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tion au nom de la société d'un fait illicite). Telle n'est point cependant notre intention, puisque nous avons assigné comme limite de ce travail l'étude seule de la responsabilité civile du patron à l'égard de son personnel ouvrier.

D'après la jurisprudence, les articles 1382 et suivants du Code civil posent les principes communs à toute responsabilité et par suite réglementent celle du patron envers ses ouvriers. Avant d'aborder l'application que les tribunaux firent de ces principes, il nous semble utile de donner un aperçu de leur étendue doctrinale.

Les termes généraux de l'article 1382, « tout fait quelconque », comprennent tout acte de l'homme; l'article 1383 ajoute, donnant l'étendue de ce fait personnel : « Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son propre fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. >>

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Notre Code civil n'a fait que consacrer la doctrine du droit romain et celle de notre ancien droit français. « In lege Aquilia et levissima culpa venit, disait Ulpien (1) et Domat: «< Toutes les pertes, tous les dommages qui peuvent arriver par le fait de quelques personnes, soit imprudence, légèreté, ignorance de ce qu'on doit savoir, ou autres faits semblables, si légères qu'elles puissent être, doivent être réparées par celui dont l'imprudence y a donné lieu (2). »

Tous les commentateurs du Code sont unanimes sur ce point. « La faute, dit Demolombe, comprend à tous les degrés, tous les faits de commission ou d'omission, d'inat

(1) Ulpien. L. 44 ff. Ad legem Aquiliam.

(2) Domat, Lois civiles, C. II, t. VIII, sect IV,

tention ou de distraction ou même aussi seulement de réticence, par suite desquels le droit d'un tiers aurait été méconnu ou lésé (1). » « Il est indifférent que le fait imputé consiste dans la commission ou dans l'omission d'un acte. Le bon sens et la raison suffiraient pour l'enseigner, si la loi n'en avait une disposition formelle (2). »

Ainsi, l'homme est responsable de tout dommage causé par son fait de commission ou d'omission. Le fait positif est évidemment le premier, le plus haut degré de faute; il oblige toujours son auteur. En cette matière, la loi ne pouvait que poser les principes; il lui eût été impossible d'en régler les applications que les événements de la vie peuvent multiplier et varier à l'infini.

Le fait d'omission, cette faute très légère, engage également l'individu, mais ne l'engage que dans certains cas. <«<< Ceux qui pourront empêcher un dommage que quelque devoir les engageait de prévenir, y auront manqué, pourront être tenus suivant les circonstances (3). »Par ces mots «<quelque devoir », il faut entendre, fait remarquer M. Sourdat (4), une obligation imposée par la loi ou par un contrat. « Il faut pour que celui auquel est imputée l'omission en soit responsable, qu'il ait existé quelque obligation légale, en vertu de laquelle il ait été tenu d'accomplir l'acte qu'il a, contrairement à ses devoirs, omis ou négligé. S'il n'existait par rap

(1) Demolombe, Contrats, t. VIII, no 470.

(2) Larombière, Oblig., art. 1382-1383, n° 5. V. aussi Toullier, t. XI, no 117; Duranton, Contrats et Oblig., n°s 712 et 713; Proudhon, Usufr., n's 1524 et 1525; Merlin, Rép., v“ Faute.

(3) Domat, loc. cit.

(4) Sourdat. De la responsabilité, t. Il, no 662.

port à lui aucune obligation de cette nature, sa négligence ou son omission pourraient constituer une infraction à ses devoirs moraux, mais elles n'engageraient pas légalement sa responsabilité. N'étant pas tenu de faire, il lui était loisible et licite de s'abstenir (1). » Tel est le cas d'un homme qui par inhumanité refuse un secours à son semblable en péril; au point de vue de la religion et de la morale, il peut commettre un acte répréhensible, mais il ne tombe pas sous le coup de la loi civile. L'omission d'un devoir civil, et non ceile d'un devoir moral, constitue une cause de responsabilité. La loi n'oblige pas en principe le citoyen à agir pour autrui, elle ne le force qu'à une chose neminem lædere. Aller plus loin serait confondre le droit avec celui de la morale (2).

Donc, tout fait de l'homme, à la fois illicite et dommageable pour autrui, engendre pour son auteur l'obligation de réparation.

