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théorie des langues à l'exclusion de la pratique, nous en sommes venus, dans certains cas, à faire un peu trop fi de l'étude raisonnée d'une langue étrangère; à nous fier uniquement à l'enseignement oral, fort bon avec de tout jeunes enfants, mais qui, employé seul, nous prive d'une ressource précieuse avec les élèves plus âgés, chez qui les organes et la mémoire sont moins souples, mais chez qui nous trouvons, en revanche, des notions acquises, et une faculté de raisonnement supérieure : deux puissants auxiliaires dont nous n'avons nulle raison de nous priver. Aux professeurs qui seraient disposés à tomber dans cette erreur, ne pourrait-on faire lire avec fruit ces paroles de Ascham :

<< Néanmoins tous les hommes désirent que leurs enfants parlent cette langue, et c'est ce que je désire très vivement aussi. Nous avons même but, nos désirs sont d'accord, nous souhaitons même fin; mais nous différons quelque peu dans l'ordre et la voie à suivre pour arriver à cette fin. Ceux-ci veulent qu'ils parlent pour parler, le maître n'a cure de ce qu'ils disent et l'écolier ne le sait. C'est là paraître et non pas être, ou du moins c'est être hardi sans retenue, téméraire sans talent, plein de mots sans esprit. Je voudrais les voir parler de telle sorte qu'il puisse apparaître que chez eux le cerveau gouverne la langue, et que la raison guide la parole. »

Les langues doivent donc, selon Ascham, s'apprendre d'une façon raisonnée et donner lieu à des explications théoriques; mais les exercices pratiques ne sont nullement exclus: parmi ces derniers il convient de noter une méthode de traduction dont Ascham est l'inventeur et qui, actuellement, a été reprise et employée avec succès c'est le système des « doubles traductions », que l'auteur explique comme suit:

:

« Après que l'enfant a appris les trois concordances 1, comme je l'ai dit plus haut, le maître lui lira les épîtres de Cicéron, recueillies et choisies par Sturmius et mises à la portée des enfants. D'abord il expliquera à l'enfant, gaiement et simplement, le sujet et la matière de la lettre, puis il la traduira en anglais, en sorte que l'enfant puisse aisément en saisir le sens; enfin il

1. Ascham veut parler des règles d'accord: 1o du nom avec l'adjectif; ob du nom avec le verbe: 3o du relatif avec l'antécédent.

en fera l'explication grammaticale. Ceci fait, l'enfant devra à son tour la traduire et l'analyser à nouveau afin qu'il ne garde aucun doute sur ce que son maître lui aura enseigné1. Après quoi l'enfant prendra un cahier de papier, et installé en quelque lieu où personne ne puisse lui aider, qu'il traduise lui-même en anglais sa première leçon. Montrant alors cette tâche à son maître, celui-ci lui prendra son livre latin, et après une heure au moins écoulée, l'enfant devra remettre en latin sur un autre cahier ce que lui-même avait écrit en anglais. Quand l'enfant rapportera sa traduction latine, le maître la comparera avec le texte de Cicéron, et rapprochera les deux textes; et où l'enfant aura bien fait, soit dans le choix ou dans la place des mots de Cicéron, que le maître le loue et lui dise: «Ici vous avez bien fait ». Car, je vous l'assure, il n'est pas de meilleure pierre pour aiguiser un bon esprit et l'encourager à l'étude, que n'est la louange. »

Cette méthode, connue de nos jours avec quelques variantes sous le nom de « thème d'imitation »>, est encore perfectionnée par Ascham, ou du moins il en propose une nouvelle application qui comporte pour l'élève une difficulté de plus :

<«< Choisissez quelque passage de Cicéron, à votre discrétion, que votre élève ne sache où trouver, et traduisez-le vous-même en anglais usuel, et puis donnez-le-lui à retraduire en latin.... Là, son esprit aura de nouveau à travailler, vous éprouverez son jugement dans le choix des expressions, sa mémoire sera mieux exercée... et c'est par là qu'apparaîtra clairement le profit qu'il aura tiré de ses études. »>

Le thème, et en particulier le thème d'imitation ou d'adaptation, est en effet pour le professeur un sûr moyen de contrôle des notions acquises. De ce procédé, Ascham passe facilement au thème proprement dit : « Écrivez en anglais quelque lettre, soi-disant écrite par lui à son père, ou à quelque autre ami, de façon naturelle et selon la disposition de l'enfant; ou bien un conte, une fable, ou un récit d'un genre simple... et qu'il le retraduise en latin. Mais vous devrez apporter assez de discré

1. Cf. Montaigne : « Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui fasce mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subiects, pour veoir s'il l'a encores bien prins et bien faict sien.

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tion dans le choix de cet exercice, pour qu'il ne s'écarte pas, par les mots ou les phrases, des limites des connaissances que l'élève possède déjà.»

