Page images
PDF
EPUB

à des groupes naturels : en un mot, les genres et les espèces sont des conceptions ou de simples noms, mais pas des réalités. Voilà ce que disaient les nominalistes et les conceptualistes. D'autres soutenaient la thèse contraire: c'étaient les réalistes. Les premiers sont certainement plus près de la vérité. Il n'y a pas, dans la nature, deux animaux, pas même deux arbres, de la même variété, qui se ressemblent exactement: tout porte un cachet individuel; et on pourrait, à la rigueur, désigner chaque être vivant par un nom spécial, comme on le fait pour les hommes. Sans doute la nature nous fournit la première les indices génériques : mais qui nous porte à utiliser ces indices, si ce n'est notre raison, qui cherche partout l'ordre et l'unité? C'est ainsi que nous transportons au dehors le besoin d'ordre et d'unité qui nous agite intérieurement. Ce besoin est tellement inhérent à notre intelligence, qu'il est souvent satisfait sans que nous en ayons la conscience, ou sans que nous puissions nous en rendre compte rigoureusement. Bien plus, il s'étend jusqu'à nos sensations. Citons ici un cas remarquable, qui pourra jeter un jour quelque lumière sur la vraie philosophie expérimentale. On sait que les corps simples se combinent entre eux dans des quantités dont les rapports sont constants. Or, en comparant ces quantités entre elles, on a essayé de les exprimer par des nombres ronds; cela fait, on a voulu les représenter comme des multiples du poids atomique d'un certain corps (hydrogène) pris pour unité. Cependant l'expérience a été loin de se prêter à cette élimination des nombres fractionnaires, à ce désir de groupement par multiples: l'analyse, sauf un ou deux cas, a toujours donné des nombres entiers et des fractions pour le poids atomique de chaque corps simple. Enfin, nous avons horreur des fractions; c'est un fait dont nous ne devons chercher la raison que dans nous-mêmes.

Autre exemple. L'oreille la moins musicale distingue les accords parfaits des dissonances. Les demi-tons, qui se font entendre simultanément, produisent une sensation pénible que nous exprimons par un langage convenu; les tons qui laissent, au contraire, entre eux des intervalles de un, deux, trois, quatre tons, de manière à donner la tierce, la quarte, la quinte, la sixte, etc., produisent ces sons harmonieux qui entrent dans la composition de l'accord parfait. Mais pourquoi les accords nous plaisent-ils autant que les dissonances nous sont désagréables? On sait que tout son est le résultat

d'un nombre déterminé de vibrations. Mais ce que tout le monde ne sait pas, c'est que les nombres de vibrations qui donnent les dissonances sont des fractions, comparativement aux nombres entiers qui donnent les sons harmonieux et les accords parfaits: de plus, ces nombres entiers sont des multiples d'un autre pris pour unité, et qui représente, en musique, l'unisson. Ainsi nos sens euxmêmes, qui pourtant ne savent ni raisonner ni calculer, aiment les rapports simples dont les combinaisons multiples constituent l'harmonie.

Mais pourquoi l'homme aime-t-il l'ordre et l'unité, lors même qu'il n'en a pas la conscience? Ici notre curiosité doit s'arrêter, à moins qu'elle ne se contente d'explications qui peuvent flatter l'imagination, mais qui ne satisferont jamais l'intelligence. C'est ici que les doctrines mystiques des néoplatoniciens, les idées sur le macrocosme et le microcosme, trouveront leur place. Une vérité qu'on ne saurait trop souvent répéter, c'est que notre intelligence, comme nos sens, a des bornes; il leur est interdit d'approfondir l'infini. Seuls, les pédants, les fanatiques et les jongleurs n'hésitent pas à franchir ces bornes. Il est à remarquer que « ces acrobates d'un nouveau genre » sont, en général, complétement étrangers aux sciences d'observation. Ils devraient pourtant se souvenir que les plus grands maîtres, Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz et Kant, n'étaient pas seulement des métaphysiciens comme le sont aujourd'hui nos professeurs de philosophie, mais qu'ils étaient tout à la fois grands mathématiciens, physiciens, et astronomes; toutes les branches des connaissances humaines leur étaient familières. Mais ne discutons pas ici sur les garanties de savoir que doivent présenter les vrais philosophes; bormons-nous à tirer de ce que nous venons de dire la conclusion suivante: Chercher l'ordre et l'unité dans la variété des choses, tel est le besoin qui domine notre élre. Ce besoin fait partie, en quelque sorte, de notre organisation; il se fait sentir à notre insu, comme la poitrine se dilate pour donner accès à l'air qui nous vivifie.

