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l'abbaye, sinon « il le ferait excommunier en telle manière

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que les «< chiens ne voudraient pas manger de lui. » Et comme l'abbé était conseiller et quasi le premier des conseillers du comte 1, Garnot dit à l'abbé : « Messire, vous êtes si puissant que je ne pour« rais pas me défendre contre vous je vous les laisse, mais « prenez garde à votre conscience!» Me Jean n'avait pas ouï dire que l'abbé lui eût jamais rendu son droit. Il avait pourtant vu pendant deux ans Garnot percevoir ces mesures d'avoine dans une grange à champarts de l'Épine, et il avait lu certaines lettres contenant que le père de Garnot avait acheté les deux mesures en mouvance du comte de Champagne 2.

XVI ARTICLE

Des usures qu'il exerçait depuis qu'il avait été prieur
(102 témoins)

Guichard était usurier, soit qu'il vendît ses biens plus cher à terme, soit qu'il eût de l'argent chez les changeurs des foires. Il vendait son blé à terme aux Garnier 3: étant abbé, il en avait ainsi vendu à Jean Garnier pendant six ans, pour la somme totale de six mille livres; Garnier payait le setier à l'abbé trois ou quatre sous plus cher qu'il ne valait au marché en argent comptant. A chaque marché, Guichard lui promettait, sur parole de prêtre et la main sur la poitrine, que s'il perdait en revendant son blé, il lui rendrait la moitié de ce qu'il perdrait : mais bien que Garnier eût perdu, en tout, bien six cents livres, et qu'il eût réclamé plusieurs fois l'indemnité promise, jamais Guichard ne la lui avait payée. Il fit avec d'autres des con

4. « Consiliarius et quasi major omnium consiliariorum dicti comitis. » 2. Me Jean de Gié. Pierre de Villy déposa encore à l'instruction (J. 438, no 4) que l'abbé s'était approprié, au nom de son couvent, une ruelle qui allait à Chichère, avec la rivière et la pêcherie bordant ladite ruelle. Tout le pays s'en plaignait (Cf. ibid., Jean Villede).

3. Prieur de la Celle.

trats semblables, vendant ses blés plus cher qu'ils ne valaient1: Me Étienne, son prévôt à Méry, vendit ainsi pendant plusieurs années les blés de l'évêque à ses amodiateurs 2.

Guichard avait de grandes sommes d'argent chez les sociétés de changeurs et de marchands aux foires de Champagne 3, les Buonsignori, les Cavassolle 3, les Pulci 6. Au moment des foires, on pouvait voir les Lombards entrer chez lui avec leurs papiers 7; ces marchands et ces changeurs faisaient valoir son argent en le prêtant aux foires, et l'évêque, sur ce prêt, recevait sa part de lucre il retirait de grands profits de ces opérations 9. Vers 1300, Bianco Baldoyni, de Florence, demeurant à Trainel 10, se trouvait à Marigny 11 au moment où les marchands se rendaient à la foire de Saint-Ayoul; il entendit dire à table à Bonseigneur, de la «< Grande Table 12 », que l'évêque de Troyes était un homme

1. Jean Garnier.

2. Jean Ferron.

3. Sur les Lombards et leurs sociétés, v. C. Piton, Les Lombards en France et à Paris; - F. Bourquelot, Les foires de Champagne ; — P. Berti, Documenti riguardanti il commercio dei Fiorentini in Francia... (v. plus haut, p. 24.) Les Lombards avaient été attirés en France par Philippe III qui avait, en 1278, passé des conventions avec les républiques italiennes (Langlois, Le règne de Philippe III le Hardi, p. 345), et par Philippe le Bel (Arch. Nat., K. 36, no 32).

4. La Société des Buonsignori était siennoise.

5. La Société Gui Cavassolle était plaisantine; c'était l'une des plus importantes. Voy. Bibl. Nat., ms. lat. 9783, fol. 78 et passim. Cf. la taille de Paris (1299-1300) Guy Cavessole, Mathe le Lombart et leurs compaignons (rue Saint-Merri).

