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LE PONT SAINT-ÉTIENNE

à Limoges

Il a été plusieurs fois question, depuis un siècle et demi, de la reconstruction du pont Saint-Etienne; mais le vieux pont avait sans broncher traversé de telles épreuves, mortelles à maints ouvrages de date récente, et si victorieusement démontré sa force de résistance et sa solidité, qu'on pensait qu'édiles, ingénieurs et architectes le laisseraient vivre en paix sa robuste vieillesse. A vrai dire, son existence n'avait jamais été sérieusement menacée, lorsqu'à la séance du Conseil municipal du 4 avril 1900, M. le Maire de Limoges donna lecture d'un exposé relatif à la transformation du quartier du pont Saint-Etienne, dans lequel, examinant l'état du pont lui-même, il concluait à l'abandon du projet de surévélation et d'élargissement adopté précédemment par le Conseil, et à l'établissement de nouveaux devis pour une reconstruction complète. « Dès que ces devis seront approuvés, ajoutait l'exposé, le Conseil sera appelé à ouvrir les crédits nécessaires et les travaux seront immédiatement entrepris ».

M. le Maire appuyait cette proposition sur un rapport de M. Maître, directeur des travaux de la ville, qui avait été chargé par l'administration municipale de procéder à un examen très minutieux de l'état actuel du pont. Dans ce document M. Maître constatait :

1° Qu'il n'avait pu vérifier l'état de la maçonnerie des fondations;

2° Que le mortier de la maçonnerie des piles et culées a disparu à peu près partout et que, dans les parties plongeant dans la rivière, l'eau remplit les vides des joints existant entre les pierres; que les matériaux sont mal taillés, quelques pierres même de mauvaise qualité, rongées par le temps et remuant sur place »;

3° Que les voûtes et tympans, bien que composées de pierres mal taillées et mal assisées, ne présentent pas, dans leurs surfaces vues, « de faux aplomb ni de lézardes paraissant compromettre pour le moment la stabilité de l'ouvrage »;

4° Que les avant-becs d'amont et contreforts d'aval ne sont point liés à la maçonnerie des piles proprement dites et qu'ils paraissent avoir été construits à une époque postérieure au pont lui-même; que la réfection des joints à laquelle il a été procédé il n'y a pas longtemps donne seule quelque cohésion à ces maçonneries et les maintient «Sans quoi les fissures et les faux aplombs auraient déjà détruit les avant-becs et les arrière-becs qui n'offrent qu'une solidité tout-à-fait aléatoire » et ont déjà subi des démolitions et des reprises sur plusieurs points;

Que les parapets ne valent pas mieux;

Que le garnissage intérieur se compose d'un simple blocage de moellons bruts, rempli de tuf dans les vides; que la maçonnerie perd chaque jour de sa force de résistance; qu'en somme le pont, <«< au lieu de former un bloc compact, n'est qu'une masse amoncelée et sans liaison »>.

M. le directeur des travaux estimait toutefois qu'avec un rejointoiement complet au ciment et l'établissement de caniveaux, le pont pourrait durer encore de longues années; mais à la condition qu'on le laisserait « dans son état actuel de conformation » et qu'on abandonnerait le projet de le surélever projet qui nécessiterait absolument une réfection à peu près complète.

I

Ce projet de surélévation, qui avait été inspiré par un programme de travaux, dressé en 1889 par M. Judicis, soumis au Conseil municipal par quelques-uns de ses membres (1) et embrassant la région toute entière du pont Saint-Etienne, avait été adopté en 1897 sur la proposition de l'administration municipale d'alors et devait être exécuté à l'aide des ressources créées par l'emprunt de six millions, autorisé à cette époque. Sur le produit de cet emprunt, un crédit de 240.000 fr. avait été ouvert pour les travaux de transformation du quartier du pont Saint-Etienne et de surévélation du pont lui-même. Cette somme avait été absorbée toute entière par

(1) Rapport adressé au comité d'initiative pour l'exécution de travaux de voirie dans la 4o section. Chatras et C, 1889. (Voir dans la même brochure le rapport de M. Raynaud, conseiller municipal. )

les dépenses d'établissement du quai et d'acquisition des immeubles du bas quartier de l'Abbessaille. Il fallait donc créer de nouvelles ressources et voter un nouveau crédit pour la réfection du pont (1).