Voyons maintenant qui des deux, de Cuvier ou de Geoffroy Saint-Hilaire, a le mieux satisfait à ce principe d'ordre qui est le fondement de toute philosophie, à ce besoin instinctif de la raison humaine, qui cherche partout l'unité dans la variété des choses.

Pour Cuvier, la classification était, comme nous l'avons vu, l'idéal même de la science. Classer, c'est grouper des êtres qui pré

sentent des points de contact communs. Ce groupement, qu'il ne faut pas confondre avec la description, est une opération intellectuelle, dont les résultats sont les genres et les espèces. Mais ceux-ci, pas plus que les classes, les ordres, réunions de genres et d'espèces, n'ont aucune existence matérielle, ainsi que nous l'avons déjà dit. Leur existence est une abstraction; c'est une réalité intellectuelle, comme celle de la beauté, de la laideur, etc. Un animal beau ou laid, nous pouvons le voir, le toucher, enfin l'examiner au moyen de nos sens; mais il nous est impossible de palper la beauté, la laideur, etc., car ce sont là des êtres d'abstraction. Cuvier a commis une erreur capitale, source de bien d'autres erreurs, en attribuant aux genres et aux espèces une existence réelle, matérielle.

« Chaque être a été créé en vue des circonstances au milieu desquelles il vit; chaque organe, en raison de la fonction qu'il est appelé à remplir. » Cette idée, admise par Cuvier, intervertit complétement l'ordre des choses; c'est l'effet pris pour la cause. Et c'est à ce prétendu principe que l'auteur du Discours sur les révolutions du globe a voulu rattacher l'étude des détails!

Soutenir que les organes sont créés pour être adaptés aux milieux dans lesquels l'animal est destiné à vivre, dire que « la disposition et la structure d'un organe sont en raison de la fonction qu'il a à remplir, » c'est vouloir faire revivre cette sotte philosophie, depuis longtemps condamnée, des causes finales, qui se pose comme la confidente de la Providence. C'est tout l'inverse qui est vrai; c'està-dire que les organes sont tels, parce que, à cause des circonstances dans lesquelles l'animal vit, ces organes ne peuvent être autrement. Ici, il faut nécessairement admettre la puissance modificatrice des milieux. Cette puissance est-elle réelle, oui ou non? Là est toute la question; elle domine en quelque sorte toutes les autres questions, et particulièrement celle de la mutabilité ou de l'immutabilité des espèces.

Voyons plutôt. N'accordant aux conditions physiques qu'une influence très-secondaire, Cuvier devait admettre l'immutabilité des espèces. En effet, dès ses premiers travaux il déclara et prétendit prouver que les mêmes formes se sont perpétuées depuis l'origine des choses. Geoffroy Saint-Hilaire, au contraire, proclama la puissance modificatrice des influences du monde extérieur; il admit, par conséquent, la mutabilité des espèces, mais non pas, comme on l'a

cru, dans un sens aussi absolu que Lamarck, qui n'hésitait pas à faire sortir les uns des autres les genres, les ordres, et jusqu'aux diverses classes du règne animal.

