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<< mais la faculté de rien protéger ou conserver (t. II, p. 25) (1). » La pensée de Raumer peut être vraie, mais elle est incomplète; il aurait dû ajouter que la richesse détruit la règle, et met les mœurs en péril. M. Hurter ne pense-t-il pas qu'il est aussi nécessaire de préserver la morale que le dogme? et croit-il que le dogme soit bien sincèrement respecté quand les mœurs sont mauvaises?

Quoi qu'il en soit, cette époque fut marquée par une grande émulation de libéralité envers les maisons religieuses; c'était de l'argent bien placé, selon l'opinion du temps; « ces donations devaient être des << médicaments pour toutes les plaies que les péchés infligeaient à l'âme, « ainsi que s'exprimait Léopold d'Autriche; elles étaient aussi une se<<mence que l'on répandait pour en recueillir les fruits dans l'éternité » (t. II, p. 27). On avait grande foi d'ailleurs, même pour les avantages temporels des pieux fondateurs, à l'efficacité des prières des religieux payés ainsi largement à l'avance. M. Hurter en cite plus d'un exemple; voici l'un des faits qu'il raconte; l'historien ne nous dit pas à qui il l'emprunte, et nous ignorons l'authenticité de l'anecdote; néanmoins elle nous a paru assez caractéristique pour être citée :

« Le comte Ranulphe de Chester se trouvait sur la mer pendant une tempête horrible. Ayant demandé aux marins l'heure qu'il était, et ceux-ci lui ayant répondu qu'il était dix heures, le comte leur dit de prendre courage, de travailler avec ardeur jusqu'à minuit, et puis de le réveiller. A minuit précis, le capitaine se présenta devant le comte, en l'engageant de recommander son âme à Dieu, parce que les matelots étaient harassés de fatigue, et que leur perte était imminente. Alors le comte se leva, alla prendre lui-même le gouvernail, et, au bout de quelques instants, la tempête se calma. Le capitaine en voyant cela lui dit : « Pourquoi n'avez-vous pas voulu nous secourir avant minuit, « vous qui avez plus de pouvoir que nous tous? » « C'est à mi<< nuit, dit le comte, que les religieux du saint lieu fondé par mes an<< cêtres et moi se lèvent pour prier; et j'ai eu confiance en leur in« tercession pour que Dieu m'accordât la force nécessaire. »>

Tous les sentiments, toutes les terreurs, toutes les espérances, toutes les passions bonnes ou mauvaises, tous les événements de la vie enfin, étaient, dans ce temps-là, l'occasion de donations aux monastères. L'historien n'emploie pas moins d'une quarantaine de pages à énumérer les innombrables motifs et quelquefois les singuliers prétextes qu'imaginaient les hommes de ce siècle pour enrichir les religieux; on donnait

(1) M. Hurter, qui cite avec approbation cette phrase de Raumer, ainsi que cette pensée de saint Bernard : « Où l'abondance n'est pas, il n'y a point de discipline, » cite plus tard, avec une approbation égale, une autre pensée d'un autre saint, le fondateur de Vallombreuse, qui ne voulait pour son ordre que des donations modestes, et qui avait pour maxime que « les biens sur lesquels le supérieur ne pouvait point veiller personnellement étaient le tombeau de tout « esprit conventuel, de tout amour de l'ordre. » Nous l'avons déjà remarqué, M. Hurter s'occupe beaucoup plus de réunir des autorités que de les mettre d'accord.

tout dans ce but intéressé, jusqu'à sa propre personne, jusqu'à sa postérité : « Matrona Pecela, quæ, cum esset liberæ conditionis, pro re<< medio animæ suæ, se suamque posteritatem tradidit ad oblationes << fratrum capituli Ratisbonensis. » Et M. Hurter explique l'avantage d'un tel abandon par un jeu de mots qui, chez nous, manquerait de la gravité qui sied à l'histoire : « Celui qui se donnait lui-même pouvait a se flatter d'être agréable à Dieu, et de quitter une liberté dépendante « contre une libre dépendance (t. II, p. 36). »

Les considérations générales de l'historien sur les couvents forment un curieux tableau des institutions monastiques au temps d'Innocent III. Les faits nombreux que l'auteur a recueillis de toutes parts rectifient quelques-unes des idées défavorables qu'avaient propagées les graves désordres des cloîtres au moyen âge. Mais nous ne saurions admettre tous les arguments que M. Hurter sème çà et là dans son récit pour la défense des ordres religieux. Il explique fort bien les services qu'ils ont rendus à la société, et la raison de la faveur publique qui les a longtemps accueillis et protégés. Mais, tout en flétrissant des scandales qu'il ne peut venir à la pensée de personne de tolérer, M. Hurter ne semble pas s'apercevoir des inconvénients que présentaient les couvents, même au sein d'une société dont ils étaient un élément utile. A plus forte raison ne se doute-t-il pas de tout ce qu'il y aurait aujourd'hui de danger dans des institutions claustrales organisées ainsi qu'elles l'étaient au moyen âge; ici comme ailleurs, M. Hurter nous paraît manquer de la juste appréciation des temps et des mœurs.

