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sait sa volonté en Champagne » et que personne n'osait lui résister. Si l'abbé, comme un des principaux vassaux du comté, était un des conseillers obligés de la cour champenoise 2, et si le roi lui avait commis des pouvoirs, sa situation en Champagne paraît donc n'avoir pas moins été le résultat d'une influence intime et personnelle.

Des relations étroites qui existaient alors entre l'abbé de Montier-la-Celle et ses royales protectrices, nous avons un témoignage plein d'intérêt 3. Entre la Trinité et la Saint-Jean de l'année 1294 (13-24 juin), la reine Jeanne accoucha à Creil de son second fils, Charles, qui devait régner plus tard sous le nom de Charles IV. Vers les derniers temps de la grossesse, l'abbé Guichard, qui voulait assister au baptême de l'enfant, se rendit à Creil et attendit tout un mois, à Montataire, que la reine eût fait ses couches: un tailleur de la reine, nommé Lambert, vint le prévenir de la naissance du jeune prince; et, au jour du baptême, l'abbé fut présent, dans l'église de Creil, à côté du parrain et de la marraine, Charles, frère du roi, et Mahaut, comtesse de Bourgogne 4.

Vers le même temps, la faveur des deux femmes procurait au puissant abbé champenois son entrée à la Cour du roi : une ordonnance relative à l'organisation du Parlement, qu'il faut proba

1. Dépos., II, 1, Pierre Hocepin.

2. Guichard était en effet l'homme lige du comte de Champagne à raison des biens de l'abbaye de Montier-la-Celle. Voy. art. 15 de la 2o série d'accusations: Guichard y est qualifié d' « homo ligius et de consilio nobilis quon<«< dam domini Hemonis quondam comitis Campanie.

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3. Arch. nat., J. 682, no 2: Enquête faite en 1322 par les évêques de Paris et de Beauvais au sujet de la dissolution du mariage de Charles IV le Bel et de Blanche de Bourgogne (30° article histoire du baptême de Charles IV). Voy. P. Bonnassieux, Un baptême royal au moyen-âge (Cabinet historique, 1881, pp. 183-190). Bonnassieux date le baptême du 17 août; mais presque tous les témoins le placent entre la Trinité et la Saint-Jean, sauf un qui indique la Saint-Arnoul.

4. Ces faits ressortent des dépositions, dans l'enquête précédente, de Robert de Brisoles, chevalier, de Guillaume de Saint-Marcel, bourgeois de Provins, qui accompagnaient l'abbé, et de Nicole de Troyes, femme d'un huissier de la reine.

blement dater de l'année 1296 1, mettait l'abbé de Montier-laCelle au nombre de ceux qui avaient droit d'assister aux séances de la Chambre des plaids 2, et dont on devait requérir le conseil.

CHAPITRE II.

GUICHARD ÉVÊQUE DE TROYES

I. Sa nomination et sa situation en Champagne.

Le siège de Troyes devint vacant le 3 août 1298, par la mort de Jean de Nanteuil 3. Si les biens de l'évêché de Troyes, comme ceux de l'abbaye de Montier-la-Celle, étaient sous la garde des princes champenois, et si les comtes en avaient également la jouissance pendant les vacances, le chapitre toutefois n'était pas astreint à solliciter d'eux l'autorisation de procéder à l'élection épiscopale les chanoines étaient, sur ce point, indépendants des comtes. Mais en fait, à cause de l'intérêt même qu'il avait à ménager ses protecteurs, le chapitre restait sous leur influence. Il était, pour une autre cause, à leur dévotion. L'année même où le siège entrait en régale, le pape venait d'accorder cette grâce à la reine de France de pouvoir bénéficier les clercs qui lui étaient

1. Ch.-V. Langlois, Textes relatifs à l'histoire du Parlement, p. 164. 2. Ibid. « Tuit cist porront quand il lui plaira estre en la Chambre des <«<< Plez, et au pledier, et quant l'an aura conseil sus les arrez, et a rendre les

« arrez; et leur conseil en sera requis comme des autres. »

3. Gall. christ., XII, 509.

4. D'Arbois de Jubainville, our. cité, IV, 622.

attachés des prébendes vacantes à ce moment ou à l'occasion prochaine dans les diocèses de Sens, de Meaux et de Troyes 1: c'était un moyen pour la reine de remanier les chapitres et de les composer à son gré, d'avoir ainsi dans sa main le clergé du comté. Dès lors, l'élection, en principe indépendante, des évêques, n'était plus que l'expression de sa volonté, un choix fait selon son indication.

