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Musée pédagogique.

et

Bibliothèque centrale de l'Enseignement primaire

Revue pédagogique

Discours

PRONONCÉ PAR M. GEORGES LEYGUES
Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts,

A la distribution des prix du concours général
à la Sorbonne (29 juillet 1901) 1.

Messieurs,

L'orateur dont nous venons d'applaudir la parole forte et grave, a démontré que la science envahit tout le champ de l'activité humaine. Il a signalé comme une caractéristique de notre époque le développement ininterrompu de la mécanique et les découvertes de la physique et de la chimie qui, en disciplinant les forces de la nature, accroissent perpétuellement notre puis

sance et notre bien-être.

Il a donné ainsi la raison des réformes qui ont été entreprises par nos prédécesseurs dans l'enseignement public. Il a justifié les projets nouveaux que j'ai eu l'honneur de soumettre au Conseil supérieur et qui seront dans peu de mois, je l'espère, une réalité.

1. Le discours d'usage a été prononcé par M. Blutel, professeur au lycée Saint-Louis, sur le sujet suivant : « Du rôle de l'enseignement des mathématiques dans la formation de l'esprit. »

REVUE PÉDAGOGIQUE, 1901. 2 SEM.

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L'Université est obligée de se rajeunir sans cesse pour suivre le courant du siècle.

L'éducation ne peut avoir aujourd'hui ni le même objet ni les mêmes méthodes que du temps de Rollin, de Fénelon et de J.-J. Rousseau.

L'heure marche si vite que nous avons peine à la suivre. Et notre outillage scientifique renouvelé sans trêve, toujours en voie de transformation, est toujours inférieur au besoin présent. Voyez comme tout change!

La lutte économique par laquelle se manifestent la vitalité et la prospérité matérielle des nations est devenue une mêlée à laquelle prennent part tous les peuples civilisés. Dans ce combat de plus en plus âpre, la science met chaque jour une arme nouvelle au service de l'homme.

La locomotive dévore les continents, les flottes labourent les mers. La pensée et la voix ont des ailes; un fil léger qui plie sous le poids d'un oiseau les transporte au bout du monde. Partout les métiers chantent, les marteaux battent, les machines grondent. Et vers le ciel, à travers la fumée et la flamme des usines, monte comme la clameur d'une marée formidable, l'hymne universel du travail.

Qui ne sentirait la grandeur d'un pareil spectacle? Mais qui ne mesurerait du même coup les devoirs que cette évolution nous impose?

Pour vaincre, il ne suffit plus d'être robuste et courageux: il

faut savoir.

La transformation qui s'est opérée dans le domaine politique et social n'est pas moins profonde.

La Révolution n'a pas donné immédiatement tous ses fruits. Bien des idées jetées au vent ont dormi dans le sillon. Quelquesunes parmi les plus fécondes lèvent seulement de nos jours.

La démocratie née d'hier prend conscience d'elle-même et s'organise. Plus d'aristocraties. Elle a mis le pouvoir aux mains du plus grand nombre. Elle entend gouverner seule sa liberté.

Pourtant, il lui faut une élite capable de maintenir les traditions, de défendre les grands intérêts moraux, de traduire les hautes pensées, les aspirations permanentes et lointaines de la patrie.

Cette sorte de grand conseil national, qui n'est pas une classe dirigeante, car il est ouvert à tous et se renouvelle sans cesse, lui est indispensable sous peine de déchéance et de ruine.

J'entends ce qu'on va répondre : « Le peuple est une source inépuisable de bon sens. Soyez sans crainte. Il réglera lui-même sa destinée. »

Mortelle illusion! Le peuple, s'il n'est éclairé et averti par des esprits désintéressés, regardant de haut et de loin, est aussi une puissance invincible d'agitation et de trouble.

Le progrès et l'ordre ne peuvent résulter désormais que du sentiment que les masses auront de leurs droits et de leurs devoirs, du bien et du mal dont elles sont capables.

Donc, le premier devoir de l'État soucieux de son lendemain, c'est l'éducation. Le but suprême de l'enseignement est de développer les qualités morales et intellectuelles qui font les esprits justes, les consciences droites et les volontés fortes. Par quels moyens atteindre ce résultat?

Pour nous, l'indépendance de l'individu est la garantie nécessaire d'une véritable éducation sociale.

Nous mettons en valeur les facultés natives de l'enfant par un appel incessant aux sentiments généreux et nobles. Nous nous appliquons à développer toute sa personnalité. Nous voulons des cœurs fiers, des caractères hardis. Trop de modestie et d'humilité nous inquiète. Nous aimons les yeux qui regardent droit dans les yeux. Nous pouvons former des esprits trop libres, nous sommes incapables de façonner des âmes pour la servitude.

Pour enseigner les vertus humaines, nous pensons qu'il n'est pas indispensable d'invoquer des dogmes qui ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens et entre lesquels nous n'avons pas à choisir. Nous nous appuyons sur la démonstration rationnelle, qui fonde les vertus à la fois sur leur nécessité sociale et sur leur valeur propre.

Mais nous ne substituons pas l'intolérance de la raison à l'intolérance de la foi et nous protégeons contre toute atteinte la flamme intérieure qui, semblable à la lampe d'argile du temple, brûle en chacun de nous et illumine notre conscience.

Nous proclamons la nécessité de l'idéal, cette religion héroïque

de l'âme qui sollicite nos plus nobles aspirations, nous élève audessus de l'action de chaque jour, nous réconforte aux heures de crise et constitue pour les cœurs haut placés la raison même de vivre.

Fils de la Révolution, nous aimons passionnément la justice et la liberté. Nous ne haïssons que le fanatisme et l'ignorance. Nous allons droit devant nous, sans nous attarder en des regrets superflus, convaincus qu'aucune génération ne refait l'œuvre de sa devancière.

Nous ne méconnaissons pas la grandeur du passé. Ce passé fut glorieux et il nous appartient. Ce sont nos ancêtres plébéiens ou patriciens qui l'ont écrit. Nous n'en répudions aucune page. Mais il ne vit plus. Ombre errante d'un monde détruit, il peut nous parler encore; il ne saurait nous montrer les routes de l'avenir.

Notre foi est dans le présent.

Descartes a dit combien est maîtresse d'erreur l'autorité livresque et combien maîtresse de vérité la lecture « dans le grand livre du monde ».

Cela signifie qu'il faut regarder moins dans la page écrite et plus autour de soi, qu'il faut, pour apprendre à bien vivre, étudier le milieu et le fait.

Or, la démocratie est le milieu et la République est le fait.
L'État doit enseigner la démocratie et la République.

Nous n'avons pas le dessein d'introduire dans la classe les bruits tumultueux du dehors, encore moins d'enrôler les professeurs et les élèves parmi les soutiens de tel ou tel gouvernement, de telle ou telle faction. Mais les grandes vérités politiques et sociales, éternelles comme la raison et invariables comme la justice, les droits imprescriptibles de la conscience, tout ce qui constitue la charte fondamentale de l'État républicain, tout cela doit être hautement proclamé et enseigné. L'enseigner, ce n'est pas assez. Le maître doit y rallier de cœur la jeunesse qui l'en

toure.

Nous n'ouvrons pas l'école sur la rue, nous l'ouvrons sur la

vie.

Que nul ne nous demande sur ce point ni la réserve ni le silence. Ici, notre neutralité serait notre abdication.

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