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Que la nature manuelle de leur travail leur donne un caractère commun, cela n'empêche pas qu'il existe une grande différence entre eux. « Les domestiques sont les serviteurs à gages qui donnent leurs soins à la personne ou au ménage du maître, qui l'aident dans les travaux de l'agriculture, et qui d'ailleurs vivent et logent dans sa maison, ex domo sunt. Les ouvriers sont ceux qui concourent, sous la direction d'un maître ou patron, à l'exercice d'une profession manuelle, d'un art mécanique (1). » Il est aussi une autre catégorie de personnes, qui, sans accomplir un travail manuel, exécutent néamoins un certain travail plutôt intellectuel sous l'autorité du patron; ce sont les employés dont le travail n'est pas principalement matériel: surveillants, contre-maîtres, ingénieurs même. Juridiquement ils doivent être assimilés aux ouvriers.

Nous n'essayerons point de donner une définition du mot «< ouvrier », préférant suivre le charitable conseil d'éminents jurisconsultes, pour qui « la question de savoir si une personne est ou non un ouvrier constitue une question de fait à résoudre souverainement par les tribunaux; toute définition

(1) Toullier, Louage, t. II, n° 278 et les notes; Troplong, Louage, t. II, no 848 et les notes; Larombière, Oblg., art. 1384, no 8. -- Quant à la destinée du mot domestique et à ses diverses acceptions, v. Lau· rent, t. XXV, no 487 et les auteurs précités. De nos jours, du reste, le << domesticat » est en voie de transformation et à la veille de devenir un « fonctionnariat >> - le fonctionnaire a sur le domestique cette énorme supériorité matérielle et morale, qu'une fois accomplie la tâche à laquelle il est engagé moyennant un salaire convenu, il est maître de son temps et de sa personne; témoin l'organisation de diverses ligues ou associations, notamment la National servant girls' Union of America, de Chicago, l'Union pour l'Action morale, en France.

tentée risquerait d'être ou trop large ou trop étroite (1) ». Nous dirons seulement que par ouvriers et employés, il faut entendre toutes les personnes qui prêtent à l'entreprise le concours de leur travail, en vertu d'un contrat de louage de service ou d'apprentissage.

20. Ces notions générales connues, voyons comment se posa et fut résolue la question des accidents du travail à Rome et au Moyen-Age.

A Rome, la question des accidents de travail ne se présenta pas. L'organisation économique reposait en effet sur le travail servile et était concentré dans la petite industrie. Dès la République, il est vrai, de grandes sociétés s'étaient formées; mais elles avaient pour but la ferme des impôts, le commerce ou les grands travaux d'utilité publique et non l'industrie encore inconnue. Le sort des ouvriers, esclaves ou gens de basse origine, n'attirait aucunement l'attention du législateur. Un ouvrier était blessé ou tombait malade, le maître le faisait soigner, mù par un sentiment d'humanité ou d'intérêt personnel. Dans son De re rusticâ, Caton ne recommandait-il pas à ses paysans de « vendre les vieilles ferrailles et les esclaves devenus incapables de travailler »? La valeur de l'esclave était la limite des sacrifices du propriétaire.

21. Le Moyen-Age ne connut point également la question des accidents du travail. Le travail agricole tenait la première place, et l'industrie était exercée dans de petits ateliers

(1) Glasson, op. c.; Cornil, Louage de services ou contrat de travail, p. 7; André et Guibourg, Responsabilité des Accidents du travail, p. 3 et 4; Pic., Resp. acc. trav., p. 315.

par les membres des corporations, associations d'ouvriers et de patrons. A côté des corporations, ou mieux dans les corporations, existaient d'autres associations connues sous le nom de confréries. La confrérie était à la fois une société religieuse et une société de secours-mutuels, « les confrères célébraient ensemble des offices religieux et se prêtaient mu tuellement assistance (1). » Les malades étaient soignés par leurs confrères, et à titre de malades on secourait les blessés souvent même l'assistance des malades rentrait dans la charité aux pauvres. Les secours, toujours variables suivant les ressources de la caisse, ne constituaient pas un droit pour qui les obtenait, mais une aumône (cette expression n'avait alors rien de blessant). Avec une telle organisation, le problème de réparation des accidents de travail n'était pas à résoudre (2).

22.