Aux considérations générales succèdent deux chapitres, où l'auteur explique ce qu'étaient les abbés et les supérieurs chargés plus spécialement de la direction spirituelle des couvents, ainsi que les avoués qui en étaient les hommes d'affaires. Et puis il consacre un chapitre spécial à chacun des nombreux ordres monastiques qui pullulèrent jusqu'à la fin du XIIe siècle, et qui tous, à l'exception des augustins et des carmes, avaient pour commune origine l'ordre créé par saint Benoít.

Enfin, au milieu de tous ces ordres fondés au temps de la grande ferveur du christianisme, apparurent, au commencement du XIII° siècle, deux ordres nouveaux qui vinrent, pleins de vigueur et d'avenir, se placer au premier rang des institutions monacales: les franciscains et les dominicains. Saint François d'Assise, le plus remarquable peut-être des fondateurs d'ordre, vit accourir à sa voix une innombrable foule, dont les rigueurs et l'abnégation que sa règle imposait augmentaient encore le pieux enthousiasme. « Le désir de se voir admis dans l'ordre « devint si vif et si général, que François craignit que les campagnes « n'en fussent dépeuplées, et un trop grand nombre de mariages rom«pus (t. III, p. 53). » Il s'efforça donc lui-même de modérer l'ardeur de ses prosélytes. Néanmoins l'esprit de mysticisme dominant à cette époque, et l'esprit démocratique des constitutions d'un ordre qui plus qu'aucun autre se rapprochait des classes inférieures de la société, se réunirent pour entraîner les populations; et, en moins d'un demi-siècle,

l'institution des frères mineurs compta 33 provinces, 8,000 couvents, et plus de 200,000 moines. L'on voyait même des évêques, des princes, des rois, à l'approche de la mort, se faire agréger à l'ordre. Bientôt les religieux de Saint-François se mirent en marche pour toutes les parties du monde; et un bruit général se répandit que l'apparition du moine d'Assise avait été annoncée par les prophéties, et qu'il avait mission divine de régénérer le genre humain, et de rétablir la discipline chrétienne.

«

Dominique s'était mis à l'œuvre vers la même époque. Son ordre, dont la constitution « était représentative pour ce qui regarde la législation, et monarchique pour l'administration, mais avec un contre<< poids représentatif (t. III, p. 81), » se proposait avant tout la prédication, et la lutte corps à corps contre les hérésies. Comme l'ordre de Saint-François, il étendit sa vaste influence en dehors de ses nombreuses maisons, pénétra dans le sein de la société, et « mit en communi<< cation avec ses exercices spirituels, ainsi qu'avec les bénédictions qui en découlaient, une multitude de laïques à qui leur position ne permettait pas d'entrer dans l'ordre même.

Après avoir donné à cette phase nouvelle de la vie monastique l'attention que réclamait l'importance de ces deux grandes créations, M. Hurter termine l'histoire des couvents au moyen âge par un aperçu sur les divers ordres militaires, principalement l'ordre de Saint-Jean, les templiers, et les chevaliers teutoniques.

Le dernier volume de cet ouvrage est presque entièrement consacré à montrer les rapports de l'Église avec la vie individuelle, sociale et politique, pendant le XIII° siècle; et l'on comprend que ce doit être une sorte d'histoire universelle de l'intérieur du monde chrétien, à une époque où la société recevait, sur tous ses points, l'influence journalière, active, pénétrante de l'Église, et en était saturée jusqu'au cœur. Considérée à ce point de vue, l'histoire de l'Église offre un intérêt particulier; mais ici encore l'auteur, tenant ses regards attachés sur le XIII siècle, n'embrasse point le sujet dans sa vaste étendue; et, comme dans le reste du livre, les vues d'ensemble surnagent peu sur cet océan de détails. Le grand défaut de l'ouvrage de M. Hurter est d'être moins une histoire universelle qu'une suite de notices ou de mémoires dans le genre des Dissertations de Muratori sur les antiquités d'Italie, livre auquel, du reste, l'historien allemand fait de larges emprunts. Enfin, pour donner en deux mots de l'ouvrage de M. Hurter une idée aussi juste que complète, nous le comparerons à cette nombreuse collection d'études et d'esquisses qui enrichissent le portefeuille d'un artiste, mais qui attendent le peintre dont le génie mettra en œuvre ces matériaux, et composera le tableau.

Histoire des raceS MAUDITES de la France et de l'Espagne; par M. FRANCISQUE MICHEL. 2 vol. in-8°, ensemble de 46 feuilles. Chez Franck; Paris, 1847.

