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sonné, qu'il ne pouvait lui-même demeurer en sécurité à l'ermitage, avec la conscience nette, ni fréquenter plus longtemps avec l'évêque, fit porter une partie de ses biens à Pouy, au diocèse de Sens, avec l'intention de quitter l'ermitage. Le dimanche suivant, étant allé à Villadin dire la messe à l'église, il trouva à son retour le doyen de Villemaur et le prieur de Clairlieu qui lui dirent qu'ils étaient venus saisir ses biens de la part de l'évêque, et qu'ils avaient déjà pris ce qu'il avait fait porter à Pouy, que l'évêque s'étonnait fort qu'il voulût quitter l'ermitage. Ils mangèrent avec lui, et le doyen cita l'ermite devant l'évêque pour le lendemain. L'ermite comparut à Aix; et, devant ses gens, l'évêque lui reprocha d'avoir commis un délit, lui défendit d'aller à Sens et lui enjoignit au contraire de venir à Troyes. Puis il le prit à l'écart et l'engagea secrètement à revenir à l'ermitage et à y rester, lui disant qu'il lui ferait beaucoup de bien, qu'il n'y avait personne au monde en qui l'évêque se fiât plus qu'en lui. L'ermite lui répondit, parlant du chevalier : « Je crois que c'est vous qui «‹ avez fait mourir le meilleur ami que j'eusse. Ne te tour<< mente pas de cela, dit l'évêque; il n'avait jamais fait de bien. A «< présent, j'ai bien éprouvé le poison: je n'irai plus à ton ermi<«<tage, mais viens chez moi souvent. » Regnaud promit, par crainte. Guichard lui donna des lettres pour lui faire restituer par le doyen les biens saisis; il revint à l'ermitage et on les lui rendit.

Depuis ce lundi jusqu'à la deuxième semaine de l'Avent 1307, l'évêque fit mander l'ermite plusieurs fois encore, tantôt par le doyen, tantôt par d'autres. L'ermite allait le trouver et Guichard, devant le monde, lui reprochait quelque délit, puis, secrètement lui faisait bon visage et l'absolvait complètement 1.

Un jour de la deuxième semaine de l'Avent (10-17 décembre), l'ermite avait déjeuné chez l'évêque à Aix. Après déjeuner, comme ils étaient dans la chambre de Guichard, Lorin, le chambellan, ferma la porte sur eux et les laissa seuls. << Mes

1. L'ermite protesta qu'il n'était jamais allé à Aix sans avoir été mandé par l'évêque.

«<sire Regnaud, dit l'évêque, je me fie beaucoup en vous. Le jeune << roi doit venir de Navarre. Sur mon âme, sa mère ne m'a jamais << fait de bien, et les enfants ne m'en feront pas je voudrais qu'ils << fussent empoisonnés........... Sais-tu ce que tu vas faire? Je te don<«< nerai des lettres adressées de ma part à dame Marie de <«< Vauceniein; par ce moyen tu seras son chapelain, ou bien tu fréquenteras chez elle, et tu pourras faire connaissance avec beau<«<coup de gens. Tu reviendras chez moi d'ici peu, et je te ferai << savoir comment tu t'y prendras pour l'empoisonnement. » Le jeudi après la Circoncision (4 janvier 1308), l'ermite, mandé par lettres closes qu'avait apportées son valet, Feliset, se rendit à Aix et y déjeuna; quand ils furent seuls dans la chambre de l'évêque, Guichard lui dit : — « Il sera bientôt temps que tu te remues! » Et, lui montrant un étui de métal où l'on aurait pu fourrer le doigt, il lui dit qu'il mettrait le poison dedans, mais qu'il serait plus sûr de cacher l'étui dans une de ses chaussures. Il le fit se déchausser, et avec une aiguille et du fil, fit une bourse dans la chaussure et la rendit ainsi à l'ermite, lui enjoignant de revenir le dimanche avant la Purification de la Vierge (28 janvier) pour prendre le poison et se rendre chez dame Marie, et d'apporter avec lui du parchemin et de l'encre pour écrire la lettre. L'ermite promit, mais ne vint pas; il s'excusa par lettres jusqu'au mardi après la Purification. Pendant ce temps, il avait fait conduire une partie de ses biens à Trainel et les y avait fait vendre par frère Pierre. Mais celui-ci alla le dénoncer à l'évêque. Guichard manda de nouveau l'ermite, qui vint à Aix le samedi suivant. « Je vois bien que vous n'êtes pas franc avec moi, lui dit « l'évêque; votre compagnon m'a dit hier que vous avez vendu «< vos biens et que vous voulez vous sauver ». L'ermite répondit qu'il n'avait pas l'intention de fuir, mais qu'il avait vendu ses biens parce qu'il ne savait pas quand il reviendrait d'où l'évêque voulait l'envoyer. Guichard ajouta qu'il avait fait sai

