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Sur la fin de l'année 1547, il put se consacrer à ses chères occupations. Il fut nommé principal du collège de Coquerel, fondé au début du xve siècle par Nicolas Coqueret, chanoine d'Amiens, près de la place actuelle du Panthéon. C'est à cette époque de sa vie que va commencer à croitre, de jour en jour, la gloire de Dorat. L'établissement dont il a la direction deviendra le berceau littéraire de plusieurs des grands esprits de la pléiade.

Fidèle au souvenir de son précepteur, désireux de se former à des leçons dont il a déjà recueilli le bénéfice, Antoine de Baïf viendra compléter, à Coqueret, son éducation et ses études.

Il sera bientôt suivi de Ronsard, qui, après avoir accompagné Lazare de Baïf en Allemagne, à la diète de Spire, voudra augmenter le nombre des disciples du maître dans l'attrayante retraite.

C'est là qu'on étudie Homère, qu'on lit l'Iliade et l'Odyssée dans le texte. C'est là encore que Ronsard est initié par Dorat aux beautés de Pindare, accessibles jusqu'à ce jour à bien peu d'érudits, ce poète étant resté ignoré jusqu'à l'édition des ses œuvres publiée en 1513.

Les deux remarquables élèves rivalisaient de zèle, et d'une application même exagérée au travail.

La jeunesse studieuse qui m'écoute ne pourra qu'admirer, avec un désir peut-être assez lointain de l'imiter, Ronsard travaillant chaque nuit jusqu'à deux heures et réveillant ensuite de Baïf, «< qui se levoit, dit un chroniqueur, prenoit la chandelle et ne laissoit. refroidir la place ».

Nos écoliers, disons d'une façon plus moderne, nos étudiants, ne trouvaient pas comme le poète latin que le bon Homère sommeille quelquefois et prolongeaient leurs veilles en sa docte et poétique compagnie.

Ont-ils fait école aujourd'hui ? c'est à nos collégiens que je le demande.

Lorsque Ronsard, dans la plénitude de sa renommée, sera proclamé plus tard :

Le Vendomois,

Dont la biendisante voix

Egale celle du cygne,

il fera connaitre à ses concitoyens que toute la gloire en revient à son maître Dorat, qui lui apprit la poésie :

Si j'ai du bruit, il n'est mien

Je le confesse être sien,
Dont la science hautaine

Tout altéré me trouva
Et bien jeune m'abreuva
De l'une et l'autre fontaine.

Remy Belleau, le célèbre auteur des Bergeries, fut également l'élève de Dorat en compagnie de du Bellay, d'Amadis Jamyn.

On peut dire, sans être taxé d'exagération, que les leçons du grand maître furent suivies par presque tous les hommes remarquables, tant de la France que de l'étranger.

Un de ses biographes affirme même que des Grecs venaient étudier le grec auprès de lui.

Sa réputation était immense et son talent de traducteur universellement connu on disait de lui qu'il « dénouait les plus ennoués passages ».

On a prétendu que, seuls, Dorat et Cujas étaient capables de rétablir les textes altérés des écrivains grecs et latins.

Dorat enseigna, pendant un temps assez court, les langues anciennes au duc d'Angoulême, fils naturel d'Henri II, et aux trois filles du même roi.

En 1548, il épousa, en l'église de Saint-André-des-Arts, à Paris, Marguerite de Laval.

De cette union naquirent deux enfants : Madeleine et Louis Dorat. Madeleine épousa plus tard, j'ai déjà fait allusion à son mariage, Nicolas Goulu. L'histoire nous rapporte qu'en sus de sa langue nationale, la fille du poète parlait couramment le latin, le grec, l'italien et l'espagnol.

Si accordant ici une légère digression à la mode dujour, nous étions tenté, Mesdames, de faire un peu de féminisme, nous pourrions constater que le xvi siècle n'était pas absolument étranger au principe du développement intellectuel de la femme. Je me demande si, à notre époque, où l'érudition est pourtant en honneur, beaucoup de bagages littéraires féminins, ajoutons même timidement masculins, feraient contre-poids à celui de Madeleine Dorat. Nous devons donc un hommage à la fille bien digne de lui de notre grand poète. C'est une ancêtre authentique pour la phalange nombreuse des Limousines distinguées, intelligentes et instruites.

