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employa ces deux moyens. Le premier effort, tenté pour échapper à la théorie classique, consista dans la combinaison des articles 1384 1o et 1386; le dernier, mais véritable progrès, fut de ne plus même exiger une présomption de faute, mais de déclarer le patron légalement responsable d'après l'article 1384 1o.

Un exposé complet de l'évolution jurisprudentielle exigerait l'étude des deux modes d'imputation : Présomption de faute contre le patron, ou obligation pour lui de supporter un risque. Mais, dans un intérêt de méthode, la logique nous invite à traiter, dans deux chapitres distincts, de la marche progressive de la jurisprudence. L'extension de la faute patronale fera l'objet du troisième et dernier chapitre de cette première partie, consacrée à l'étude de la responsabilité fondée sur l'idée de faute; et l'obligation légale de supporter un risque rentrera dans le cadre de la deuxième partie, réservée à l'étude de la responsabilité fondée sur l'idée de risque.

95. Au début de sa période évolutive, la jurisprudence conserva son principe traditionnel relever une faute à la charge du patron. Outre une plus grande sévérité dans l'appréciation de la faute, elle considéra la faute comme démontrée, lorsqu'il était reconnu que le patron avait négligé de prendre, dans l'intérêt de ses ouvriers, les précautions commandées par la nature du travail. Peu à peu, elle établit une liste d'obligations professionnelles, dont la violation faisait présumer et la cause de l'accident, et la faute du patron. Ce résultat s'obtint par l'extension ou par une nouvelle interprétation des textes. C'était bien là l'instrument de progrès

qui s'offrait naturellement à la jurisprudence pour conserver l'idée de faute comme base de la responsabilité.

96. Cette présomption de fautes professionnelles apparaît clairement dans les deux chefs relevés à la charge du patron, sous le rapport du personnel ouvrier et sous le rapport de l'outillage.

97. De présomptions de fautes relatives au personnel ouvrier, nous pouvons citer maints exemples. Tel est le cas quotidien du patron qui fait travailler ses ouvriers en dehors des conditions prescrites par la loi ou le règlement, ou au-delà de l'heure prescrite. Qu'un accident arrive, le patron est déclaré responsable par le seul fait de la contravention. Contre le patron s'établit une présomption de faute qui dispense l'ouvrier, victime, de prouver le lien direct de causalité entre la violation du règlement et l'accident. Des nombreuses décisions relevées à cet égard, nous ne citerons que les récents arrêts de la Cour de cassation des 7 août 1895 et 22 février 1898 : « Le patron qui retient un ouvrier mineur de 16 ans au-delà de la limite fixée par la loi pour la durée de la journée de travail, commet une faute qui est en relation nécessaire avec les accidents survenus à l'ouvrier pendant la prolongation irrégulière de son travail (1). » La faute du patron consiste dans l'indue prolongation du travail qui a rendu l'accident possible; « de la sorte, les contraven

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(1) Cass. civ., 7 août 1895, D. P. 96, 1, 81, avec la note de M. Planiol; S. 96, 1, 127 avec les renvois ; 22 février 1898, S. 99, 1, 492, et les renvois. En ce sens, Trib. civ. Seine, 5 déc. 1891, Le Droit 1er janv. 1892; Trib. comm. Seine, 8 déc. 1892, J. Trib. comm., 1894, p. 83; Douai, 7 juill. 1892, D. P. 93, 2, 419; Grenoble, 17 mai 1892, D. P. 92, 2, 294, et 18 avril 1893, Rec. Grenoble, 1893, p. 302.

tions aux lois qui limitent l'exercice de l'industrie, sont pourvues d'une sanction redoutable : par le simple fait de sa contravention, le patron devient responsable de tous les accidents qui atteindront ses ouvriers, non seulement de ceux qui sont dus à leur propre imprudence, mais aussi de tous ceux qui ont une cause fortuite bien déterminée ou dont la cause reste inconnue (1). »

98. Dans son désir de protéger les travailleurs, la jurisprudence aboutit à des conséquences inadmissibles. Transformer un simple rapport de simultanéité en un rapport de causalité, c'est agrandir démesurément l'étendue des fautes patronales et même fausser la notion de présomption. Qu'est en effet une présomption? sinon la probabilité d'un lien de causalité dont la réalité n'est pas établie ou recherchée. On ne peut admettre la présomption de la Cour de cassation, quand aucune probabilité n'existe, et surtout quand on est certain de la cause véritable de l'accident.

