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permet alors, sans niveler les supériorités éminentes, d'établir entre les conditions, entre les classes, entre les sexes, un certain équilibre d'estime et de justice, qui empêche les forts de grandir sans mesure et sans frein, et les faibles de diminuer jusqu'à l'effacement et de décroître jusqu'au néant. Nous aurions tort, conséquemment, de nous épouvanter d'une évolution lente, mais continue, qui tend à introduire plus d'équité dans les relations civiles et politiques des hommes et des femmes. Et c'est à retracer ce progrès ininterrompu des mœurs et des lois que nous allons premièrement nous attacher.

I

Fidèles à l'esprit de l'ancien droit, les auteurs du Code Napoléon ont refusé de faire participer la femme à la puissance publique. Était-ce de leur part méfiance instinctive ou pensée de subordination mortifiante? Pas précisément : témoin ce passage du Discours préliminaire, où Portalis déclare contraire à l'équité toute loi de succession qui rétablirait, au profit des héritiers mâles, les anciens privilèges de masculinité. Les rédacteurs du Code civil n'étaient donc pas si hostiles qu'on le croit à l'idée de l'égalité juridique des sexes. Mais ils n'admettaient point que la pudeur permit aux femmes de se mêler à la vie des hommes: In cœtibus hominum versari, comme Pothier disait autrefois.

Ce n'est donc point dans un esprit d'exclusion jalouse et despotique, mais par raison de convenance, par délicatesse, en un mot, par respect, que nos aïeux fermèrent au sexe féminin l'accès des fonctions publiques, conformément à la vieille règle romaine: Feminæ ab omnibus officiis civilibus et publicis remotae

sunt. Les rédacteurs du Code civil ont été féministes à leur manière. Mais vous pensez bien que ce n'est pas la bonne, toute marque de déférence étant considérée aujourd'hui par les dames de la nouvelle école comme un signe d'inégalité blessante.

« Qu'à cela ne tienne! diront les gens portés aux représailles, enlevons nos gants et gardons notre chapeau ! » Nous avons mieux à faire. Outre qu'il serait affligeant de renoncer à la politesse, il nous paraît opportun et juste de renoncer simplement à la théorie surannée des « offices virils. »

Nous entendons par là certaines prérogatives, généralement peu enviables, qui ont été réservées au sexe masculin de temps immémorial. Sur la frontière indécise qui sépare le domaine civil du domaine politique, la tradition a placé un certain nombre de droits qui, bien que privés par nature, ont été qualifiés publics par définition et tenus, comme tels, pour inaccessibles aux femmes. Ce sont les « offices virils », dont l'idée remonte à l'antiquité romaine. Par application de cette doctrine, il était défendu, hier encore, à la femme de figurer en qualité de témoin dans un acte public, comme il lui est défendu à l'heure actuelle, à moins d'être la mère ou l'aïeule d'un mineur, d'exercer la tutelle ordinaire ou de faire partie d'un conseil de famille. Et par analogie, la jurisprudence l'écarte pareillement des fonctions de curatrice et de conseil judiciaire.

Quel est l'esprit de ces exclusions traditionnelles ? Ont-elles pour but de grandir le rôle de l'homme et d'abaisser la condition de la femme? Les anciens auteurs leur assignent plutôt comme motifs « l'honneur et la continence du sexe. » Il leur semble qu'à se mêler trop activement des choses de la vie extérieure, ler femmes auraient plus à perdre qu'à gagner. En tout cas, quelle que soit la pensée qui ait inspiré la théorie de l'office viril, pensée de suspicion dédaigneuse ou de

déférence amicale, son résultat certain a été de diminuer l'influence des femmes dans la société en renfermant leur activité dans la maison.

Ces incapacités ont-elles aujourd'hui encore quelque raison d'être? Étudions-les une à une.

II

A l'encontre du témoignage de la femme, on a fait valoir cette considération que les témoins, ayant pour mission de solenniser un acte, sont des mandataires de la société revêtus d'un caractère officiel et investis d'une fraction de la puissance publique. Le droit qu'ils exercent relève donc de la capacité politique; et à ce titre, la femme ne saurait y prétendre.