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1. Louis le Hutin.

2. Aube, arr. et con de Nogent.

sir son cheval, qu'il ne voulait pas qu'il s'enfuit, que le lendemain, Regnaud se mettrait en route pour aller chez dame Marie; et il demanda à l'ermite s'il avait toujours son étui. L'ermite dit que non, qu'il l'avait oublié dans sa malle à Villadin; Guichard repartit qu'il l'enverrait chercher, mais que l'ermite ne se sauverait pas et qu'il partirait dès le lendemain.

Regnaud obtint pourtant de revenir le lundi suivant; mais il dut laisser son bréviaire en gage à l'évêque. Par-devant le doyen de Villemaur et d'autres personnes, dans la salle de son hôtel, Guichard lui dit qu'il devait s'amender pour avoir donné des bénédictions nuptiales à l'ermitage, et l'assigna pour le lundi suivant; il ordonna au doyen de retenir en gage le bréviaire de l'ermite et de lui faire jurer qu'il reviendrait au jour fixé.

Mais l'ermite, ne voulant pas plus longtemps obéir à l'évêque, sortit du diocèse de Troyes et s'en vint à Sens où il se confessa secrètement de toutes ces choses; puis, ayant pris conseil de personnes d'expérience, il révéla tout, sans confession, aux gens de monseigneur le roi; et jamais il ne revint plus chez l'évêque 1.

Après ces révélations, toute cette longue histoire que l'ermite racontait, pleine de souvenirs précis, mêlée de traits naïfs, de détails frappants et singuliers, il semblait qu'on ne pût douter que l'évêque fût coupable, et que la mort de la reine, si rapide, inexpliquée encore, eût été l'effet de ces maléfices enveloppés de mystère 2.

Les apparences du moins étaient contre Guichard. On avait vu la sorcière chez l'évêque, à Troyes et à Aix. Les rapports de Guichard avec l'ermite avaient été publics: Feliset, le valet de l'ermite, lui avait apporté trois fois des lettres closes de l'évêque et était allé trois fois à Aix avec Regnaud; le barbier de l'évêque avait vu environ huit fois, le chambellan, quatre ou cinq fois, l'ermite à Aix dans la maison épiscopale; enfin, le doyen de Vil

1. Regnaud de Langres.

2. Il y a en somme très peu de contradictions absolues entre les témoins. Il est vrai qu'ils étaient peu nombreux et que l'ermite était le seul à témoigner de certains faits, les plus graves. Sa déposition reste par cela même très suspecte. L'accusation était fondée principalement sur elle.

