo lui-même, qui étale à si grand fracas une sensibilité le plus souvent absente.

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M. Lemerre vient également de publier l'œuvre lyrique du célèbre poète, en huit charmants volumes de la même collection elzé virienne. De tome en tome, nous voyons se succéder les Odes et Ballades, ces premiers bégaiements de l'enfant sublime, destiné à devenir un vieillard qui mériterait une tout autre épithète; - les étincelantes fantaisies des Orientales, où miroitent rimes et rhythmes, comme autant de paillettes d'or et parfois de clinquant; - les Feuilles d'automne, toutes souriantes de la grâce naïve des enfants, que sut si bien chanter le poète (que ne chanta-t-il toujours d'aussi innocents héros!); — les Rayons et les Ombres, qui, dans leur antithèse, caractérisent si bien le poète et sa manière; les Chants du Crépuscule, qui débutent par un hymne à la tombe de Napoléon II, comme les Odes s'ouvraient par un chant au berceau de Henri V; la Légende des siècles, ébauche d'épopées, où le sublime coudoie plus d'une fois son contraire; les Contemplations où de plus en plus les Ombres s'épaississent et éclipsent les Rayons; - les Châtiments enfin, la seule œuvre du poète, peut-être, qui soit née d'un sentiment véritablement sincère et profond, et ce sentiment fut la haine, muse formidable pour un talent de cette puissance, et qui parfois l'inspira si terriblement, par exemple dans ce superbe morceau de l'Expiation, un chef-d'œuvre, si, débutant comme une épopée, il ne se terminait en brutale satire, si la fin n'était encore déparée par ces traits de mauvais goût dont le poète ne sut jamais se garder.

Nous n'avons pas à apprécier de nouveau (on essaya de le faire ici même autrefois, dans une étude sur la Légende des siècles) ce génie puissant et inégal, capable de s'élever si haut et de tomber si

A ces huit volumes vient de s'en ajouter un neuvième, le premier de la série dramatique. Il ne comprend que le drame de Cromwell, et cette longue préface éga lement fameuse, qui inaugurérent, à la fois en théorie et en pratique, l'ère du romantisme, de ce 89 littéraire, destiné comme l'autre à voir ses éclatantes espérances aboutir à de si lamentables déceptions, à l'anarchie et à la banqueroute.

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