Que cette idée ait été celle de nos législateurs, il y a vraisemblance. Certaines déclarations des rédacteurs de 1804 nous le font croire (1). Mais n'ont-ils pas été victimes d'une illusion? Le témoin instrumentaire n'est pas une sorte de fonctionnaire, dépositaire d'une parcelle de la souveraineté nationale, mais une simple caution chargée d'assurer l'exactitude d'une déclaration reçue par un officier public. Comment voir en son intervention une mission d'ordre politique? Ce n'est pas le témoin qui rédige l'acte au bas duquel il appose sa signature; ce n'est pas le témoin qui lui confère la forme authentique ou qui lui imprime la force exécutoire. Son rôle est externe: il atteste un fait. La solennité des actes est l'œuvre des notaires ou des officiers de l'état civil, chargés par la loi de les rédiger sur la foi des affirmations produites par le témoin. L' « office »

(1) Paul VIOLLET, Les témoins mâles. Nouvelle Revue historique de droit français et étranger: 1890, no 5, pp. 715 et suiv.

que celui-ci remplit n'est donc point d'ordre public ou politique, mais seulement d'ordre civil, d'ordre privé. Pourquoi en exclure les femmes, qui, dans le domaine de la réalité, ont généralement de bons yeux pour « en connaître » et assez de langue pour « en témoigner? »

A défaut de cet argument de droit, il est un argument de fait qui aurait suffi à déterminer les législateurs de 1897 à valider et à généraliser le témoignage féminin. Puisque les femmes en étaient venues à prendre pour une injure ce qui n'était qu'un hommage, notre loi aurait eu grand tort de leur refuser le droit d'être témoins dans les actes de la vie civile. En se plaçant uniquement au point de vue de l'égalité, les anciennes exclusions ne se comprenaient guère. Si le bon Pothier repoussait le témoignage des femmes, c'est qu'il les considérait comme incapables de toute fonction civique, et que le contact trop fréquent des hommes, que suppose la vie publique, lui paraissait choquant ou périlleux pour leurs grâces et leurs vertus. Mais du moment qu'elles tiennent à traiter d'égal à égal avec les hommes, il n'y avait plus de raison d'exclure leur sexe de ce modeste office, qui consiste à jouer le rôle de témoin dans les actes civils et notariés.

Vous en doutez? Voici une Française majeure dirigeant un commerce, un domaine ou une industrie, ayant sous ses ordres des ouvriers et des commis, des domestiques et des employés; voici une artiste, peintre ou sculpteur, une femme de lettres appartenant à l'élite de la société, une doctoresse en médecine ou en droit, directrice d'école normale, membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique, honorée des palmes académiques et peut-être décorée de la Légion d'honneur: et malgré tous ses titres, cette femme, admise à jouer dans la vie un rôle utile ou prépondérant, ne serait point recevable à figurer comme témoin devant les officiers de l'état civil dans les

actes de naissance, de mariage ou de décès, ni à certifier devant notaire, par sa signature, l'identité d'un comparant, d'un testateur, par exemple, fût-ce son ami ou son voisin! Ce que le premier passant venu peut faire légalement, cette femme considérable ne le pourrait pas? Avouez que l'inconséquence serait un peu forte. Cela n'est que choquant: voici qui devient bouffon. Dans certains cas, la sage-femme ou la doctoresse en médecine reçoit de la loi l'injonction formelle de déclarer la naissance d'un enfant sous peine d'amende ou même de prison. Mais ne croyez point qu'elle eût pu affirmer, comme témoin, le fait même que le Code l'oblige à dénoncer comme déclarante. Il fallait faire appel à deux mâles quelconques, au commissionnaire et au cabaretier du coin, qui, sans rien savoir le plus souvent de l'événement qu'ils attestaient, appuyaient complaisamment l'acte de naissance de toute la solennité de leur témoignage aveugle. Du côté de la barbe est l'infaillibilité !

A vrai dire, des esprits chagrins, élargissant la question, se demandent avec anxiété si les femmes sont assez véridiques pour être crues sur parole. De fait, il leur est difficile de raconter exactement les choses qu'elles ont faites ou qu'elles ont vues. Il est rare qu'elles soient simplement et entièrement sincères. Une certaine fausseté n'est-elle pas d'obligation mondaine? Est-ce trop dire même que, chez beaucoup d'âmes féminines, la dissimulation est passée en habitude ou devenue un art duquel on tire vanité? Écoutez une conversation de salon entre femmes : que de politesses feintes que d'amabilités mensongères! M. Lombroso attribue précisément à ce défaut de franchise, la répugnance des anciens peuples à recevoir en justice le témoignage des femmes (1). D'après la loi de Manou,

(1) LOMBROSO, La Femme criminelle, chap. ví, p. 137-138.

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