Nous arrivons à l'époque de la Révolution. Les siècles ont passé; avec le temps, les idées ont marché ; et pour de multiples causes politiques, économiques et sociales, un bouleversement complet se produisit en France : on fit table rase du passé, les corporations notamment furent supprimées, en un mot l'ancien édifice social était jeté à terre. Qu'allait-il s'élever sur son emplacement? Qu'allait-il sortir de cette liberté absolue si haut proclamée ? Bien avisé alors qui pût même l'entrevoir. Les années suivantes virent fleurir le règne de la guerre, mais elles virent aussi l'éclosion d'importants monuments juridiques. En 1804, parut notre Code

(1) Hubert-Valleroux, Corporation des métiers et syndicats; Association catholique, 1883, 2 sem, p. 436; 1884, 2° sem., p. 290 et

552.

(2) V. Tarbouriech, Responsabilité des accid. du trav..., n° 46.

civil, qui, malgré ses défectuosités et ses lacunes, n'en mérita pas moins l'insigne honneur de servir de modèle aux Codes des nations européennes.

Ce Code civil traite des rapports qui peuvent naître entre les hommes, notamment des conventions qui les rendent solidaires les uns des autres. Il s'occupe d'un contrat qui nous concerne tout particulièrement, le contrat de louage d'ouvrage. Trois articles seulement ont trait à ce contrat : l'un, l'article 1710, pour le définir « un contrat par lequel l'une des parties s'engage à faire quelque chose pour l'autre, moyennant un prix convenu entre elles »; un second, l'article 1780, pour rappeler sommairement « des principes qui concilient le respect dû aux conventions et la liberté indivividuelle (1) »; enfin le troisième, l'article 1781, depuis abrogé, pour proclamer la supériorité du maître sur l'ouvrier. Ainsi le législateur n'avait en aucune façon réglementé les rapports du patron et de l'ouvrier; il s'était borné à constater l'existence d'un contrat de louage de services, à interdire les engagements perpétuels, s'en remettant, pour le reste, aux parties du soin de régler elles-mêmes leur situation respective, sous peine de rester soumises au droit

commun.

23. De cette législation d'un laconisme équivalent presque à un silence absolu, certains auteurs se sont plaints; ils ont adressé aux rédacteurs du Code le reproche de n'avoir

(1) Paroles de Joubert au Corps législatif dans la séance du 16 ventôse, an XII, prononcées à la suite de l'exposé de Galli, au corps législatif, et du rapport, au Tribunat, de Mouricault, lequel prononçait cette phrase significative : « Le projet s'en tient à ces dispositions et elles suffisent»; Fenet, t. XIV, p. 318, 339, 355.

ni prévu, ni réglementé ce contrat de louage d'ouvrage si important dans la vie économique d'un peuple. « Le Code a été fait comme si tous les Français étaient propriétaires, le louage de services n'étant qu'une exception. » Ce reproche gratuit mérite une réponse.

La brièveté, la lacune du Code, si l'on veut, loin d'être le résultat d'un oubli, s'explique au contraire facilement. On en peut donner plusieurs raisons.

24. C'est d'abord l'impossibilité où se trouvaient les rédacteurs de 1804 de réglementer des situations nouvelles qui apparaissent seulement, et pour la première fois, à la fin du XIXe siècle. L'ouvrier moderne ne ressemble aucunement à celui de l'ancien régime; tel qu'il existe aujourd'hui, l'ouvrier, travailleur libre et indépendant, est un homme tout nouveau dans notre société. Par ailleurs, l'industrie a pris, de nos jours seulement, un prodigieux développement et réalisé des progrès vraiment extraordinaires; si l'on compare l'industrie moderne à celle des siècles précédents, on peut dire sans exagération que cette dernière était à peu près restée dans l'enfance (1). Mieux valait laisser aux générations futures le soin de légiférer sur une matière encore inconnue, plutôt que de codifier abstraitement un contrat qui n'existait pas encore.

25. Même le contrat de louage d'industrie fût-il connu, qu'il était bien difficile de faire rentrer son organisation dans les bornes étroites d'un texte de loi. Ce contrat, en effet, se présente sous les formes les plus diverses, et déjoue, par la variété de ses combinaisons, les prévisions du légis

(1) V. Glasson, op. c., p. 6.

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