Page images
PDF
EPUB

que la convention apporte dans les rapports du patron et de l'ouvrier, n'y a-t-il pas contradiction de sa part à invoquer, pour justifier ses décisions, les règles absolues des articles 1382 et suivants?

63. Et aussitôt les partisans du « délictuel » de répliquer. Nous ne prétendons pas que le contrat de louage ne modifie en rien la responsabilité du patron; au contraire, nous disons que le plus souvent il augmente le nombre des actes qui constituent une faute, et parfois diminue ce nombre, en un mot qu'il crée une situation de fait et une situation de droit particulières.

Une situation de fait le patron se trouve en contact incessant avec l'ouvrier, et exposé par conséquent plus qu'envers tout autre à lui causer un dommage; il le place dans un milieu industriel, lui remet des machines, des instruments de travail; ce sont des faits à l'occasion desquels l'employeur sera très souvent exposé à violer le devoir général de prudence que la loi impose à tous.

[ocr errors]

Une situation de droit comment admettre que l'ouvrier, en s'engageant au service d'un patron, n'ait pas entendu recevoir de celui-ci la promesse de ne pas commettre d'imprudence, de donner des outils en bon état, d'observer les règlements? S'il n'y a pas à ce sujet de clause expresse, ce serait violer la volonté des parties de ne pas supposer une clause tacite. Le patron doit donc être réputé avoir envers son ouvrier une obligation contractuelle de prudence.

Ainsi peuvent se justifier, dans l'étendue qu'elles donnent à la responsabilité patronale, les décisions de la jurisprudence. 64. La critique la plus sérieuse et la plus fondée consiste dans la difficulté pour l'ouvrier d'administrer la preuve obli

gée de la faute du patron. L'ouvrier eût-il les connaissances nécessaires et l'expérience suffisante, qu'il lui ait, dans la plupart des cas, presque matériellement impossible d'établir la cause de l'accident.

L'accident peut n'avoir pas eu de témoins; a-t-il eu des témoins, ces témoins sont peut-être dominés par des considérations d'intérêt personnel, par la crainte d'encourir le mécontentement du patron, la peur de se compromettre si, par aventure, ils ont eu une part de faute et de responsabilité dans l'accident. Et puis l'état des machines ou des lieux a pu être modifié pendant la maladie et la convalescence de l'ouvrier blessé. Comment donc arriver à cette preuve qui est nécessaire au juge de droit commun, pour qu'il puisse baser sur elle une condamnation à des dommages-intérêts? Comment y arriver, alors surtout que tant d'accidents sont dus à des cas fortuits ou résultaient de la force majeure?

A ces difficultés matérielles, il faut encore ajouter les lenteurs de la justice temporisatrice. les complications incessantes et les aléas de l'action judiciaire, et aussi, hélas ! le manque de ressource. Bien plus, si l'ouvrier a succombé dans l'accident, que l'on considère toutes ces difficultés accumulées sur la tête de veuves ou d'enfants mineurs !

Il est donc exact de dire que, sous l'empire exclusif des articles 1382 et 1384 du Code civil, l'ouvrier supporte non seulement la charge résultant de sa faute personnelle, mais encore et le plus souvent celle des cas fortuits et de force majeure, et bien plus encore celle des accidents où la faute du chef d'entreprise, bien que réelle, ne peut être légalement établie devant les tribunaux (1).

(1) Suivant une statistique traditionnelle, dont l'origine est incer

« Ce rapport de causalité directe entre le fait et l'imprudence commise, neuf fois sur dix constituait une preuve impossible; indiquer ce que le patron aurait dû faire pour prévenir l'accident, et prouver que par avance il aurait pu et dû se douter des moyens préventifs à prendre et qu'on n'a découverts qu'après coup, voilà qui est injuste à l'égard des ouvriers à qui l'on imposait une preuve impossible (1). »