45. De ces théories doctrinales quelle application la jurisprudence a-t-elle faite en matière de responsabilité patronale ? La jurisprudence interpréta d'une façon rigoureuse les principes de droit commun; elle fit grief au patron de la moindre négligence et le condamna pour avoir violé le devoir général de prudence que la loi impose à tous.

Elle crut équitable d'apprécier les fautes commises par un patron au préjudice de ses ouvriers, d'une façon plus stricte que celles dont on se rend coupable envers un étranger (3).

(1) Larombière, loc. cit., no 5.

(2) V. Proudhon. Usurp., t. III, n° 1489; Zacharice, t. III, p. 189; Aubry et Rau, t. V, p. 746 et 754; Marcadé, art. 1382-1383.

(3) Moulins, 8 janvier 1887, S. 87, 2, 173.

«

Bien qu'elle négligea constamment le contrat de travail. il lui répugnait d'admettre que les rapports entre patrons et ouvriers fussent totalement indifférents. Aussi les arrêts décident-ils que « le patron doit pourvoir complètement à la sécurité de ses ouvriers » (1) « prendre toutes les mesures propres à les préserver, à les prémunir contre leur propre imprudence (2) » et même prévoir les causes non seulement habituelles, mais simplement possibles d'accidents, et prendre les mesures propres à les écarter (3) »; en un mot le patron doit prendre toutes les mesures capables d'éviter les accidents du travail (4). Qu'elle veuille ou non l'avouer,la jurisprudence fut obligée de reconnaître la situation particulière de l'ouvrier à l'égard du patron, différente de celle d'un tiers.

46. Dans la théorie classique de la jurisprudence française, le patron n'est responsable que de son fait personnel ; mais il est responsable de toute faute, active ou passive, même la plus légère. On peut classer ses fautes sous deux chef's principaux :

1o Fautes relatives au personnel ouvrier;

2o Fautes relatives à l'installation ou à la défectuosité de l'outillage industriel.

(1) Lyon, 13 décembre 1854. D. P. 55, 2, 86.

(2) Caen, 17 mars 1880. D. P. 81, 2, 79 et les arrêts cités en nole ; Douai, 27 juin 1881. D. P. 82, 2, 183; Cass. civ., 28 août 1882. D. P. 83, 1, 139; Paris, 29 mars 1883. D. P. 84, 2, 89.

(3) Dijon, 27 avril 1877 S. 78, 1, 412; Cass., janvier 1878. S. 78, 1, 412.

(4) Paris, 21 décembre 1874. D. P. 76, 2, 72; Caen, 17 mars 1880, S. 80, 2, 176. D. P. 81, 2, 79; Orléans, 13 décembre 1884. D. P. 86, 2, 112; Paris, 3 février 1886, Gaz trib., 15 mars 1886, 2, 112,

47. Les fautes relatives au personnel ouvrier peuvent consister soit dans le recrutement, soit dans la direction et la surveillance de ce personnel.

48. Comme exemples de faute patronale commise dans le recrutement des ouvriers, on peut citer les cas suivants :

La faute peut résulter d'une insuffisance du nombre des ouvriers relativement au travail dont ils sont chargés; c'est une imprudence du patron de les exposer ainsi à des fatigues excessives ou à un surmenage qui fatalement fera négliger les mesures de précautions. «En retenant ses ouvriers plus de douze heures de suite au travail, le patron commet une faute initiale qui le rend en partie responsable des accidents dont ses ouvriers peuvent être victimes, même par leur imprudence, pendant cette indue prolongation (1). » On ne saurait non plus méconnaître le caractère de la faute dans «<le fait par une compagnie d'exiger de son préposé des services au-dessus des forces normales d'un homme doué d'une activité moyenne, et de lui refuser l'adjonction d'un auxiliaire dont il a vainement reclamé le concours (2). »

Le patron a commis une imprudence quand il a négligé de prendre, dans l'intérêt de son ouvrier, les précautions que commandent à la fois l'inexpérience professionnelle de celui-ci et la nature délicate du travail. La cour de Lyon condamna un patron dont le manœuvre avait été victime d'un accident dans la conduite d'une scie mécanique, sous le prétexte que c'était un travail dangereux qui exigeait un spécialiste (3).

(1) Cass., 24 février 1887. Rev. dr. Industr., 98, p. 65. (2) Cass. req., 24 février 1886. D. P. 96, 1, 328.

(3) Lyon, 12 juillet 1893. La Loi, 16 janv. 1894; Cass. req., 13

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