Les devis qu'avait annoncés M. le Maire furent dressés et une enquête de commodo et incommodo ouverte sur le projet de reconstruction complète sur place et avec les mêmes matériaux, du vieux pont Saint-Etienne. Celui-ci n'eut pas la parole pour se défendre. Il ne fut pas admis à protester contre les allégations de M. le Maire et de M. le Directeur des travaux; il aurait pu notamment faire remarquer que, de l'aveu même de ce dernier, les parties en mauvais état, les avant-becs en particulier étaient des additions à la construction primitive, simplement plaquées contre elle, et sans liaison avec le reste des maçonneries. Il aurait pu surtout rappeler que, construit ou non suivant les règles de l'art, il avait depuis sept cents ans tenu bon, résisté à d'énormes poussées et subi sur toute sa longueur, le terrible assaut de la rivière débordée, que nous avons vu montant dans ses grandes crues jusqu'au dessus des clefs de plusieurs de ses arches et maintenues durant des journées entières par cette barrière de vieilles maçonneries dont on parle avec tant de dédain.

Il aurait pu, transportant sa cause sur un autre terrain, invoquer en sa faveur, non seulement le mérite d'une incontestable antiquité, mais une rare valeur pittoresque. Le pont Saint-Etienne constitue assurément un des traits originaux et caractéristiques de la physionomie de notre ville. Tous les artistes en ont jugé ainsi et la plupart des dessins et peintures représentant Limoges ont à leur première place le pont de la Cité. Nous possédons deux vues panoramiques seulement de l'ancienne capitale du Limousin: l'une de Joachim Duviert, datée de 1612 (2); la seconde exécutée par l'acteur Beaumesnil entre 1770 et 1780 (3). Au devant de l'une et de l'autre s'allongent en perspective sur la rivière, les huit arches de notre pont, on les retrouve sur quantité de lithographies, eaux fortes,

(1) Dès le 1er juillet 1900, la reconstruction avec surélévation du pont Saint-Etienne figurait à la liste des travaux à exécuter (1re série) avec une évaluation de dépense de 200.000 fr.

(2) On la retrouve à la Bibliothèque nationale, dans un album unique renfermant une collection des vues des villes de France à la fin du règne de Henri IV et dans les premières années de celui de Louis XIII.

(3) L'original de cette dernière ou du moins une copie exécutée vers 1787 de cet original, existe au Séminaire de Limoges et appartient à MM. les Prêtres de Saint-Sulpice. Tripon en a fait une reproduction lithographique.

gravures et tableaux dont nous donnons, à la fin de notre notice, une énumération fort incomplète.

Viollet-le-Duc qui parle, dans son Dictionnaire raisonné de l'architecture française, de nos curieux ponts du Limousin, déplore la guerre faite aux vieux monuments par certaines édilités férues de nouveauté et se laissant entraîner, comme à Saintes, à remplacer un vieux pont, solide et pittoresque, par un de ces ouvrages «< dont la durée ne dépasse pas un demi-siècle ». Et il ajoute :

<«< Nos vieilles villes françaises, qui, pour la plupart, présentaient, il y a peu de temps, un caractère particulier et qu'on aimait à visiter ainsi parées encore de leurs monuments, ont laissé détruire, sous l'influence d'un engouement passager, bien des précieux débris. Espérons que leurs Conseils municipaux, mieux instruits de leurs véritables intérêts, conserveront religieusement les restes de leur ancienne splendeur respectés par le temps, quand ces restes, d'ailleurs, ne peuvent en aucune façon, entraver les développements de l'activité moderne et sont un attrait pour les voyageurs (1) ».