Quelles sont, maintenant, les preuves que chacun citait à l'appui de sa doctrine? Suivant Cuvier, l'influence du monde ambiant se borne à des changements accessoires et de nulle valeur; jamais ees changements ne sont assez profonds pour effacer l'espèce. Cuvier reconnaissait cependant, et c'est là tout ce qu'il avait concédé à ses adversaires, -« l'existence de variétés ou subdivisions accidentelles de l'espèce, résultat de la chaleur, de l'abondance et de l'espèce de la nourriture, et d'autres causes encore. »

-

Écoutons ici la réplique de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (p. 350): « Bacon, dont il faut admirer le génie, disait, il y a deux siècles, aux naturalistes: Tentons de faire varier les espèces ellesmêmes, seul moyen de comprendre comment elles se sont diversifiées et multipliées. Eh bien! ces expériences que conseillait Bacon, elles ne sont pas à tenter: elles sont faites déjà; elles se sont poursuivies depuis une longue série de siècles, et se poursuivent encore sur toute la surface du globe, et jamais résultats plus démonstratifs ne furent obtenus. Voyez toutes les races domestiques dont l'industrie humaine a su se faire de si anciens et si utiles auxiliaires. Le mouflon, par exemple, le bouquetin, eussent-ils jamais d'eux-mêmes abandonné les sommités neigeuses où la nature les avait placés? Non! Mais l'homme les en a fait descendre, les a transportés dans toutes les parties du monde; et de nombreuses races de moutons et de chèvres, autant que de climats, se sont produites. De même ont été créées nos races de chevaux, de bœufs, et tant d'autres, entre lesquelles il est impossible de méconnaître des différences de valeur spécifique; bien plus, toutes ces races de chiens, dont quelques-unes, si l'origine en fût restée inconnue, eussent formé des genres, mieux caractérisés assurément qu'un grand nombre de ceux dont les noms remplissent nos catalogues. Et si cette série de preuves ne suffisait pas, les variétés du genre humain en fourniraient une seconde. Trouve-t-on souvent, entre les diverses espèces d'un genre naturel, des différences organiques aussi profondes que celle qui existe entre l'homme caucasique et le nègre? Et cependant Cuvier, dans le livre même où il proclame le principe de l'immutabilité des espèces, n'hésite pas à reconnaître l'origine commune de ces deux races et de toutes les autres : consé

quence qui ne saurait évidemment trouver de bases rationnelles que dans la théorie de la variabilité des types. Ainsi la doctrine de Cuvier est démentie par les faits: lui-même se sent obligé, dès la première application qui se présente, de l'abandonner; et partout ailleurs il ne la maintient qu'au prix de subtiles et arbitraires distinctions. »

Cependant Cuvier et ses partisans ne se sont pas tenus pour battus. Ils ont mis en avant, comme arguments décisifs, les résultats des expériences sur le croisement des espèces. It résulte en effet, de ces expériences, que deux espèces croisées ne donnent pas naissance à un type intermédiaire persistant les mulets ou hybrides sont à jamais frappés de stérilité. Ici les partisans de l'immutabilité des espèces semblent triompher, car les raisons qu'on leur oppose ne sont pas, au fond, très-convaincantes.

Cédons un moment le terrain aux adversaires de Geoffroy SaintHilaire; accordons même que les espèces domestiques ne descendent pas d'autres espèces sauvages, ou que, si cette origine est réelle, il ne faudra y voir que des différences de races et de variétés. Mais, en revanche, qu'on nous permette seulement cette seule question :

Le monde ambiant a-t-il varié depuis l'origine des espèces actuelles?

Si le milieu modificateur (conditions de climat, de chaleur, d'air, de lumière) a toujours été le même depuis des millions d'années, il est évident qu'il n'a pu produire, parmi les espèces existantes, aucune modification caractéristique. Voilà le terrain sur lequel il aurait fallu engager le combat. Il aurait fallu démontrer (ce qui n'est pas d'une difficulté insurmontable) que le milieu ambiant a toujours été le même depuis au moins deux ou trois mille ans.

Prenons pour exemple la condition modificatrice la moins contestable, la chaleur. Les calculs astronomiques démontrent que la température de la masse du globe n'a pas varié d'un dixième de degré depuis plus de deux mille aus. Si la variation avait été seulement d'un centième de degré, la masse du globe aurait augmenté ou diminué de dimension, et ce changement aurait été très-appréciable par les mouvements de la lune. Or, la durée de la rotation de cet astre n'a pas varié d'un centième de seconde depuis le temps d'Hipparque. Les espèces vivantes n'ont donc pu subir la moindre

« PreviousContinue »