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tion une occasion de s'enrichir. Chassé du conseil, réduit à son évêché, ruiné, il s'était pris d'une haine « atroce » pour ceux qui avaient brisé sa fortune; et, depuis ce temps, retiré à Troyes ou dans ses hôtels d'Aix-en-Othe, de Saint-Lyé ou de Sapoy, aigri et couvant sa rancune, indifférent à ses devoirs d'évêque 1, il vivait dans l'intrigue et dans l'usure, lié avec des Italiens louches, trafiquants d'argent et de poison, faisant fructifier ses deniers aux foires de Champagne; puis, par besoin du lucre, essayant l'alchimie, tombant enfin, par impuissance, dans l'exaspération de son dépit et de son orgueil, à la sorcellerie, la science du Diable, glissant aux pratiques du satanisme, et cherchant dans le commerce du démon, dans l'horreur mystérieuse des maléfices et la secrète influence des venins, la richesse et la vengeance.

A cette heure, il était délivré de ses pires ennemies, la reine de Navarre et la reine de France toutes deux étaient mortes, presque coup sur coup, la dernière dans la fleur de l'âge, à point pour l'évêque. En cour de Rome, des cardinaux s'étaient entremis auprès du nouveau pape pour le décharger des crimes qu'on lui reprochait; et le 3 juin 1307, sur la demande de Guichard, Clément V reconnaissait la malveillance et la fausseté des accusations insinuées contre lui, et, lavant « ces souillures de la calomnie », déclarait sa conscience nette sur les actes de l'évêque et le dispensait jusqu'à nouvel ordre de comparaître à la cour apostolique 2. C'était la trêve, et, peut-être, la paix définitive. Mais, au milieu d'août 1308, comme l'évêque se trouvait à SaintHilaire, près de Pont-sur-Seine 3, il fut saisi par ordre de l'archevêque de Sens et emmené dans la prison archiepiscopale, puis transféré à Paris et mis à la Tour du Louvre. Avec lui, le

1. Le 21 janvier 1304, il avait obtenu de Benoît XI la faculté de faire visiter pendant trois ans 'son diocèse par un vicaire (Reg. de Benoît XI, no 320). Le 23 février 1308, Clément V l'autorisait encore à faire visiter son diocèse pour une période de trois ans et à toucher en argent le droit de gîte (Reg. de Clément V, no 2479).

2. Reg. Vatican., 5t, fo 20 vo, no 149 (p. justif., no XI).

3. Dépos., I, Lorin.

4. Jean de Saint-Victor (Histor. de Fr., XXI, 652).

jour de l'Assomption, les gens du roi arrêtaient une sorcière, une accoucheuse et son fils, le chambellan de Guichard et le clerc servant d'un ermite, les enfermaient à Troyes, puis, les conduisaient à Sens, dans la prison royale 1.

1. Dépos., I, Margueronne de Bellevillette, Perrote de Pouy, Feliset, Lorin, Pierre de Grancey.

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DEUXIÈME PARTIE

LE PROCÈS

CHAPITRE I

LA DÉNONCIATION ET LE MANDEMENT D'ENQUÊTE

(février-août 1308)

Vers le mois de février 1308 était venu à Sens un ermite, nommé Regnaud de Langres, qui habitait l'ermitage de SaintFlavit de Villemaur 1, au diocèse de Troyes. Secrètement, il avoua à un prêtre en confession 2 qu'il avait été témoin à l'ermitage de scènes étranges et mystérieuses vers le temps où la reine était morte, il avait vu l'évêque de Troyes, déguisé en paysan, occupé la nuit, avec une sorcière du pays, à des pratiques de sorcellerie; et, par la suite, l'évêque avait voulu le forcer à donner du poison à Monseigneur Charles, comte d'Anjou, frère du roi, au jeune roi de Navarre et aux autres enfants du roi 3. Mais il avait réussi à s'enfuir 4.

Le prêtre qui l'avait reçu en confession engagea l'ermite à ne point retourner auprès de l'évêque 5. Mais celui-ci, sans doute

1. Dans le bois de Coudroy, che et con de Marcilly-le-Hayer, près de la ferme de Chanteloup (v. Cassini); aujourd'hui détruit.

2. Arch. Nat., J. 438, no 8, art. XXII, et, 1re série d'accusations, art. XVIII.

3. Il s'agit de Charles de Valois, de Louis le Hutin, Philippe le Long et Charles le Bel.

4. L'ermite dans sa déposition ne précise pas la date de sa fuite, mais elle se rapporte à la première quinzaine de février, et sans doute à la semaine qui suivit la Purification, 2 février (Dépos., I, Regnaud de Langres).

5. Arch. Nat., J. 438, no 8, art. XXII.

inquiet, réclama le fugitif à l'official de la cour archiépiscopale 1 : l'official, flairant une affaire suspecte, refusa 2. Pendant ce temps, l'ermite, effrayé du sort qui l'attendait, prenait conseil et se décidait à tout révéler aux gens du roi, « les requérant d'y apporter le remède qu'ils pourraient 3. » Le bailli de Sens, Guillaume de Hangest, comme officier royal, avant d'en référer, informa sur les faits, « pour ne point diffamer l'évêque sans raison 3. Quand il eut fait une pleine enquête, « le devoir de son office, l'amour de Dieu et le zèle de la foi catholique, menacée par de pareilles idolâtries », lui firent aller trouver le roi, à qui il exposa

tout 6.

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La chose était grave; il s'agissait de la reine de France, du frère et des enfants du roi; d'autre part, on allait mettre en cause un prélat d'un rang considérable, ayant eu crédit à la cour: il fallait émouvoir un grand scandale.

Ce qui se passa jusqu'au mois d'août, on ne le sait pas exactement. Un autre scandale, plus grave encore, emplissait alors la chrétienté, intrigue monstrueuse et tragique où le roi employait toute la force et l'activité de sa machine administrative, l'affaire des Templiers. Pendant que ses enquêteurs réunissaient une masse énorme de témoignages et d'aveux, le roi s'acharnait à obtenir du pape qu'il rendit leurs pouvoirs aux ordinaires et au grand inquisiteur, soutenu par une campagne violente de libelles, par l'opinion d'un parlement général où il avait convoqué les trois ordres, cherchant l'assentiment du peuple et de l'Uni

1. Arch. Nat., J. 438, no 8, art. XXIII. Cf. nos 3 et 7, art. XIX, et (2o partie, ch. III) les aveux de l'évêque.

2. Ibid., art. XXIII.

3. Ibid., art. XXIV. Cf. Dépos., I, Regnaud de Langres.

4. Sur ce personnage, voy. p. 60.

5. Ibid., art. XXV.

6. Ibid., art. XXVI. Sur l'instruction préparatoire, v. Fournier, Les officialités au moyen âge, p. 98; Ad. Tardif, La procédure civile et criminelle aux XIIIe et XIVe s., p. 138 et sqq. Quand il y avait diffamatio, la justice se saisissait d'office de l'affaire, ex officio, et ouvrait une information, inquisitio.

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