Louis Dorat, son frère, fut merveilleusement doué, et nous n'hésiterons certes pas à le qualifier à très juste titre d'enfant prodige, quand nous saurons qu'à l'âge de dix ans, il avait déjà traduit en vers français une ode latine de son père sur le retour de la reine mère Catherine de Médicis. Voilà comment s'exprime, au début de son œuvre, le très précoce nourrisson des Muses :

Reviens, notre Cérès, des fruits la bonne mère,
Reviens joyeuse, ayant, par voyage prospère,
Retrouvé ton cher fils. Et fais que ton retour
Nous ramène avec toi au champêtre labour
Ses honneurs qui ont tous suivi ta départie.

Voilà la poésie d'un enfant de dix ans, qu'une mort prématurée ravit à son siècle. Avec de telles espérances, le Limousin eut certes enrichi d'un beau nom ses précieuses annales.

En 1556, Dorat fut appelé au poste élevé de professeur de grec au collège royal de France, où il succéda au flamand Jean Stracelle. Ce fut une autre occasion de révéler cette haute distiction qui caractérise son enseignement et de mériter en même temps de nouveaux éloges.

Dans l'édition de Lucrèce, qui fut publiée par l'érudit Lambin, l'auteur, en dédiant son ouvrage à Charles IX dans son ensemble, fait honneur de chaque livre à un des grands hommes de son époque.

Le premier est adressé à Ronsard et le sixième à Dorat. Détail que je me garderais bien d'omettre, un livre est dédié à Muret, encore un compatriote de haute valeur, qui fut appelé en son temps << le Démosthène de Limoges ». Admettons, si vous le voulez, qu'en nous accordant dans le même siècle un Homère et un Démosthène, l'enthousiasme d'un âge ait entonné une trompette un peu héroïque. Il n'en est pas moins vrai que si, faisant abstraction de trop bienveillantes hyperboles, nous nous en tenons à la précision de l'histoire, nous ne pouvons mettre en doute que Dorat fut le précepteur de Ronsard, et Muret le maitre de Montaigne. Ces deux grands hommes ayant eu une influence certaine sur leur siècle, sans user des exagérations permises, nous pouvons constater avec vérité qu'à cette époque l'enseignement et avec lui la lumière venaient du côté de Limoges.

Le mérite réel et attesté des maîtres issus de notre province est une éloquente protestation à opposer à la fiction rabelaisienne de l'écolier Limousin.

Une dignité vint bientôt s'ajouter à celles déjà obtenues par Dorat. Le roi Charles IX, grand admirateur de son talent en même temps qu'il éprouvait une véritable sympathie pour sa personne, lui donna le titre de « poète royal ». Une telle situation devait naturellement devenir la source, pour celui qui en était le titulaire, de faveurs signalées. Pour Dorat, elles se traduisirent par des indemnités et des pensions.

Dans un registre de l'épargne du roi Charles IX, on trouve sous la date de 1572 cet article: « A Jehan Dorat, poète et interprète de la langue grecque et latine, 25 livres. »>

Sur une liste des pensionnaires d'Henri III en 1577, on lit cette mention M. Jean Dorat, poète grec et latin, 1,200 livres.

Cette situation de poeta regius, était officielle et créait de nouveaux devoirs à son titulaire. C'était, si je puis m'exprimer ainsi,

la lyre fonctionnarisée et la muse assermentée. Dorat devenait le panégyriste obligé de tous les personnages de son temps ayant quelque notoriété. Naissances, hyménées, trépas devaient lui fournir l'occasion d'un chant, suivant la circonstance, joyeux ou plaintif, mais toujours élogieux. Il sut trouver le plus souvent la note juste et accomplir en véritable poète ce qui ressemblait beaucoup à notre reportage moderne.

Scévole de Saint-Marthe, glissant une toute petite critique dans son éloge du poète, prétend qu'il ne mourait pas en France un homme de bonne famille sans que la muse de Dorat n'en soupirât la perte et ne fit pour lui l'office funèbre de ces femmes pleureuses dont les anciens accompagnaient leurs funérailles.

En dehors de ce rôle, Dorat en eut assez vite un autre, né de l'autorité de son talent et de son érudition. Il donnait le ton à la mode littéraire de son temps. Il ne paraissait pas un ouvrage en France sans qu'il écrivit quelques vers en tête ou en sa faveur. C'était comme le baptême poétique obligatoire au succès de toute

œuvre.