6. Les Pulci, en français les Puches, étaient une société florentine (Societas Pulicum et Bibtinorum de Florentia) ramifiée en France, et dont Ranieri Jacobi, établi en Champagne, semble avoir été un des principaux actionnaires (Reg. de Boniface VIII, no 2643).

7. Curé de Corfélix.

8. Raoul de Suppe, P. de Saint-Nizier, Guill. Pélerin.

9. Rico Jacobi.

10. Aube, arr. et con de Nogent.

11. Marigny-le-Châtel, arr. de Nogent, con de Marcilly-le-Hayer.

12. Les comptoirs des changeurs se composaient essentiellement d'une table avec tapis (mensa), avec un banc et des balances, dans une loge ouverte sur la place ou sur la rue (F. Bourquelot, ouv. cit., I, 130). << Grande Table » était de Sienne. Cf. Reg. de Clément V, no 7.

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très riche, et que lui et sa société lui devaient une grosse somme d'argent dont ils lui donnaient d'intérêt soixante sous pour cent livres à la fin de chaque foire: or il y en avait sept tous les ans en Champagne1. Au lieu d'un intérêt en argent, il recevait quelquefois des changeurs des « courtoisies » ainsi, Lotier Bonenfant lui avait donné un cheval et une courtepointe qui valaient bien deux cents florins d'or3. L'argent qu'on lui devait, il le faisait souvent verser directement chez ses banquiers: étant abbé, il avait loué pour plusieurs années un cellier; il fit donner les arrhes, quarante livres tournois, aux marchands de la Grande Table de la foire de Saint-Ayoul 5. Jean Quarrez payait à des marchands aux foires de Champagne l'argent qu'il devait à l'évêque pour ses achats de vin et de blé; quand il n'avait pas d'argent prêt pour le terme, les marchands lui accordaient un délai, et il leur donnait d'usure douze deniers par livre pour deux mois c'était l'usure de l'évêque 6. D'autres fois, Guichard recevait lui-même l'argent dû à ses banquiers: Jeanne, dame de Romilly 7, s'étant obligée de trois cents livres vis-à-vis des Cavassolle, son mari donna à l'abbé l'usufruit d'une maison pour les trois cents livres que les marchands lui avaient empruntées 8.

Après les foires, Guichard réglait ses comptes avec les changeurs. Pendant sept ans qu'il avait servi l'évêque, Lorin, son chambellan, avait vu des marchands des foires de Champagne venir, quatre fois et plus chaque année, trouver l'évêque chez lui; ils le prenaient à part et se concertaient avec lui: en passant à côté d'eux, quelquefois, Lorin les entendait dire à

1. Bianco Baldoyni. —En 1311, l'intérêt de l'argent aux foires était fixé à 50 sous pour 100 livres, à 2 1/2 pour deux mois, ce qui était déjà fort cher. 2. Raoul de Suppe.

3. Rico Jacobi.

4. Prieur de la Celle.

5. Gautier Brolez.

6. Jean Quarrez.

7. Romilly-sur-Seine, arr. de Nogent.

8. Jeanne, dame de Romilly.

l'évêque qu'ils lui devaient certaines sommes et qu'ils voulaient faire de nouvelles lettres à ce sujet1. Pierre de SaintNizier avait vu Bonifacio de Laudo, changeur aux foires, et plusieurs autres Lombards de sa société, venir chez l'évêque sur la fin des foires et rester longtemps seuls avec lui: on disait dans l'hôtel qu'ils comptaient les gains qu'ils avaient faits avec l'argent de l'évêque 2. Quand ils étaient au service de Guichard, Perrot de la Chambre et Guillaume Pastourel avaient vu également plusieurs clercs des changeurs, aussi bien de la société des Cavassolle que de celle de « l'Épine » 3, entrer dans la chambre de l'évêque et demeurer avec lui le temps de compter de grandes sommes '; une fois en passant, Guillaume entendit Guichard qui disait aux clercs : « Combien ont valu les deniers ces foires-ci? << Ont-ils été plus chers qu'aux autres? », et d'autres fois :

