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Mon dessein n'est pas ici d'examiner cette pièce ni au point de vue littéraire, ni au point de vue philosophique; il me suffit d'avoir cité en sa faveur ces témoignages imposants. Je me détourne du texte de la Boëtie, et je m'en vais aux notes de M. Feugère, qui sont pour moi et seront, je crois, pour beaucoup de lecteurs, la partie la plus intéressante de cette publication.

Ces notes sont philologiques et critiques; plus rarement historiques, parce que l'occasion en est plus rare. Encore que M. Feugère m'ait fait l'honneur de m'y citer quelquefois, cela ne m'empêchera point d'en dire librement ma pensée. M. Feugère donne un bon exemple qu'on doit désirer de voir suivi : c'est d'attacher à un vieux texte un commentaire consciencieux, approfondi avec le secours d'une saine érudition. Il recherche l'étymologie et l'histoire des mots, il fait des rapprochements de textes; tant qu'il peut il remonte aux origines de la langue; il ne passe rien et s'efforce de répandre partout la lumière. On ne saurait trop encourager cette voie, et nous finirons par y voir entrer l'Université, qui devrait depuis longtemps y briller. C'est à l'Université qu'il appartiendrait de débrouiller tout ce chaos de notre littérature primitive, mille fois plus précieuse et pour nous plus touchante que les bribes d'Ennius, de Nævius et de Pacuvius. La langue nationale, l'histoire nationale, voilà notre affaire à nous autres Français. Je ne disconviens pas qu'une chaire de langue berbère au collége de France ne soit une nécessité de premier ordre; j'accorde que nous ne pouvons nous passer ni du sanscrit, ni du chinois, ni de l'arabe, ni du persan, ni de l'hindoustani, ni du tatare mandchou mais enfin il faut espérer que ce pressant besoin satisfait, quand tous les idiomes des cinq parties du monde seront représentés à la Sorbonne et au collège de France, quelque ministre plus téméraire et plus aventureux que M. de Salvandy osera y faire représenter aussi la langue française. Dieu veuille que cette prédiction ne soit pas, comme celle de Béranger : Pour l'an trois mil; ainsi soit-il !

J'ai loué le travail de M. Feugère; mais comme il faut toujours payer par quelque endroit son tribut à l'humanité, je vais, dans quelques notes sur ses notes, essayer de montrer comment M. Feugère s'est libéré de la dette où nous sommes tous tenus. C'est la mienne aussi peut-être que je vais acquitter, puisque, selon Voltaire,

Tout faiseur de journal doit tribut au malin.

Je ne puis que protester ici de mon ferme propos de combattre l'erreur et de chercher la vérité. C'est aussi, j'en suis sûr, le désir de M. Feugère. Unissons-nous donc dans cette bonne intention. L'on cherche la vérité, et l'on trouve ce qu'on peut; mais le point est d'être sincère.

Je signalerai à M. Feugère une inadvertance dans le texte de la Mesnagerie de Xenophon. C'est à la page 152; on y lit : « Pour le regard des bons charpentiers, des bons graveurs d'airain... j'eus prou de peu de temps à passer par tout pour les voir tous. » M. Feugère, qui a fait une note sur les expressions que je souligne, ne s'est pas aperçu qu'il fallait retrancher de la phrase ces mots prou de, et lire : j'eus peu de temps. Évidemment le copiste qui a fait le manuscrit s'était trompé en mettant prou là où il fallait peu; il s'est repris, mais en omettant de rayer le mot fautif. Un imprimeur ignorant ou inattentif a consacré cette étourderie, que l'éditeur moderne n'aurait pas dû reproduire.

Page 222, M. Feugère dérive plenté de plenitas. J'aurais souhaité qu'il eût mis de plenitatem. Je crois avoir démontré, dans les Variations du langage français (p. 194 et suiv.), que nos substantifs, appartenant par leurs racines à la troisième déclinaison latine, s'étaient formés, non pas sur le nominatif, mais sur l'accusatif. Aussi ces mots ne reçoivent-ils jamais l's caractéristique du nominatif singulier pour les substantifs venus de la seconde déclinaison; par exemple, ordre, vierge, image, multitude, formes modernes syncopées des formes primitives, ordene, virgene, imagene, multitudine, sont évidemment calquées sur ordinem, ginem, imaginem, multitudinem.

Origine ne représente pas origo, mais originem.

Je crois d'une haute importance, pour l'étude approfondie de notre vieille langue, de rechercher la valeur parlée des notations orthographiques. Personne, que je sache, ne s'en est occupé jusqu'à ce jour; loin de là, tous les philologues se sont accordés à évaluer les notations écrites du moyen âge par les règles de l'orthographe du XIXe siècle. De cette absurdité sont sorties plus d'erreurs que de guerriers du cheval de Troie. Par exemple, on veut que chaque variante dans l'orthographe représentât une différence dans la

prononciation. C'est sur cette belle idée qu'on a planté l'échafaudage majestueux des déclinaisons françaises, des dialectes, etc.

M. Feugère a donné comme les autres dans ce piége, qui consiste à faire apprécier le langage par le seul témoignage des yeux. La Boëtie écrit:

« De tant que nous rendions plus prisez les loyals, et plus riches et plus libres que les desloyaux. » (P. 185.)