65. Frappée sans doute des difficultés parfois insurmontables que trouvaient devant elles les justes revendications de l'ouvrier, la jurisprudence s'était faite sur plusieurs points plus humaine que la loi (2). Bien souvent, s'inspirant de considérations étrangères au fait lui-même, tantôt de la situation de fortune du chef d'industrie, tantôt de la position digne de pitié d'un ouvrier chargé de famille, elle tempérait la rigueur de la loi, par une appréciation plus humaine et plus largement libérale des circonstances constitutives de la faute; mais ce n'étaient là que des appréciations isolées, arbitraires, malgré la pensée qui les dictait, et qui avaient

taine, les accidents du travail se répartiraient ainsi quant à leurs causes 68 0/0, dus au cas fortuit ou à la force majeure; 20 0/0, dus à la faute de l'ouvrier, et 12 0/0, dus à celle du patron. (V° rapp. Tolain, Sén., 24 janv. 1889, ann. no 9, Doc. parl., 1889, p. 20.) Suivant une autre statistique plus précise, 47 0/0 d'accidents seraient. le résultat de cas fortuits ou de force majeure ; 23 0/0 de fautes de l'ouvrier, 20 0/0 de fautes du patron et 8 0/0 de fautes combinées du patron ou de l'ouvrier. (Vo Rapp. Muruéjouls, Ch., 28 oct. 1897, J. O., 2.219.)

(1) Saleilles, Accid. du trav., p. 9; V° Vavasseur, Le Droit, 20 mai 1888; Sauzet, Rev. crit., 1883, p. 605; Tarbouriech, Resp. des acc., p. 67.

(2) Serre, Accid. trav., p. 68; Cotelle, Rev. prat., 1.55, p. 52,

[ocr errors]

le grave tort d'établir d'un tribunal à un autre de choquantes inégalités, dont tous les intéressés, patrons et ouvriers, avaient à souffrir.

L'initiative privée n'était pas restée inactive pour assurer des secours aux victimes d'accidents. Des caisses de prévoyance, en cas d'accidents et de maladies, avaient été organisées par des associations ouvrières, par des grands patrons, et par des Chambres syndicales (1). D'autre part, beaucoup de patrons avaient contracté, auprès des compagnies privées, une assurance non seulement contre les conséquences de leur responsabilité civile, mais encore au profit de leurs ouvriers contre tous les risques du travail.

Malgré les tempéraments apportés par « la bienveillance des patrons et l'arbitraire des juges (2) », l'application des principes du Code civil avait toujours pour effet de laisser sans réparation le plus grand nombre d'accidents du travail, d'exposer les chefs d'entreprise à des charges incertaines et arbitraires, et d'ajouter un élément d'irritation et de discorde aux conflits si aigus entre le capital et le travail. Une réforme s'imposait, réclamée par les ouvriers, par les patrons eux-mêmes, et par des jurisconsultes et sociologues. d'écoles opposées.

(1) Vo Tarbouriech, Responsab. des accid, nos 60 à 78; Bellom, Assur. ouvr., no 229.

(2) Chesson, Réf. soc., 16 avril 1898, p. 654.

CHAPITRE II

Théories de la responsabilité contractuelle.

SECTION 1ière

Exposé des théories.

§ Ier. POSITION DE LA QUESTION

66. Malgré l'humanité que la jurisprudence montrait à l'égard de l'ouvrier dans l'appréciation des fautes du patron, les décisions de nos tribunaux se présentaient « avec un caractère indéniable d'uniformité et de logique ». Le grief le plus fondé des ouvriers contre l'état présent des choses était d'avoir à fournir la preuve de la faute patronale; c'était la condition sine quâ non pour obtenir une indemnité, condition, nous l'avons vu, souvent irréalisable. Des cœurs généreux, des esprits élevés, frappés de cet affligeant et révoltant spectacle, émus à la vue des cruelles souffrances des ouvriers blessés et de la misère affreuse de leur famille, dans une haute pensée d'humanité essayèrent de remédier à cette lamentable situation. L'idée de ces réformateurs fut de supprimer les difficultés amoncelées, comme à plaisir, autour de la preuve que devait fournir l'ouvrier contre son patron. Le renversement de la preuve, telle était le but unique des promoteurs de la réforme.

« PreviousContinue »