Page images
PDF
EPUB

lateur. Les mêmes règles peuvent-elles s'appliquer aux ouvriers de l'industrie et à l'agriculture, aux domestiques et aux employés de commerce! Rien ne ressemble moins à tel louage de services que tel autre louage de services (1). Réglementer le contrat de travail, soumettre à des règles uniformes les conditions multiples dans lesquelles un ouvrier met son activité au service d'un patron, surtout après l'abolition radicale d'un régime plusieurs fois séculaire et en pleine crise économique, était, il faut l'avouer, une œuvre difficile, périlleuse et peut-être imprudente. C'est pourquoi sages rédacteurs du Code n'ont pas voulu la tenter et ont laissé beaucoup à l'initiative individuelle.

les

26. La troisième raison, décisive à notre avis, du silence du Code, tient surtout à une cause plus intime, à l'état d'esprit des rédacteurs de ce Code. Imbus des notions psychologiques et économiques du XVIIe siècle, ils ont établi une législation en rapport avec les idées de leur temps et négligé le contrat de travail.

Les philosophes du XVIIe siècle concevaient l'homme d'une façon abstraite, en dehors de sa nature, de son éducation, de ses rapports politiques, en dehors de son milieu social. C'était pour eux un être spéculatif, chez qui la raison pure est la qualité maîtresse, « un être sensible, capable de former des raisonnements et d'acquérir des idées morales (2) ». Nous n'en voulons pour preuve que les construc

(1) V. Desjardins, d'après Larombière, Revue des Deux-Mondes, 15 mars 1888, p. 355; Leroy-Beaulieu, Discussion à l'occasion du Mémoire de M. Glasson, p. 59.

(2) Condorcet, Progrès de l'esprit humain, IX époque. Rapp. Taine, Ancien régime, p. 258 et 307; Faguet, XVIe s, p. 151.

tions artificielles de l'homme-nature de Rousseau, privé de tous les attributs qui en font un être vivant, ou de la statue de Condillac, prenant vie peu à peu au contact des choses extérieures. Cette conception purement rationnelle de l'homme, sans liens, sans vie, entrera dans le domaine social comme idée directrice de la législation, et fera éclore une théorie juridique entièrement individualiste.

D'autre part, les économistes de cette époque croyaient à l'existence d'un ordre harmonieux des choses, à la confusion naturelle des intérêts particuliers pour le plus grand bien de l'intérêt général. « L'individu ne vise que son gain personnel; mais, ce faisant, il est conduit par une main invisible à contribuer au bien public, chose qui n'entrait pas dans ses intentions (1). » La conséquence de cette idée est que tout est pour le mieux en ce monde, qu'il faut laisser à la nature son libre jeu, sans organiser des garanties en faveur des individus : de la vie laissée à sa libre expansion ne peut résulter que l'harmonie finale. Telle était la théorie en vogue du << laisser-faire » et du « laisser-passer » : le travail doit être laissé à la libre discussion, « à la libre dispute » du patron et de l'ouvrier, « deux êtres réputés égaux et également maîtres de leur volonté (2) ». Aussi les rédacteurs du Code se sont-ils religieusement abstenus de toucher à ce contrat.

(1) V. Tarde, Transformations du droit, p. 115; Leroy, Esprit de la législation napoléonienne, p. 117.

(2) Fouillée, Idée moderne du droit, p. 119. C'est la théorie de Bentham, Adam Smith et des physiocrates, de laquelle se rapproche l'école libérale ou orthodoxe, qui refuse l'intervention de l'État dans les rapports entre ouvriers et patrons. Consultez notamment LeroyBeaulieu, l'État moderne et ses fonctions, p. 313; Hubert-Valleroux, Le Contrat de travail, p. 2.

27. Quelle que soit la cause de ce silence, le contrat de travail, pour reprendre l'expression de M. de Courcy, — est « dans le Code Civil une feuille blanche » : la loi a laissé à chaque partie la charge de ses propres intérêts. Il est permis d'en conclure que les rédacteurs de 1804 se sont rapportés au droit commun des contrats ou des délits, et qu'ils ont entendu laisser à la jurisprudence le soin d'adapter les textes aux exigences des faits, et au législateur de l'avenir la tâche de profiter de l'expérience pour faire une loi conforme au nouvel état de choses (1).

