Page images
PDF
EPUB

Enfin, l'affaire de Barbonne dont le dénouement avait été public 1, était connue de tous. C'était à l'Exaltation de la Sainte Croix de l'année 1300. Guichard, avec sa suite, entra dans la demeure du curé, qui était sous le patronage et la juridiction du chapitre de la cathédrale, et exempte de la juridiction de l'évêque. Il entra malgré le curé et dit qu'il voulait déjeuner, bien qu'il n'eût pas droit de procuration et que le curé fût monté à cheval pour signifier le fait au chapitre. Me Jean, curé de Celles, et Pierre Bernard de Navarre, familiers de l'évêque, prirent le curé dans le cimetière, le jetèrent à bas de cheval, le traînèrent par le cimetière en lui donnant des coups de poing et en lui serrant la gorge; le sang lui sortait par le nez et la bouche : il en avait plein les mains; et les autres disaient qu'ils le maltraitaient ainsi sur l'ordre de l'évêque. Ils lui enlevèrent son cheval et l'emmenèrent dans la maison de Jean Quarrez avec les chevaux de l'évêque, qui déjeunait chez ce dernier. Le curé entra, malgré les familiers de Guichard; il trouva l'évêque dans une chambre et lui raconta tout ce qu'on lui avait fait et dit : «Male chance «<leur arrive, répondit Guichard, puisqu'ils ne vous ont pas cassé << bras et jambes de telle façon que vous ne puissiez venir m'at<< trapper ici!» Le curé demanda à l'évêque de lui rendre son cheval et de lui faire amender cette injure. Guichard ne lui rendit rien, et lui dit qu'il ne s'en occuperait pas 3.

VIIC ARTICLE

Qu'il fit faire un faux instrument sous le seing de Jean Léon (8 témoins)

Vers la fête de la Purification de la Vierge qui précéda la mort de Benoit XI 3, Me Jean de Langres se trouvant à Rome, où il

1. Voy. pp. 18 et 46.

2. Con de Mussy-sur-Seine, arr. de Bar-sur-Seine.

3. Curé de Barbonne.

4. Voy. pp. 163-64.

5. 2 février 1304.

(་

était allé pour l'évêque et plusieurs autres, un clerc, Jean de Trainel, alors en habit laïque, vint le trouver et lui dire qu'il était depuis longtemps à Rome et en Lombardie, pour l'évêque, le priant d'aller chez Jean de Calais, de lui parler des affaires de l'évêque, et de l'engager à aller trouver le cardinal Jean Lemoine pour lui confesser qu'il avait prêté faux témoignage contre Guichard. Ils allèrent ensemble chez Jean de Calais, rue du Champ-de-Flore, et Jean de Langres dit au chanoine : Messire, vous êtes homme à avoir conscience. Vous «< avez porté témoignage pour la reine de Navarre contre l'évêque de Troyes, ce qui fait grand dommage à celui-ci, vous « le savez: pour Dieu, si vous avez dit en cela quelque chose <«<que vous ne saviez pas, veuillez venir chez monseigneur Jean << Lemoine et lui dire la vérité : le cardinal écrira à Madame la << reine, qui se fie beaucoup en lui. » Jean de Calais répondit : - « Je n'irai jamais je ne dirai pas autre chose que ce que j'ai «dit. Je suis fâché du dommage de l'évêque ». Et comme Jean de Langres le pressait de nouveau : — «‹ J'aimerais mieux, reprit <«< Jean de Calais, qu'on m'arrachât les dents l'une après l'autre, de dire devant le cardinal autre chose que ce que j'ai (( que «< témoigné ». Quinze jours après, Jean de Langres étant pour rentrer en France, Jean de Trainel le chargea de dire à l'évêque qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour lui, et il montra à Jean de Langres un instrument public portant un seing de tabellion, en disant qu'il avait tant fait que Jean de Calais avait confessé ce qui était dedans, à savoir qu'il avait porté faux témoignage. « Laisse-moi la paix », lui dit Jean de Langres, « je tiens cet <«< instrument pour suspect. » Six mois après, à Troyes, il revit Jean de Trainel chez l'évêque : « Messire », demanda-t-il à Guichard, «< Jean de Trainel que j'ai vu ici vous a-t-il apporté <<< des lettres? >> L'évêque se taisait. Alors Jean de Langres reprit : — « Il pourrait bien vous avoir apporté des lettres qui << ne seraient pas bonnes et vraies... » Guichard ne répondit pas 1.

་་

1. Me Jean de Langres.

VIII ARTICLE

Qu'il fit faire un autre instrument sous le seing d'Accurse1

Six témoins déposent ce qu'ils ont témoigné ailleurs ou ne savent rien que par ouï-dire.

IX ARTICLE

Des deux faux instruments adressés au roi et à la reine

Huit témoins répètent ce qu'ils ont déposé ailleurs ou ne connaissent le fait que par ouï-dire.

X® ARTICLE

Que l'évêque est diffamé sur tous les faits ci-dessus

46 témoins sont encore produits, et viennent, comme pour une conclusion, déclarer l'évêque diffamé sur tous les faits dont on l'accuse. C'est un vicieux, un homme sans foi et de mauvaise vie, de relations déshonnêtes, un extorqueur d'argent visà-vis des clercs comme des laïques, un incontinent, un meurtrier, un usurier, qui ne s'occupe pas d'où lui vient l'argent, pourvu qu'il en ait 2.