M. Feugère:

<< En réunissant ces deux formes (loyals, desloyaux), qui existaient simul« tanément, et dont la dernière devait seule être maintenue par la suite, l'au << teur a eu pour objet d'éviter la rencontre désagréable de deux sons uni« formes. >>

Le commentateur se trompe : il prête ici à son auteur une finesse d'orthographe à laquelle la Boëtie n'a jamais pensé, car cette notation loyals sonnait loyaux, comme desloyaux; mal, val, cheval, étaient prononcés mau, vau, chevau, comme l'attestent encore les noms Maupertuis, Vaucluse, Vaufleury, et le mot chevau-léger. L finale s'unissait à la voyelle précédente comme un u, excepté le cas où elle pouvait se détacher sur une voyelle initiale suivante: ainsi, mal affreux, val ancienne, cheval arabe (des Variations du langage français, p. 54 et suiv.).

Cela posé, j'accorderai très-volontiers à M. Feugère que, dans la phrase de la Boëtie, il faut lire en effet loyal avec / détachée; mais pourquoi? A cause du mot et, qui vient après loyal. Quelqu'un peut-être me dira: Prenez garde! il y a une s; loyals est au pluriel. Et que m'importe votre pluriel? Que m'importe votre s? N'ai-je pas mis en principe, 1° qu'on ne prononçait pas deux consonnes consécutives (1)? 2° Que loin de faire siffler l's du pluriel, comme on s'y plaît aujourd'hui, on n'en tenait souvent nul compte pour la mesure du vers (2)? Par conséquent on devait prononcer ou bien les loyal et plus riches.... ou bien : les loyaux et plus riches, mais jamais les loyales set plus riches, ce qu'affirme la note de M. Feugère.

L'erreur de M. Feugère consiste donc à dire qu'il y avait là deux formes simultanées. Il y en avait deux pour l'œil, et une seule

(1) Var. du lang. fr., p. 5.

(2) Ibid., p. 280, 281.

pour l'oreille; et M. Feugère conclut la double forme pour l'oreille de la double forme pour l'œil.

Les personnes peu familières avec l'étude de notre vieille langue sont exposées à un danger auquel presque toujours elles succombent. C'est, rencontrant telle ou telle forme d'un verbe nouvelle à leurs yeux, d'en conclure aussitôt l'existence d'un infinitif qui en fait n'a jamais existé. Par exemple, M. Napoléon Landais ayant à se rendre compte de cette forme ci-gít, ne s'est point avisé de chercher si ce monosyllabe git n'était pas une syncope de gesit (jacet). L'accent circonflexe aurait dû pourtant lui faire soupçonner quelque chose mais la jeunesse impatiente de voler à la gloire ne prend pas garde à ces petites circonstances. M. Napoléon Landais, de sa grâce, a tout de suite donné à git l'infinitif gir (au lieu de gésir), et il a bravement enregistré ce verbe gir dans son célèbre dictionnaire, où cette bévue gît en bonne compagnie d'autres de même force :

:

Facies non omnibus una,

Nec diversa tamen, qualis decet esse sororum.

Pareil malheur est arrivé quelquefois aussi à M. Feugère. Ce n'est point que M. Feugère soit téméraire et aventureux comme M. Napoléon Landais: on voit au contraire qu'il apporte le plus grand soin à vérifier ses notes; mais enfin ici sa prudence s'est endormie, sa circonspection lui a fait défaut. Sur ce vers de la Boëtie, Que mourant je lairray nostre commun séjour,

il cite en note ce vers du Cid:

Vous lairra par sa mort don Sanche pour époux;

et il ajoute : « Cette forme était un débris de l'ancien verbe laier (p. 514). » J'ai lu, je puis le dire, beaucoup de vieux français; je n'ai jamais aperçu le verbe laier. Si M. Feugère peut me le faire voir, je lui en serai très-reconnaissant. En attendant, je tiendrai cette forme je lairrai pour une syncope de laisserai, comme on disait je donrai :

Que donras tu à mon seignor?
- Sire, je li donrai xx livres.

(Fabliaux.)

Donrai ne vient pas de donre.

Je garrai (je guérirai); je gerrai (je gésirai) :

« Va, si baigne set feiz el flum Jurdan, si garras. »

Il ne gerra mais de lez moi,

(Rois, p. 362.)

Le vilain qui tel hernois porte !

(Fabliaux.)

Si M. Landais eût connu ces vers, probablement son dictionnaire se fût enrichi du verbe gerre, pendant de gir. Je parrai (paraîtrai):

Dist saint Pierre : Qui li dira?

Ja pour vingt ames ni parra (Fabliaux).

Je menrai (mènerai):

Ceens avez mon palefroi

Et le vostre menrai-je, o moi (Ibid.).

Descendez tost: vous nous merrez avant.

(Agolant, v. 883, ap. Bekker.)

Notre forme moderne j'aurai est la contraction de j'averai, que donnent les plus anciens textes. J'imagine qu'un jour quelque honnête lexicographe allemand fera venir j'aurai du primitif havre

ou aure.

Sur cet autre vers,

Aucun ny a que souhaiter ne feisse,

M. Feugère dit : « La forme feisse, dissyllabe (1), rappelle l'ancien « verbe feïre, faire (p. 493).

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C'est par distraction, sans doute, que M. Feugère observe ici que feisse est dissyllabe; le vers aurait un demi-pied de trop. Il faut prononcer ne fisse pour rimer à s'en réjouisse. Il est vrai néanmoins que, dans tous les poëtes du moyen âge, feisse forme deux syllabes, ou plutôt, pour parler exactement, deux syllabes et demie; mais il est faux que cela rappelle l'ancien verbe feïre, car ce verbe est imaginaire, comme laier.

(1) M. Feugère veut dire trissyllabe: fé-is-se; il a négligé de compter l'e muet

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