C'est tout à fait le cas pour le pont Saint-Etienne.

Aussi l'annonce de la démolition prochaine du pont Saint-Etienne causa-t-elle un vif émoi non seulement à Limoges, mais partout où on porte intérêt aux monuments anciens et pittoresques. Dans sa séance du 28 juillet 1903, la Société archéologique et historique du Limousin, champion naturel des restes précieux du passé, émettait à l'unanimité, sur la proposition d'un de ses membres, M. Camille Jouhanneaud, le vœu suivant, qui fut transmis à la municipalité :

« Considérant que la reconstruction du pont Saint-Etienne, à Limoges, c'est-à-dire sa démolition, serait une mesure regrettable à tous les points de vue;

>>

Que ce pont, œuvre du XIe siècle, est un des types les plus complets, les mieux conservés et les plus remarquables, du reste, des ponts de cette période du moyen âge;

» Qu'il est, en outre, un des rares monuments anciens de notre ville où chaque jour les étrangers, les visiteurs constatent, avec un regret partagé par les habitants eux-mêmes, la pénurie de ces vestiges, de ces souvenirs d'autres temps qui donnent à d'autres villes de France un aspect, un attrait particuliers;

Considérant que le pont Saint-Etienne, non seulement dans

(1) Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XI• au XVIe siècle, article « Pont », tome vii.

son œuvre même, mais encore par sa position, contribue à donner à tout un quartier de la cité une physionomie extrêmement pittoresque, à ce point popularisée par le dessin, la gravure et la photographie que toutes les anciennes vues de Limoges sont prises des environs de ce pont qui y figure toujours au premier plan;

>> Considérant que des considérations de cette nature ne sauraient faire place à de simples raisons utilitaires qui peuvent permettre de trouver d'autres solutions;

>> Qu'il importe de faire observer que depuis longtemps déjà et surtout de nos jours, les efforts constants de l'administration supérieure, c'est-à-dire de l'Etat, ses instructions et ses recommandations auprès des administrations et des collectivités locales, quelles qu'elles soient, tendent à assurer par tous les moyens le maintien et la conservation des anciens monuments du pays;

>> Qu'à Limoges même, il y a quinze ou vingt ans, lorsque fut agitée la question de la démolition du pont Saint-Martial, reconnu insuffisant et d'autre part beaucoup moins intéressant que le pont Saint-Etienne, l'édilité limousine renonça à son projet et conserva cet ancien pont, en faisant édifier à quelque distance en aval un nouveau pont, celui de la Révolution, solution qui donnait satisfaction à tous les intérêts et qui fut approuvée de tous;

» Attendu que sans vouloir méconnaitre les difficultés techniques ou économiques que peut comporter la question en ce qui concerne l'établissement d'un nouveau pont dans le quartier dont il s'agit, il convient même à cette heure de faire remarquer que dans une ville qui grandit sans cesse, dont le périmètre s'étend beaucoup, la construction d'un nouveau pont sur l'emplacement de l'ancien parait peu rationnelle, contraire à l'extension de cette ville et à ses besoins nouveaux, désavantageuse par suite à l'ensemble de la population qui trouvera son utilité dans des voies de communications extensives plutôt que dans celles trop rapprochées du centre; qu'à ce titre l'édification nouvelle sera beaucoup mieux placée en amont, à quelque distance du pont actuel, par exemple à la hauteur de l'entrée du faubourg des Casseaux;

>> Par ces motifs : émet, à l'unanimité, le vœu que dans les projets de la municipalité relatifs à la construction du nouveau pont, le pont Saint-Etienne actuel soit maintenu intact et conservé. »

II

Les ponts du moyen âge qui ont subsisté jusqu'à nos jours avec leur physionomie primitive sont assez rares. Tant d'accidents les menaçaient! Tant d'ennemis étaient conjurés pour leur perte le

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