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immémorial, divise les jurisconsultes sur le point de savoir quels travaux peuvent faire l'objet d'un louage.

Notre étude n'embrasse que le louage de services conclu par l'ouvrier industriel. Peu nous importe dès lors, que les travaux des professions libérales puissent ou non faire l'objet d'un contrat de louage 1.

Nous ne nous attarderons pas davantage à chercher une définition précise du terme « ouvrier ». Diverses définitions ont été tentées tant par les législateurs que par la doctrine. Ainsi la loi anglaise de 1875 sur les patrons et les ouvriers 2 dispose dans son article 10: « Le mot ouvrier ne comprend pas les domestiques, mais seulement les individus engagés pour un service manuel, rural ou industriel. » D'autre part, M. Glasson nous dit que les ouvriers et les domestiques << sont ceux qui se livrent à des travaux manuels pour le compte d'autrui et moyennant salaire. >>

La similitude des définitions proposées montre à elle seule combien la détermination de la notion « ouvrier» est de nature à soulever peu de difficulté. Au surplus, l'opportunité d'une définition légale des ouvriers est-elle bien démontrée? « La loi elle-même, dit M. Glasson, parle des ouvriers; elle leur donne un privilège en cas de faillite; elle les déclare électeurs aux conseils de prud'hommes. C'est donc qu'il est possible de les reconnaître à certains caractères distinctifs. >> Quelqu'un songe-t-il à se plaindre du pouvoir d'appréciation laissé aux tribunaux pour la solution du point de savoir si une personne est ou non ouvrier?

Ajoutons d'ailleurs aux considérations qui précèdent, qu'en donnant une définition légale de l'ouvrier on semble attribuer à la législation régissant le louage de services le caractère d'une législation spéciale aux ouvriers, d'un privilège pour une classe de citoyens: ce qui serait évidem

1. Voir notamment sur ce point, Renouard, Dupin, Cousin et Dunoyer, dans le compte-rendu des séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, tomes XXVII, p. 179 et XXVIII, p. 143. 2. Annuaire de législation étrangère, t. V, p. 173.

3. Le Code civil et la question ouvrière, p. 112.

ment contraire au principe de l'égalité des hommes devant la loi 1.

Le chapitre de notre Code civil consacré au louage de services des domestiques et ouvriers ne comprend que deux articles, dont l'un a été abrogé en 1868. D'autre part, la nature et les effets d'autres contrats beaucoup moins usuels sont minutieusement réglés dans des titres souvent fort étendus.

Le laconisme du Code civil à l'égard du louage de services s'explique sans doute : La suppression des corporations, maîtrises et jurandes venait de transformer radicalement le régime du travail, et l'on ne soupçonnait pas encore, lors de la rédaction du Code civil, l'importance que devait acquérir le louage de services, grâce non seulement à l'établissement du régime de la liberté du travail, mais aussi au prodigieux développement de l'industrie pendant le XIX siècle. Aujourd'hui le louage de services est, si l'on peut ainsi s'exprimer, la charte fondamentale ou la charte de vie de la plus grande partie de la population. C'est assurément, de tous les contrats civils, le plus usuel et le plus fréquent.

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«De tous les actes du droit civil, dit M. Delecroix 2, pour le plus grand nombre des citoyens qui composent nos nations modernes, ce contrat est le plus grave, celui en considération duquel tous les autres ne sont rien. » Dès lors le silence du Code civil, ou du moins l'insuffisance de ses dispositions est devenu la source d'embarras et de difficultés multiples".

« Tous les contrats les plus usuels du droit civil, dit M. Glasson, vente, échange, louage des choses, mandat, dépôt, cautionnement, etc., etc., font dans le Code l'objet de dispositions nombreuses qui évitent aux particuliers les in

1. Comparez Glasson, op. cit. p. 113.

2. Revue de la législation des mines, 1885, p. 66.

3. Renouard, dans le compte-rendu des séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, XXVII (1854), p. 200.

4. Op. cit., p. 11.

certitudes et les procès. N'est-il pas étrange que le contrat de travail, sinon le plus important, du moins le plus fréquent soit de tous le moins réglé? C'est une erreur de dire que le principe de la liberté des conventions suffit à tout. Le législateur l'a lui-même reconnu pour les autres contrats, et ce qui a paru utile d'une manière générale pour tous ces contrats, l'est aussi en particulier pour le lounge de services. Le silence de la loi oblige les contractants à tout prévoir ou à s'en rapporter à des usages trop souvent douteux et incertains. De là de fréquents procès entre patrons et ouvriers. Aussi voudrions-nous que le contrat de louage de services fût réglementé par une série de dispositions qui, s'inspirant des usages établis, mais les précisant, définiraient les effets de ce contrat. »

Nous ajouterons aux considérations si justes présentées par M. Glasson, qu'il existe, selon nous, une raison spéciale de réglementer le contrat de louage de services des ouvriers, raison que nous allons essayer d'exposer.