Avec M. Planiol, nous formulerons une règle opposée à celle qui ressort des arrêts précités : « Pour que la contravention à une loi puisse être considérée comme cause d'accident, il faut que l'ordre ou la défense de la loi ait eu pour but de protéger les personnes contre le danger qui s'est réalisé. » Au point de vue de l'accident, qu'importe la mesure prescrite dans un but d'hygiène ou de moralité?

Notons, en passant, que les arrêts rapportés s'appuient sur l'article 1382, sur un texte qui ne parle nullement de présomption, et que par ailleurs la présomption ne se crée pas sans un texte légal.

(1) Planiol, note sous arrêt précité du 7 août 1895.

99. Toutefois, il est à remarquer que certains arrêts ont considéré la contravention comme impuissante par elle seule à faire établir une présomption de faute contre le patron et triompher la demande de l'ouvrier victime de l'accident. La Cour de cassation a jugé qu'une contravention aux lois sur la police des chemins de fer, commise par un passant, n'empêchait pas la Compagnie d'être responsable des suites d'un accident causé à ce passant par la faute d'un de ses agents (1),

<«< que l'exploitant d'une carrière qui a contrevenu à une disposition d'un jugement, ne peut être déclaré responsable de l'accident survenu dans la carrière à l'un de ses ouvriers, s'il est établi que la violation du règlement n'a eu aucune influence sur la cause de l'accident, lequel doit être attribué uniquement à la témérité et à l'imprudence de l'ouvrier (2) ». Un jugement plus récent du tribunal de la Seine formule nettement le motif : « Attendu que si une contravention a pu être commise par les conducteurs des automobiles pour n'avoir pas tenu leur droite, il n'y a pas lieu de faire état de cette circonstance au point de vue d'une responsabilité éventuelle, puisque aucune relation de cause à effet n'existe entre l'infraction et l'accident (3). » Ce dernier exemple ne rentre pas, il est vrai, dans la matière des accidents du travail; mais il n'en montre pas moins les motifs des décisions jurisprudentielles.

100. Au point de vue de l'outillage, la jurisprudence

(1) Cass. civ. rej., 11 nov. 1891. D. P. 92, 1, 427.

(2) Cass. req., 12 janv. 1897, D. P. 97, 1, 71. Également Rouen, 24 mars 1884, Rec. Rouen, 24, 1, 196; Nancy, 29 juin 1895. S. 95, 2, 207,

(3) Trib. Seine, 16 fév. 1898, France judic., 1898, 1, p. 445.

releva contre le patron une nouvelle catégorie de fautes présumées. La création de ces présomptions de fautes professionnelles souleva des questions délicates qui engendrèrent des controverses aiguës; de sérieuses difficultés naquirent dans l'interprétation et dans l'application des textes. Mobile en ses motifs, la jurisprudence varia, cherchant de plus en plus à satisfaire les nécessités de la pratique, sans toutefois renier la base traditionne le de son système.

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L'article 1386 lui parut tout d'abord approprié à la réalisation de son projet. Elle s'en empara et étendit cet article, spécial aux bâtiments, à des hypothèses analogues; elle laissa sous l'application du droit commun de l'article 1382 les dommages qu'elle ne crut pouvoir faire rentrer dans le cadre de l'article 1386.

Plus tard elle renonça à l'extension de l'article 1386, laissant à ce texte la portée restreinte que lui avait assignée le législateur de 1804, et appliqua à tout dommage causé par les choses inanimées autres que les bâtiments, la disposition générale de l'article 1384 1o. Ce texte favorisait mieux encore l'ouvrier lésé, car il établissait à la charge du patron une présomption invincible de faute.

IOI. Avant d'étudier l'application que fit la jurisprudence des articles 1386 et 1384, nous devons rapidement faire connaître les controverses doctrinales que souleva l'interprétation de cet article 1386, ainsi conçu : « Le propriétaire d'un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu'elle est arrivée par une suite du défaut d'entretien ou par le vice de sa construction. » L'article 1386 est-il une disposition indépendante ou bien une application dérogatoire à d'autres principes? Est-il susceptible d'extension ou stricte

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