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Puisque les deniers ont été plus chers ces foires-ci qu'aux <«< autres, ils devraient m'avoir rapporté plus », ce qui faisait soupçonner que l'évêque avait de l'argent courant engagé dans l'usure 5. D'ailleurs Guichard avait envoyé plusieurs fois Jean de Trainel et Pierre de Saint-Nizier chez les Lombards pour y toucher des sommes d'argent qui étaient le produit des usures 6; et, un jour que l'évêque faisait donner par son chambellan plusieurs sacs d'argent à deux Lombards de la société Ranieri Regnaudi, de Sienne, Jean de Hancy, qui se trouvait là, s'adressa, sans le savoir, à quelqu'un de cette société, demandant si Guichard leur devait cet argent; on lui répondit que non, bien au

1. Lorin.

2. Pierre de S. Nizier.

3. La société de l'Épine ou des Spini (Societas Spinorum de Florentia) avait son siège à Florence (Reg. de Boniface VIII, nos 2648, 2656, 3186, et passim). Le pape en appelle les sociétaires « mercatores camere nostre. » (Ibid., nos 3190, 3219, 3344; cf. Reg. de Clément V, no 1152.)

4. Guillaume Pastourel. Cf. J. 438, no 4, Perrot de la Chambre: leur compte allait une fois à 3.000 livres. Le chambrier faisait l'arrêt des comptes de l'évêque; mais il ne savait si c'étaient « les chatez ou les

usures ».

5. Guill. Pastourel.

6. Pierre de S. Nizier.

Mem, et doc. de l'Éc. des Chartes.

10

contraire, qu'il donnait cet argent aux Lombards pour en faire usure, et qu'il en retirait grand profit 1. Il ne rougissait pas de ses relations avec ces usuriers. Jacquette de Vinets avait dit une fois à son chambrier : « Cet homme se honnira pour donner <<< ses deniers à de telles gens?! » Quand on l'avait arrêté, l'évêque avait bien deux mille deux cents livres au seul comptoir des Cavassolle 3.

XVII ARTICLE

Des témoins qu'il a corrompus et des pièces qu'il a faussées

(41 témoins)

Guichard, étant prieur de Saint-Ayoul, avait voulu faire témoigner à Jean li Forneraz qu'il avait vu certain garde de la Tour de Provins prendre la femme de Félix Mignot et la connaître charnellement, bien qu'elle fût mariée; le prieur promettait à Jean de le faire sergent de la commune de Provins. Jean refusa, disant qu'il n'en savait rien: Guichard le fit mettre à la Tour du Roi à Provins par le sergent du bailli, et l'y fit rester vingt-deux semaines, pour avoir refusé de porter faux témoignage 4.

Vers Pâques 1302 (22 avril), Pierre de Saint-Nizier, qui était alors clerc de l'évêque, avait fait certaines lettres relatives à une mutation de revenus entre l'évêque, d'une part, l'abbé et le couvent de Montier-la-Celle d'autre part; il avait écrit à un endroit les mots : decimam de Gillanis, et, à la suite, un certain chiffre de revenus que l'abbaye donnait à l'évêque. L'abbé avait

1. Jean de Hancy.

2. Prieur de S. Winebaud. Cf. J. 438, no 4, dépos. de François Bigoly: L'évêque avait eu chez les Cavassolle jusqu'à 6.000 livres de faible monnaie. La société lui achetait des chevaux, des mulets, et d'autres choses dont il avait besoin pour le service de son hôtel, et l'évêque en rabattait la valeur sur la somme que les marchands lui devaient. Il trouvait qu'ainsi ses deniers étaient plus en sûreté et ses payements plus faciles.

3. J. 438, n° 4, Perrot de la Chambre.

4. Jean li Forneraz.

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