Dans notre droit civil, la force obligatoire des contrats est fondée sur le consentement libre des parties contractantes. Chacune de celles-ci n'est liée que parce qu'elle l'a voulu, parce que, sans subir de pression ni du dehors ni de la part d'un cocontractant, elle a librement consenti à s'engager. Toutes les personnes qui interviennent dans une convention. sont considérées comme également libres.

Devons-nous dire que le droit civil ne saurait donner à la force obligatoire des contrats d'assises plus sûres que le principe de l'égalité des hommes ? Loin de nous donc la pensée de critiquer le principe même de l'égalité.

Néanmoins personne ne conteste que cette égalité juridique, proclamée avec raison par le droit civil, n'est pas adéquate à la réalité des faits: il y a, dans la réalité, entre les hommes des inégalités multiples tenant à des causes spéciales et individuelles dont le droit ne peut évidemment tenir aucun compte; sinon « tous les contrats seraient atta

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quables sous prétexte que l'un des contractants est plus fort que l'autre, que l'un est poussé par un besoin qui réclame une satisfaction plus immédiate que celle de son cocontractant » 1.

Cependant lorsqu'il se rencontre des inégalités plus sensibles, tenant à des causes générales, alors le principe de l'égalité juridique doit pouvoir fléchir, sous peine de n'être plus qu'une fiction en contradiction flagrante avec la réalité des faits et de produire par conséquent de funestes résultats 2. Les rédacteurs du Code civil l'ont parfaitement compris; aussi rencontre-t-on, dans la matière des contrats, de nombreuses infractions au principe de l'égalité absolue des parties contractantes.

Non seulement il est admis d'une manière générale que cette égalité est rompue, lorsque l'une des parties verse dans une erreur ou est victime de violence ou de dol (art. 1109 et suiv.), mais même, dans certaines conventions particulières, le législateur considère que, à raison de la nature ou des données du contrat, les contractants ont dû se trouver sur un pied d'inégalité l'un vis-à-vis de l'autre, l'un a été à la merci de l'autre et que par conséquent respect n'est pas dû au contrat.

Ainsi notamment, pour n'en citer qu'un exemple, si les art. 1674 et suiv. du Code civil autorisent le vendeur d'immeubles à demander la rescision de la vente lorsqu'il est lésé de plus des 7 douzièmes, c'est parce que le législateur a estimé que, pour adhérer à un contrat aussi désavantageux, le vendeur a dû se trouver dans un état d'infériorité marquée vis-à-vis de l'acheteur. « Peut-on dire, dit Portalis dans l'exposé de motifs du titre de la vente, que celui qui est énormément lésé, aurait adhéré au contrat s'il

1. André Liesse, dans le Nouv. Dict. d'écon. pol., vo travail, p. 1084. 2. Comparez: Clémence Royer, Etude sur la justice et les inégalités sociales; Journal des économistes, 3e série, tome XX (1870), p. 257 et suiv. L'auteur de cette étude va jusqu'à tenter de prouver que le dogme de l'égalité des hommes est contraire à la nature, à l'équité morale, au principe de la justice distributive et à la justice économique, c'est-à-dire à l'utilité.

avait été dans une situation assez libre pour ne pas souffrir cette lésion ? Si la lésion la plus énorme ne pouvait être utilement dénoncée, le plus fort ferait la loi au plus faible, un acquéreur avide pourrait abuser de la misère et de la triste situation de son vendeur pour obtenir à vil prix une propriété arrachée, pour ainsi dire, au malheur et au désespoir1. »

On pourrait multiplier les exemples de cas dans lesquels le droit civil tient compte de l'inégalité de fait des parties en présence ainsi le partage peut, comme la vente d'immeubles, être rescindé pour cause de lésion (art. 887 C. c.). Le droit romain déjà prohibait la lex commissoria en matière d'hypothèque, parce que pour faire adhérer le débi teur à une pareille convention on considérait que le créancier avait dû abuser non seulement des illusions du débiteur, mais aussi de son influence sur ce dernier. De même encore le droit romain, en prohibant la cessio in potentiorem, reconnaissait qu'il pouvait y avoir, en fait, inégalité entre les hommes libres.

Peut-on soutenir que le patron et l'ouvrier qui concluent un contrat de louage de services se trouvent sur un pied d'égalité parfaite, que leur consentement soit l'expression d'une volonté également libre de la part de chacun d'eux ?

Pour l'ouvrier, la conclusion du contrat de louage de services est une question de vie ou de mort: l'ouvrier vit de son travail ; il doit pouvoir retirer un profit de l'emploi de sa force productive, son existence en dépend.

Sans doute l'ouvrier obligé, pour vivre, d'engager ses services, ne traitera qu'avec un patron de son choix; mais les circonstances de fait traceront toujours des limites très étroites à la liberté de l'ouvrier de se choisir un patron; car d'une part ses aptitudes l'attachent exclusivement à un genre de travaux déterminé, et d'autre part, s'il est marié et chef'

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1. Portalis, Exposé de motifs du titre de la vente. Locré, no 37, 38 et

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