L'abbé Guichard se désignait d'ailleurs de lui-même aux suffrages des chanoines de Saint-Pierre. Il était champenois de naissance; il était leur voisin : l'église du grand couvent de Montier-la-Celle s'élevait aux portes mêmes de la ville; et, dans sa haute dignité abbatiale, encore privilégiée, Guichard était déjà presque l'égal des évêques. Il avait traité sur ce pied avec Jean de Nanteuil l'année précédente : dans un accord au sujet de deux chapellenies de l'église de Verdey, le droit de présentation avait été partagé entre l'évêque et l'abbé 2. Entre l'abbaye de Montier-la-Celle et le chapitre de Saint-Pierre, malgré le voisinage et l'emmêlement des juridictions, les rapports paraissent n'avoir pas été troublés durant l'abbatiat de Guichard; l'abbé semble avoir montré des dispositions conciliantes et comme des ménagements vis-à-vis des chanoines: l'interdit ayant été mis sur l'église de Saint-André par le chapitre, Guichard avait reconnu que si le curé ne payait pas leur rente aux chanoines, il pourrait être suspendu et excommunié 3. Le doyen du chapitre enfin, Denis de Chamguyon, connaissait l'abbé et devait employer tout son crédit à l'élection 5. Mais ce qui rehaussait la personnalité de Guichard,

1. Registre de Boniface VIII, no 2737, 1er juillet 1298: « Libenter caris<< sime in Christo filie nostre Johanne, regine Francorum illustri, cam con« cedimus gratiam per quam gratificari valeat clericis in suis obsequiis « constitutis. Ipsius igitur regine supplicationibus inclinati... » 2. Arch. départ. Aube, 7 H. 53, Verdey, no 4, orig., juin 1297; Montier-la-Celle, fol. 639 vo. Gall. Christ., XII, 546. 3. Arch. départ. Aube, G. 3238, orig., juin 1291; Saint-André, arr. et con de Troyes.

Celle, fol. 420.

Inv. de

Inv. de Montier-la

4. Denis de Chamguyon, doyen de Troyes dès 1270, mort en 1299

(Gall. christ., XII, 526).

5. D'après le clerc de Troyes (Renard contrefait).

et le recommandait, mieux que son caractère et l'importance de son abbaye, au chapitre de la cathédrale, c'était la haute situation qu'il s'était acquise en Champagne, l'influence qu'il y exerçait, et l'amitié dont l'honoraient les deux souveraines du comté, la reine douairière de Navarre et la reine de France: ce fut cette faveur qui décida encore une fois de son élection, et Guichard fut porté à l'épiscopat, comme il avait été fait abbé, moins à cause de son caractère ecclésiastique que pour sa fortune mondaine. II n'échappa pas à l'opinion surprise et jalouse que Guichard était une créature des deux reines, et que sa fortune, attachée à celle des deux femmes, l'avait suivie et avait grandi avec elle. On savait, dans l'entourage de Guichard, que la reine de Navarre l'avait voulu pour évêque et qu'elle s'était mêlée de son élection 1 et, le voyant, de pauvre clerc, devenu si rapidement un riche prélat, on disait que la reine l'avait tiré de son état et qu'elle l'avait « fait » :

Car la royne fet l'avoit,

Et de ses secrez il savoit,
Et estoit aussi son compère 2.