Plus de 200 témoins avaient été interrogés 3; une masse énorme de témoignages avait été recueillie: elle emplit presque à elle seule un rouleau de cinquante trois mètres de longueur. Tandis que sur la première série d'accusations, d'une nature. toute particulière (empoisonnement et envoûtement), on n'avait

1. V. p. 165.

2. Robin Didier.

3. Nous en donnons la liste en appendice.

Mem, et doc. de l'Éc. des Chartes.

14

produit que huit témoins dont les dépositions, au moins les principales, étaient fort longues, sur les deux autres séries de charges, comprenant trente-six articles, on avait multiplié les témoignages la vie et les mœurs des prélats du temps, leur situation donnant prise à maints griefs, il avait été facile de trouver des témoins comme de produire les accusations.

Parmi ces témoins, une grande part était naturellement composée de personnes ecclésiastiques, les enquêtes commençant par l'entourage de l'accusé, et la diffamatio contre un évêque devant sortir d'abord de son église. Le clergé de Troyes, du diocèse et de la région était largement représenté : vingt-cinq chanoines, dont treize de la cathédrale, cinq de Saint-Étienne, deux de Saint-Loup, et trois de Saint-Quiriace de Provins; — trois archidiacres, les doyens de chrétienté de Sézanne, d'Arcis, de Villemaur, de Nogent-sur-Seine ; les abbés de Montier-la-Celle et de Nesle-la-Reposte; quatorze prieurs; treize curés ou chapelains, des moines, la plupart de Montier-la-Celle; des notaires, gradués, clercs de l'officialité de Troyes.

De l'entourage immédiat de l'évêque, sans parler de ses familiers 1, on avait produit son chambellan actuel, Lorin, un ancien chambellan, Perrot, son cuisinier, son portier, son barbier, ses chapelains et sa concubine.

Des autres témoins, la plupart étaient du pays, et le plus grand nombre de Troyes et de Provins; il y avait un ex-prévôt de Troyes, un garde du scel de la prévôté, un chevalier, quatre médecins, un chirurgien, une douzaine de bourgeois de Troyes, des commerçants et des petites gens, deux sergents des foires de Champagne, un sergent de la baillie de Melun; des Lombards, représentants des banques italiennes de Plaisance, de Florence et de Sienne, établis à Troyes et jusque dans des bourgs comme Trainel 2; - enfin quelques personnages étrangers au

1. Félix de Villemaur, Gui de Dampierre, Guillaume le Diablat, Guillaume Pastourel, Jacques de Bâçon, Jean d'Orléans, Jean de Trainel, Manessier, Pierre de Saint-Nizier, Pierre de Molay.

2. Arrond. de Nogent.

pays, comme Richard Leneveu, évêque de Béziers, Simon Festu, évêque de Meaux, frère Durand, confesseur de la feue reine 2, Me Alain de Lamballe, Me Pierre Barrière, Me André Porcheron 3, messires Enguerrand de Marigny et Guillaume de Plaisians.

Il semblait donc que l'enquête eût recueilli les dépositions partout où elle le devait, dans tous les milieux fréquentés par l'évêque, et qu'on ne pût la taxer de partialité.

Quant aux preuves apportées par ces témoins, si lourdes qu'elle fussent sur certains points, elles étaient moins accablantes que ne pouvait le faire croire tout cet appareil de témoignages. Il n'y avait pas de témoins à décharge; mais un nombre considérable de témoins ne connaissaient les faits que par ouïdire, et d'autres ne savaient rien que depuis le scandale ému par le procès de l'évêque : il semblait qu'on ne les eût produits que pour faire masse 5. Quelques-uns, surtout des ecclésiastiques, des chanoines de Troyes, avaient déclaré, sur beaucoup d'articles, qu'ils ne savaient rien des faits reprochés à l'évêque ". Si l'on considère encore que le mode d'interrogation, article par article, d'après un même formulaire, était très propre à suggérer dans leurs traits essentiels les aveux vagues et insignifiants faits dans les mêmes termes par nombre de témoins, on voit que la quantité des témoignages véritablement à charge était en

1. Il avait été auditeur dans la première affaire contre Guichard (v. p. 32).

2. Frère Durand de Champagne. Voy. plus haut, p. 32.

3. Voy. plus haut, p. 31: il avait été auditeur dans l'instruction ouverte en 1303 contre Guichard.

4. On distinguait les témoins de visu et de auditu, ceux qui savaient et ceux qui croyaient. (Ad. Tardif, ouv. cit., p. 102.)

5. Une cinquantaine de témoins viennent ainsi faire des dépositions sans importance.

6. Etienne li Aumucier, Étienne de Aula, Érard de Monilein (?), Guill. Pélerin, Jacques de Provins, prieur de Ponts, Jean Genrail, Fe Jean de l'Isle, Jean Ferron, Jean Fauconin, Thibaut, curé de Buxis, Nicolas, concierge de l'hôtel du roi à Payns, Pierre, prieur de Nesle, Pierre de Villy, Pierre de Laon, Robert de Sens, Raoul de Suppe.

« PreviousContinue »