28. Peu à peu, au fur et à mesure de leur développement, les progrès de l'industrie ont fait surgir certaines difficultés. Parmi les plus importantes, vient en première ligne celle qui concerne les accidents dont les ouvriers peuvent être victimes dans leur travail. La fréquence, et mieux la gravité des accidents, l'ignorance de leurs causes, l'intérêt douloureux qui s'attache à ces questions où se débat en quel. que sorte le prix du sang, ont fait naître un problème digne de notre sollicitude.

Dans le silence de la loi, la jurisprudence chercha la solu

(1) M. Sainctelette résumait la question en termes excellents. « Les législateurs de la Révolution étaient si frappés de l'importance du changement qu'ils voulaient consacrer, si préoccupés d'assurer la liberté du travail contre tout retour de la fortune publique, si désireux de la faire pénétrer dans les mœurs qu'ils n'ont point songé aux questions de second ordre. Nous, aujourd'hui paisibles possesseurs du lieu conquis par eux, ne nous étonnons qu'ils n'aient pas davantage fouillé le sol. Mais n'était-ce pas le parti le plus sage celui qu'ils ont pris, d'énoncer le principe et de laisser au temps, à l'intérêt, à la science le soin d'en déduire les conséquences?» Sainctelette, Responsab. et Garantie, p. 112.

tion dans les principes généraux; les articles 1382 et; i vants du Code civil lui parurent renfermer le droit commun la faute délictuelle forma la base de la responsabilité civile du patron.

Ce système, admis longtemps sans conteste, devint, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'objet d'attaques très violentes. Tandis que d'éminents jurisconsultes continuaient à placer, avec la jurisprudence, le fondement de la responsabilité du patron dans le fait délictueux de l'article 1382, certains autres assuraient le reconnaître dans un fait contractuel, en vertu d'un contrat de louage. La lutte engendra entre les partisans des deux théories une polémique ardente; des discussions jaillirent nombreuses et passionnées; loin de mettre fin à la controverse, elles ne firent qu'accentuer les divergences de vues dans le camp même de la nouvelle doctrine.

Sur ces entrefaites, un autre système fut élaboré, dont la base résidait dans la notion simple, dégagée de toute subtilité juridique, d'une obligation légale, en dehors de toute idée de faute. Vingt ans de luttes et d'efforts continus, dans les Parlements et les Congrès (1), donnèrent raison aux partisans de ce système, adopté législativement en France par une loi du 9 avril 1898. Cette loi établit la responsabilité patronale, non plus sur la vieille idée de faute, mais sur

(1) La plupart des Parlements européens ont discuté avec passion de nombreux projets de loi sur la responsabilité patronale, et doté leur pays d'une loi spéciale dont la caractéristique est dans l'adoption du même principe, le risque. De leur côté, les Congrès internationaux, notamment ceux de Paris (1889), de Berne (1891), de Milan (1894), de Bruxelles (1897) se sont spécialement occupés du fondement de cette responsabilité.

l'idée moderne de risque. Cette conception qui met de plein droit, à la charge de l'industrie, la réparation des accidents du travail, est connue sous le nom de « Risque professionnel ».

29. Un principe nouveau, fécond en conséquences, va désormais constituer le fondement de la responsabilité civile du patron, en matière d'accidents du travail. Nous avons à rechercher les causes qui ont provoqué la substitution d'un principe jusqu'alors inconnu ou mieux inappliqué, à un autre principe plusieurs fois séculaire. Les causes de cette évolution juridique sont profondes et éminemment complexes. Elles nous apparaissent provenir tant du caractère tout nouveau des accidents et des causes dont ils dérivent, que de la nécessité, toujours plus vivement sentie, d'assurer, aux invalides de l'industrie, une indemnisation suffisante pour leur permettre de subsister, sans nécessairement tomber à la charge de l'assistance publique. La transformation du milieu économique et surtout du milieu moral nous semblent être les causes de cette évolution.

30. La transformation profonde qu'a subie l'industrie au XIXe siècle, se révèle et dans les causes et dans le caractère des accidents. Les causes qui ont bouleversé la vie économique de notre époque, sont d'une part le développement du machinisme, et d'autre part l'extension des grandes industries. L'accident, par ailleurs, a revêtu de nos jours un caractère mystérieux et anonyme.

31. La première cause économique, la cause primordiale, est l'avènement du règne de la machine. Dans le plus grand nombre des industries, la machine apparut, faisant sa révolution plus ou moins brusque; elle a remplacé le moteur

« PreviousContinue »