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tente de reproduire semble à chaque ligne défier, par la profondeur de la pensée et la beauté fruste du style, l'audace du copiste étranger.

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Au moment où l'éclat littéraire et philosophique de la France du dernier siècle perdait ses plus lumineux rayons, alors que Voltaire et Rousseau descendaient ensemble dans la tombe et que les hommes de méditation se retiraient l'un après l'autre pour laisser la place à leurs successeurs naturels, les hommes de tribune et les hommes d'action, à ce moment-là même l'Allemagne voyait s'ouvrir pour elle une période de plus de soixante ans, qu'elle nomme « sa grande époque littéraire » et que l'humanité placera parmi les plus belles et les plus fécondes. Par les talents elle peut être comparée au siècle de Louis XIV; par les lumières elle est la digne sœur de notre XVIIIe siècle.

S'ils vivaient encore ici-bas, est-il un seul de nos classiques, sans en excepter les plus grands, Racine, Corneille, Molière lui-même, qui refuserait de reconnaître pour ses pairs Schiller et Goethe? Qu'on se donne le bonheur de relire ces œuvres où ils ont exprimé les affirmations de l'esprit, noté les cris et les chants de la sensibilité heureuse ou souffrante, et qu'on dise lesquels ont été plus que les autres vrais et pathétiques.

On ne trouvera pas dans Schiller un drame qui déborde de plus de passion et de vie que Phedre. Racine n'a pas de pièce plus pure que Le Tasse ou l'Iphigénie en Tauride. Le Guillaume Tell est aussi grand que le Cid. L'exclusivisme étroit du goût et les préjugés nationaux peuvent seuls détruire l'égalité d'admiration dans l'âme de celui qui contemple ces œuvres, diverses de caractère, égales en magnificence.

Mais si aucune des deux époques n'a surpassé l'autre dans l'application des lois du beau et du vrai, pour ce qui est de la recherche théorique de ces lois au contraire, la période allemande dépasse de cent coudées le siècle du grand roi. Tandis que la critique française, représentée pourtant par des écrivains d'un goût pur, par des érudits aux connaissances philologiques exactes, n'était point parvenue à se dégager du pédantisme ou de la puérilité, et s'était bornée à combiner quelques règles de rhétorique avec le principe des trois unités, l'Allemagne découvrait là toute une science, et se mettait hardiment à l'œuvre, rassemblant les matériaux nécessaires pour poser les assises de cet édifice philosophique encore inachevé, que l'on appelle l'esthétique. En face de M. et Mme Dacier, de l'excellent Rollin, de Charles Perrault, nous voyons,

pour ne parler que des plus grands, Lessing, les deux Schlegel, Herder, Schiller, Winckelmann, et ce JeanPaul en qui se trouvaient réunis un humoriste incomparable et un théoricien perspicace (1). Au lieu de la Querelle des anciens et des modernes, nous pouvons lire le Laocoon, le recueil l'Athénée et surtout l'Histoire de l'art chez les anciens. Non-seulement la critique littéraire, surtout sous la plume de Lessing, revêtit le caractère scientifique, mais on entrevit le lien qui cerlainement rattache les principes esthétiques de l'art à ceux de la littérature, et l'on s'efforça de le déterminer. La recherche du beau se généralisa. Une science s'éleva, là où il ne s'était élevé qu'une dispute.

Et faut-il nous étonner que sur ce point l'Allemagne d'il y a cent ans l'ait emporté sur la France d'il y a deux siècles? Pas plus qu'il ne nous faudrait en être humiliés. Cette supériorité de la critique littéraire chez nos voisins tient à l'état si différent de la philosophie aux deux époques et dans les deux pays. Dans le xvii siècle français on ne trouve pas un seul philosophe dont l'esprit ait été vraiment libre. Non, pas un seul.

(1) Aujourd'hui nous connaissons le théoricien, grâce au travail excellent de MM. Alexandre Büchner et Léon Dumont. Ces deux écrivains ont publié en 1862 la traduction de la Poétique de JeanPaul.

Tous sont nés et sont restés enchaînés à un poteau. Tous ont recherché les conséquences d'un principe commun, accepté comme vrai; pas un n'a recherché le principe lui-même. Quelques-uns ont proclamé la souveraineté de la raison, l'indépendance de la philosophie; mais ils n'ont usé de cette souveraineté que pour l'abdiquer bien vite et bien humblement (1). Descartes, qui fut le plus libre de tous, mais qui le fut par l'imagination plus que par le jugement, et après lui Fénelon, n'ont conçu le doute philosophique qu'à l'état d'hypothèse impie. Ils ne l'ont construite que pour la renverser aussitôt. Ils ont reconnu l'entrave qui empêchait leur marche ; ils l'ont dépouillé un instant, puis en ont volontairement chargé leurs membres. Quelle servitude d'esprit n'apparaît pas au fond des éloquentes rêveries de Pascal ou des hymnes de Bossuet!

Tandis qu'à cette époque les penseurs étaient forcés de partir d'un point de départ commun qu'ils n'eurent le pouvoir ni de changer, ni à plus forte raison de répudier pour en choisir un autre, les philosophes allemands du dernier siècle se placèrent où ils voulurent et tournèrent leurs regards dans la direction que

(1) Voy. Jules Simon, Introduction aux Œuvres de Descartes. Charpentier, 1855, p. 11.

chacun d'eux jugea être la meilleure. Presque tous étudièrent de préférence l'homme. La distinction entre la Théodicée et la Philosophie proprement dite, posée théoriquement par Bossuet lui-même, mais toujours repoussée en pratique par ses contemporains, s'accomplit et dégagea l'une et l'autre science de l'ancienne confusion.

Herder seul s'obstina et continua de les réunir.

Kant fut l'auteur d'une révolution philosophique aussi importante que celle dont René Descartes avait été le chef. Il définit la personnalité intime de l'homme et mit en face d'elle les éléments étrangers qui, sans entrer dans sa composition, exercent sur elle une influence continue et infiniment variée. Au rebours de ce qui se produit d'ordinaire, ce grand esprit trouva le premier un éclectisme que ses successeurs rejetèrent pour choisir et développer des systèmes absolus.

Hegel, frappé surtout du lien qui existe entre le monde extérieur et le moi humain, alla jusqu'à nier radicalement la distinction de Kant pour soutenir l'en] tière identité des deux termes déterminés par son devancier.

Fichte étendit l'un et nia l'autre. Il soutint, non plus eur identité, mais l'existence exclusive du premier, le

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