On lui a même reproché la facilité avec laquelle il répondait en ce sens à toutes les demandes. Rien ne lui a fait plus de tort, suivant Bayle, que de s'être assujetti volontairement à versifier sur tous les livres qui s'imprimaient.

« Quelle pitié, disait Balzac, d'être obligé de louer tous les livres imprimés nouvellement ! C'est être de pire condition en prose que n'était Auratus, poeta regius, qui faisait de bonne volonté ce que je fais de force. »

On alla même jusqu'à faire grief à Dorat d'avoir battu monnaie avec les louanges qu'il prodiguait, sans gratuité, au dire de quelques-uns. Le poète subit cette insinuation de son vivant. Il eut même à ce sujet des difficultés et quelques duels à coups de plume avec le chancelier de l'Hôpital, qui l'avait accusé d'être un poète vénal.

Quoi qu'il soit, il est facile de comprendre qu'étant poète du roi, il devait justifier ce titre. Le monarque en l'accordant n'entendait certes pas créer un censeur de ses pratiques et de ses actes. Charles IX, qui lui-même n'avait pas dédaigné de s'occuper de poésie, n'avait-il pas écrit ces deux vers à Ronsard:

Tous deux également, nous portons des couronnes :
Moi, roi, je les reçois; poète tu les donnes.

On dit cependant qu'un jour Dorat, présentant au prince des vers qu'il avait faits à sa louange, le monarque lui répondit: « Ce ne sont que flatteries et menteries de moi qui n'ai donné encore nul

sujet de bien dire. » Louable humilité sans doute, mais encore une de ces oraisons auxquelles il n'est pas sage de répondre: Amen. Dorat eut soin probablement ce jour là d'être assez prudemment galant pour protester.

Ses relations avec Charles IX furent toujours des plus courtoises, la conversation du poète charmait le monarque, qui aimait à l'attirer auprès de lui. Il avait été aussi fort aimé de Henri II. Henri III faisait le plus grand cas de sa valeur, ainsi que le démontrent les termes élogieux dont il se sert pour accorder à Guillaume Lynocier, l'éditeur des œuvres de Dorat, « le privilège d'imprimer une copie venant d'un auteur de qui le nom, vertu et scavoir sont connus des plus doctes hommes de ce royaume ».

Le même document ajoute : « Considérant que les longs services du dit Dorat, en l'exercice de son dit état de notre lecteur ordinaire, poète et interprète des langues grecque et latine, sont d'autant plus louables et recommandables qu'ils se trouvent conjoints avec son savoir qu'il a si bien appliqué à l'honneur du nom français et à l'illustration de notre langue françoise ».....

Puisque nous signalons la publication des œuvres de Dorat, le moment me paraît opportun pour esquisser un rapide jugement sur son talent poétique et sa véritable portée.

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Il appartenait à un siècle dans lequel nous avons pu constater que l'admiration mutuelle jouait un grand rôle entre contemporains. Et soit dit en passant, ne serions-nous pas tentés en face d'une telle constatation de nous écrier: Quel heureux âge! - Il n'en est pas moins vrai que la critique raisonnée peut, avec une justice non exclusive de bienveillance, s'adresser utilement aux œuvres littéraires. Or, l'admiration par lui-même de toutes les productions marquantes du XVIe siècle est empreinte, nous n'aurons aucune peine à en convenir, d'un signe éclatant d'exagération. Ces hommes habitués à s'inspirer en la docte compagnie des héros de la Grèce antique en retiraient un lyrisme traduit par leurs expressions. Notre époque plus éclectique et évoluant surtout dans un champ plus vaste, éprouve une certaine difficulté à bien analyser ce sentiment. On oublie trop que nous avons élargi les conquêtes de l'esprit et que les anciens ne voyaient pas les choses à la même lumière.

C'est pourquoi les écoles qui les ont suivis, ont vivement critiqué ces poètes dont le tort fut, on l'a dit, de vouloir trop violemment greffer la littérature antique sur la littérature française. Montaigne, jugeant ce genre de poésie, a pu écrire Plus sonat quam valet. Reconnaissons cependant que la pléiade a imprimé à notre poésie une marche en avant. Elle lui a donné des règles et les grands siècles qui lui ont succédé n'ont pas toujours songé qu'il est laborieux de tracer la voie et d'ouvrir le chemin.

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