L'abbé Guichard fut élu par tout le chapitre 3. L'élection, faite dans la seconde moitié de l'année 1298 4, fut confirmée au mois de mai de l'année suivante 5. Courtalon, « d'après plusieurs

1. Dépos., II, 14, Pierre de Villy « Cum diceretur quod regina Navarre « procurabat quod dictus Guichardus tunc abbas preficeretur in episcopum << Trecensem... »

2. Geffroi de Paris, Chronique rimée, vers 2979-81 (Histor. de France, XXII, 147). Cf. Dépos., II, 17, Guill. Pastourel. Guichard avait sans doute été l'un des parrains de Charles, le deuxième fils de Jeanne (v. p. 11). 3. Renard contrefait.

4. Du Tillet, Recueil des rois de France, p. 368 (éd. de 1618), signale la présence de l'évêque élu de Troyes au parlement de 1298. Cf. Ch.-V. Langlois, Tertes relatifs à l'histoire du Parlement, p. 169. Il n'y eut en 1298 qu'un parlement, à la Toussaint (Langlois, ibid., p. 233).

5. Le 6 avril 1299, le pape autorisait Henri, prieur de la Celle-sous-Chantemerle, et Jean de Moussey, recteur de l'église de Somsois, — envoyés à Rome « pro expeditione negotii electionis seu postulationis de dilecto filio <«< fratre Guizardo..., in ecclesia Trecensi carenti pastore, celebrate », à con

titres dit que Guichard ne fut intronisé et consacré qu'au mois de mai 1299 et qu'il garda encore deux ou trois ans son abbaye. Les comptes de régale de l'évêché de Troyes à ce moment comprennent en effet « quarante et une semaines et trois jours, du dimanche 27 juillet 1298 au vendredi 22 mai 1299 2 ». Nous n'avons pas retrouvé les pièces qui permettent à Courtalon d'affirmer que le nouvel évêque garda quelque temps encore son abbaye toutefois, d'autres comptes de régale sembleraient prouver qu'il ne jouissait pas dans le courant des années 1299, 1300 et 1301 des revenus de son évêché, ou du moins de leur totalité 3. Y eut-il un accord entre l'évêque et la reine, par lequel le favori partageait avec sa protectrice la jouissance de l'important bénéfice qu'elle venait de lui procurer, et conservait, en compensation, une partie de ses droits et revenus abbatiaux? Il est certain en tout cas que, l'année même de son élévation à l'épiscopat, l'abbaye de Montier-la-Celle et le prieuré de Saint-Ayoul, d'un commun accord, avec le consentement du nouvel abbé, Henri 4, abandonnèrent à Guichard, par une grâce sans doute toute spéciale, certaines terres et possessions de la dépendance des deux couvents dont l'évêque devait jouir à vie, dans quelque état qu'il dût se trouver par la suite. Cette faveur, qui laissait Guichard, déjà

tracter un emprunt, à cause des grandes dépenses qu'il leur fallait faire à ce propos (Registre de Boniface VIII, nos 2961, 2966): ils empruntèrent 4.000 florins d'or à la société des Spini, dite de l'Épine, de Florence.

1. Courtalon, Topog. historiq. de la ville et du diocèse de Troyes, I, 365. 2. Bibl. Nat., ms. lat. 9069 (Table de Robert Mignon), p. 95 (p. justif., n° V). Cf. Gall. christ., XII, 509.

3. Bibl. Nat., ms. lat. 9783 (Journal du trésor de Philippe le Bel). Le compte du 23 octobre 1298 (fol. 17 vo) montant à 512 liv. tournois est de l'époque où le siège était encore vacant. Mais on trouve encore sous la rubrique « De regalibus Trecensibus » des comptes : du 13 décembre 1299 (120 1. t.), fol. 108; du 21 février 1300 (1101. 14 s. t.), fol. 10; du 2 août 1301 (40 1. par.), fol. 50 vo; du 16 août 1301 (20 1. t.), fol. 51.

4. Henri ou Horri (Horricus), appelé encore Hulricus dans les dépositions, mort le 4 décembre 1319 (Gall. christ., XII, 546).

5. Registre de Boniface VIII, no 3318 : << Venerabili fratri G. episcopo « Trecensi... Exhibita siquidem nobis tua petitio continebat quod, cum tu

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