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lemaur, pendant ces trois dernières années, avait bien cité trois fois par lui-même et deux fois par ses gens l'ermite devant Guichard; même, un jour qu'il était allé citer l'ermite, celui-ci, en pleurant, lui demanda pourquoi l'évêque le mandait ainsi, et, à mains jointes, le pria de lui dire s'il savait quelque chose des secrets de l'évêque, et s'il les savait, de les lui confier sur le péril de son âme, ajoutant qu'il confesserait volontiers ses péchés au doyen, et lui ouvrirait sa conscience : le doyen répondit qu'il ne savait rien. Guichard, il est vrai, couvrait le vrai motif de ces entrevues; devant le monde, il reprochait durement à l'ermite certains délits, des mariages clandestins à l'ermitage 2; et on avait entendu dire à Regnaud : « Béni soit Dieu! on me charge «de ce que je n'ai pas fait ! » Mais après, on les voyait se parler en secret; une fois ils s'étaient enfermés seul à seul dans la chapelle, le temps de chanter le Miserere mei, Deus, sans qu'on sût ce qu'ils y faisaient 3. Lorin les avait vus plusieurs fois se concerter dans la chambre et dans la chapelle de l'évêque, portes ouvertes. Guichard gardait même l'ermite à déjeuner ou à dîner avec ses chapelains, ses compagnons et ses familiers. Le doyen de Villemaur, qui savait, par le prieur de Clairlieu, que Regnaud avait donné la bénédiction nuptiale à deux étrangers qui passaient chez lui, et qui le voyait, après plusieurs délits, venir ainsi à la maison de l'évêque, y manger, y boire, sans que Guichard levât sur lui d'amende ni l'eût jamais puni, s'en étonnait fort et se demandait pourquoi l'évêque agissait ainsi 5; et Lorin, comme lui, car Guichard n'avait pas l'habitude de faire manger avec lui les bonnes gens envers qui il était tenu".

Enfin, il semblait bien prouvé que l'évêque était allé secrètement à l'ermitage, la nuit. Pierre de Grancey croyait bien l'avoir

1. Voy. les témoignages de tous ces personnages (Dépos., I).

2. Regnaud de S. Lyé, Jacques, doyen de Villemaur, Lorin.

3. Jacques, doyen de Villemaur.

4. Regnaud, de S. Lyé.

5. Jacques, doyen de Villemaur.

6. Lorin.

reconnu 1; Feliset était persuadé que c'était lui, cet homme assez vieux, à face rouge, qu'il avait vu au coin du feu à l'ermitage 2. Lorin, son chambellan, avait remarqué, sans en comprendre la vraie cause, les absences qu'il faisait la nuit, et qui coïncidaient avec la présence insolite de frère Jean de Fay. Depuis quatre ans que le Jacobin devait avoir quitté la France, Lorin l'avait vu quatre fois à Aix, et chaque fois il restait bien deux jours avec l'évêque une fois, il y avait trois ans, en été; une autre fois, environ un mois après; la troisième, un peu avant le milieu du Carême suivant, et la dernière vers le milieu du Carême. Quand les gens de l'évêque et frère Jean étaient couchés ou devaient l'être, environ une lieue de nuit, l'évêque, de son lit, appelait Lorin, qui était seul avec lui dans sa chambre, puis, se levait, mettait son corselet et sa tunique de couleur noire; il n'avait ni cape, ni rochet; il disait à Lorin : « Ne te dérange «< pas» et il sortait seul de sa chambre; il rentrait environ une lieue avant le lever du jour.

Le chambellan s'en était tenu d'abord à ces déclarations, disant qu'il ne savait où allait l'évêque, ni d'où il revenait, ni qui allait avec lui, et qu'il ne croyait pas que l'évêque sortît de l'enceinte de sa maison d'Aix, mais qu'il allait simplement chez une femme qui logeait dans une tuilerie située dans le clos de la maison. Il revint toutefois sur son témoignage pour l'aggraver: il déclara aux prélats par son serment que, chaque fois que l'évêque se levait, il l'accompagnait dans la galerie jusqu'à la chambre où couchait Jean de Fay; et, les trois premières fois, en revenant, comme il se trouvait encore dans une tournelle d'où il pouvait voir dans la cour et sur le jardin par où on va à la tuilerie, il vit l'évêque et frère Jean avec un autre qu'il ne connaissait pas ils passaient de la cour dans le jardin en allant vers la tuilerie. Ils avaient, l'évêque et frère Jean, des corselets de camelin, et l'autre homme un vêtement noir; à cause de la sta

1. Pierre de Grancey, v. plus haut, p. 84.

2. Feliset avait vu l'évêque par la suite en lui portant des lettres de l'ermite il était convaincu que c'était lui qu'il avait vu à l'ermitage.

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