Ces connaissances préalables, comment les a-t-il acquises? Nous venons de voir que Roger Ascham ne proscrit pas l'enseignement de la grammaire. Mais cet enseignement sera-t-il donné d'une façon sèche et aride? Fera-t-on apprendre par cœur à l'élève une longue liste de règles abstraites? Penser ainsi serait méconnaître l'esprit de la méthode proposée par Ascham. En laissant une part assez grande à l'initiative de l'enfant, en introduisant dans cette étude un élément de vie et de gaîté, il réussit à présenter d'une façon attrayante une branche de l'enseignement qui, aujourd'hui encore, est trop souvent pour les élèves un sujet d'ennui, une corvée désagréable. Si les partisans d'une méthode purement pratique peuvent lire avec profit les conseils de Ascham, ceux qui bornent l'enseignement de la grammaire à une nomenclature de faits et de règles, parsemée de quelques exemples sous la forme de phrases banales, feront bien de méditer le passage suivant :

<«< Quand le maître comparera le livre de Cicéron avec la traduction de son élève, qu'il amène celui-ci à rapprocher les règles de son livre de grammaire des exemples contenus dans sa présente leçon, jusqu'à ce que l'écolier soit à même de découvrir en sa grammaire chaque règle correspondant à chaque exemple; ensorte que le livre de grammaire soit toujours en la main de l'élève, et qu'il s'en serve ainsi que d'un dictionnaire pour les besoins du moment. Ceci est une manière enjouée et parfaite d'enseigner les règles, tandis que la manière communément en usage dans nos écoles, qui est de lire la grammaire seule et par elle-même, est ennuyeuse pour le maître, pénible pour l'élève, froide et sans charme pour tous deux. »>

Ascham passe ensuite en revue les divers auteurs latins, indiquant les qualités particulières du style de chacun, et examinant jusqu'à quel point ils peuvent servir à ces exercices d'imitation qui sont pour lui la base d'une bonne méthode. Cette recherche lui suggère une nouvelle idée : « En parcourant tant de livres divers en vue de ces imitations, il me vint en l'esprit qu'un livre très utile pourrait être composé de imitatione, d'une autre

sorte que ce qui a jusqu'ici été tenté en cette matière; contenant un petit nombre de règles fixes auxquelles s'appliqueraient nombre d'exemples recueillis parmi les auteurs les plus choisis dans les deux langues.... Composer un tel ouvrage serait plus agréable que difficile; il serait d'un grand profit à tous ceux qui le liraient, et vaudrait de grands éloges et des remerciements bien mérités à qui voudrait l'entreprendre. »

Ne voit-on pas là en germe ces livres de « morceaux choisis >> annotés, d'un usage si commun aujourd'hui dans nos classes? L'ouvrage dont Ascham esquisse le projet est même un livre de « morceaux choisis » d'un genre particulier, destiné à servir de complément au livre de grammaire, et qui, je crois, n'existe pas encore parmi nos manuels de langues vivantes. Ascham a donc ici, non seulement prévu, mais dépassé le progrès moderne.

Enseignement varié, attrayant, où se combinent et s'harmonisent dans une juste proportion la théorie et la pratique; enseignement plein de vie, de bonhomie, de douceur: tel est le caractère de la méthode indiquée dans le Schoolmaster. Ce petit livre en est à la fois un exposé et une application, car il est d'une lecture facile, attrayante, « alluring » comme son enseignement lui-même. On le lit en souriant, on le quitte à regret, un peu comme on quitte un ami; et c'est en effet un ami qui vient de vous parler, un ami au cœur très large, qui vous veut du bien et qui veut que vous en fassiez à d'autres. Lecture saine et réconfortante, qui fait naître quelques bonnes idées en notre intelligence, quelques bons sentiments en notre cœur.

Et c'est pourquoi Ascham sera toujours sympathique, pourquoi son petit livre n'a pas vieilli et sera d'un intérêt toujours actuel. Qu'on le lise en curieux ou en disciple, qu'on y cherche une relique du passé qui est en même temps une prophétie du présent, de l'avenir peut-être, ou qu'on y étudie d'utiles procédés pour nos classes de langues, toujours Ascham aura droit de notre part à tous, élèves, étudiants ou professeurs, à la même attention, à la même reconnaissance.

GABRIELLE COBLENCE,

Professeur agrégée de l'Université:

Causerie littéraire

M. Gaston Paris vient de consacrer à François Villon un volume de la collection des Grands Écrivains français1. Voilà donc maître François introduit comme officiellement dans la plus noble et la plus glorieuse compagnie. C'est un honneur qu'il ne doit qu'à son talent; car par sa vie et ses mœurs il se range plutôt parmi les maîtres de la pince et du croc.

Cette vie, M. Gaston Paris l'a étudiée de très près. Mettant à profit les découvertes les plus récentes de l'érudition, contrôlant avec une critique très attentive les documents et les témoignages, il a tracé du poète la biographie la plus exacte et la plus complète que nous ayons encore. Et la biographie de Villon, il faut l'avouer, est celle d'un assez mauvais drôle. Il ne s'en tint pas en effet à ces irrégularités où se plaisent les bohèmes de tous les temps; il alla jusqu'au crime et, si l'on dressait ce que nous appellerions son casier judiciaire, il y faudrait inscrire au moins un meurtre, peut-être deux, au moins deux vols, peut-être trois.

M. Gaston Paris nous a montré la figure patibulaire de son héros dans sa brutale et navrante réalité. Il n'a rien omis, rien pallié ; il n'a pas voulu jouer le rôle d'avocat et plaider les circonstances atténuantes; mais comme, malgré tout, il éprouve de la sympathie pour Villon, il a expliqué ses méfaits en historien moraliste. C'est en cela, nous semble-t-il, que consiste surtout la nouveauté de cette biographie. Avec son ample, sûre et précise érudition, M. Gaston Paris reconstitue le milieu social où Villon a vécu; il représente par ses traits les plus expressifs, cette époque de misère, de désordre et de violence, et, sans nous endoctriner autrement, il nous amène ainsi, non pas sans doute

1. Chez Hachette.

REVUE PÉDAGOGIQUE, 1901.

2o SEM.

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