Cet ouvrage, par le titre seulement, pourra bien éveiller la curiosité de ceux-là même auxquels il ne s'adresse point. Nous devons, avant tout, les prévenir: M. Michel n'est point un philanthrope, et ne se pose point en homme de progrès. Il n'est ni socialiste, ni phalanstérien. Voué, par la nature de ses fonctions et les habitudes de son esprit, à l'étude des sciences historiques, il n'a point voulu, malgré les nobles élans qui se font jour en son livre, dresser un réquisitoire en faveur des classes abruties, dégradées par ce que l'on appelle les hauts barons de l'industrie moderne. En réunissant les matériaux qui composent ses deux volumes, il n'a point essayé de travailler, à l'aide de théories, à l'affranchissement du genre humain; il s'est imposé une tâche plus modeste et plus en rapport avec ses études : celle de raconter l'histoire de pauvres familles longtemps victimes de fâcheux préjugés, de rechercher la cause d'un ilotisme immérité, et de faire un généreux appel à l'esprit de tolérance et de philosophie, pour la réhabilitation de races trop longtemps méconnues et condamnées. Du reste, il n'est question, dans son livre, ni des juifs, ces descendants des meurtriers d'un Dieu, qui, suivant les idées du moyen âge, naissent entachés d'infamie, ni des Bohémiens, cette peuplade errante, sans foi ni loi, adonnée au mensonge, au larcin, et contre laquelle la législation des peuples a toujours sévi. Il s'agit d'une autre caste, aussi odieuse, aussi réprouvée, bien que domiciliée, laborieuse et chrétienne; de la race cagote enfin, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

Mais, pour la plupart des lecteurs, qu'est-ce qu'un cagot? L'Académie ne l'a-t-elle pas suffisamment défini? « Celui qui a une dévotion fausse ou mal entendue. » Ou mieux encore, suivant le dire du dictionnaire publié quelque temps après Molière, « le cagot est celui qui « se couvre du manteau de la dévotion pour exécuter ses mauvais desa seins... Le bigot est un sot, le cagot un scélérat. » On le sent, ces définitions, c'est Tartuffe qui les a inspirées :

Quoi! je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique?...
...... L'insolent orgueil de sa cagoterie

N'a triomphé que trop de mon juste courroux !...
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,

Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.

Mais ici Molière, comme Rabelais et Marot, qui avaient employé le

mot dans cette acception, n'a-t-il pas subi l'influence du préjugé? ou, quoique n'en dise rien l'Académie, le mot cagot n'a-t-il pas une autre signification? M. Michel, on va le voir, s'est mis en grands frais d'érudition pour le prouver.

« L'origine des cagots, dit M. Michel, a fourni matière à nombre de conjectures plus ou moins probables, plus ou moins ingénieuses : dégradés par l'opinion, et portant sur eux je ne sais quel sceau de malédiction, ils étaient bannis, repoussés comme des pestiferés dont on redoutait le contact ou la vue. Ils étaient sans nom, ou s'ils en avaient un, on affectait de l'ignorer, pour ne les désigner que par la qualification humiliante de crestiaa ou de cagot. Leurs maisons, disons mieux, leurs huttes s'élevaient à l'ombre des clochers et des donjons, à quelque distance des villages, où ils ne se rendaient que pour gagner leur salaire comme charpentiers ou couvreurs, et pour assister à l'office divin à l'église paroissiale. Ils n'y pouvaient entrer que par une petite porte qui leur était exclusivement réservée : ils prenaient de l'eau bénite dans un bénitier à part, ou la recevaient au bout d'un bâton. Une fois dans le lieu saint, ils avaient un coin, où ils devaient se tenir éloignés du reste des fidèles. On craignait même que leurs cendres ne souillassent celles des races pures. Aussi leur assignait-on dans le champ du repos, dans le lieu où tous les mortels sont égaux, une ligne de démarcation. Le peuple, en général, était tellement imbu de l'idée que les cagots ne ressem blaient en rien au reste des hommes, qu'un père, réduit à la plus extrême misère, aurait mille fois mieux aimé voir sa fille tendre la main à la charité publique, que de l'unir à un cagot... Sous l'empire de pareilles idées, doit-on être surpris de voir planer sur eux les imputations les plus calomnieuses, les soupçons les plus flétrissants? Ils étaient sorciers, magiciens : ils répandaient une odeur infecte, surtout pendant les grandes chaleurs; leurs oreilles étaient sans lobe; quand le vent du midi soufflait, leurs lèvres, leurs glandes jugulaires, et la patte de canard qu'ils avaient empreinte sous l'aisselle gauche, se gonflaient... Et mille autres accusations aussi fondées. >>

Avant d'aller plus loin, nous avouerons que, pour ce qui nous regarde, nous avions toujours pensé que les cagots du Midi n'étaient autres que les lépreux et les ladres du Nord, que le moyen âge appelait encore méseaux. On sait qu'il y avait plusieurs degrés dans la mésellerie. Le mésel, suivant le cas, pouvait être soumis à un régime avec chance de succès de guérison. Quand la lèpre avait acquis toute sa gravité, le malade était réputé incurable, et, comme tel, mis hors du siècle :

Homs qui ne scet bien discerner

Entre santé et maladie,

Entre la grande mesellerie,

Entre la moienne et la meure.

(Pelerinage de l'humaine lignée.)

Le Rituel de Reims, imprimé à Paris, en 1491, chez Jean Dupré, par ordre de l'archevêque Pierre de Laval, nous a conservé le cérémonial observé encore à cette époque pour la mise hors du siècle des lépreux incurables. On retrouve, dans les prohibitions et défenses

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