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Il y a plus, le droit romain, grâce au progrès des idées et en dernier lieu sous l'influence du christianisme, avait lui-même dépouillé, sur ce point comme sur tant d'autres, le caractère de rudesse et de cruauté dont ses premiers monuments portaient la forte empreinte depuis plusieurs siècles, les artifices du préteur lui avaient fait gagner en humanité ce qu'il perdait peut-être en logique, jusqu'au moment où les empereurs firent franchement la part, dans le corps même de la législation, aux revendications trop longtemps méconnues de la conscience. Au texte de la loi des Douze Tables, conférant au père le droit de vendre et de tuer ses enfants, vint s'opposer une constitution de Constantin frappant de la même peine que les parricides les pères qui auraient donné la mort à leur fils (1). Antérieurement, Trajan avait exigé qu'un père émancipât son fils quem malè, contrà pietatem, adficiebat (2), et Marcien, commentant une décision impériale d'Adrien, disait: patria potestas in pietate debet, non atrocitate, consistere (3). Ici la rupture avec les vieilles traditions quiritaires est complète et le Romain a définitivement fait place à l'homme.

5. « Les époux contractent ensemble, par le fait seul du mariage, l'obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants; » ainsi s'exprime le Code civil (art. 203), dans une de ces occasions où le législateur croit devoir saluer un grand principe du droit naturel, rappeler des obligations morales dont il omet ensuite, par impuissance ou par oubli, de déterminer l'étendue et de prononcer la sanction pourtant nécessaire. Il est bien parlé, plus loin, de l'entretien et de l'éducation des

(1) L. an. C. De his qui par. vel lib. occid. (9, 17).
(2) L. 5 D. Si a parente quis manumissus sit (37, 12).
(3) L. 5 Dig. De lege Pompeia de parric. (48, 9).

enfants à propos des charges du mariage, de la communauté, de la séparation de biens et du régime dotal (art. 207, 1409, 1448, 1558), mais nulle part le Code ne s'occupe de déterminer d'une manière précise et détaillée en quoi doivent consister au juste, suivant les diverses positions de fortune, cet entretien et cette éducation; de même, après avoir armé le père du droit de faire incarcérer son enfant ad nutum, en se couvrant du visu de la justice, le législateur ne cherche par aucune disposition à défendre l'enfant, s'il y a lieu, contre les excès de ce pouvoir presque illimité de garde et de correction. que la nature même met aux mains des pères; aussi, toutes les fois que les tribunaux sont saisis de faits de ce genre, s'il ne s'agit pas de délits bien caractérisés au point de vue du droit pénal, se trouvent-ils fort embarrassés et même complétement désarmés, malgré les traditions de l'ancien droit français et les exemples empruntés au droit romain et rappelés plus haut. M. Demolombe est l'un des rares auteurs qui croient pouvoir tirer de l'ensemble et de l'esprit de la législation le droit pour l'autorité judiciaire de déplacer la puissance paternelle dans l'intérêt de l'enfant maltraité, cette opinion n'est appuyée d'aucun arrêt et il est douteux qu'en l'état actuel des choses, elle obtienne dans le domaine juridique la faveur que les idées de l'éminent doyen de la Faculté de Caen sont habituées à rencontrer.

Du reste, dans les pages que M. Demolombe a consacrées à cette thèse, on constate facilement qu'il obéit plutôt au sentiment très-vif d'une nécessité sociale qu'à une conviction scientifique bien fondée. Avec son habituelle bonne foi, il reconnaît lui même que les rédacteurs du Code avaient eu le projet de réglementer les questions qui nous occupent, mais qu'elles avaient été ajournées au moment où l'on devrait traiter les détails

du titre ; depuis, elles n'ont jamais été reprises (1). Est-il possible d'avouer plus clairement qu'il existe dans la loi une lacune que personne, sauf le législateur, ne saurait combler?

Si nous avons bien compris les intentions de l'Académie, les concurrents ont à développer les données de cet article 203 pour en faire sortir toutes les dispositions légis latives qu'il contient en germe. Il ne nous sera pas tenu à reproche, sans doute, d'avoir interprété le programme d'une façon large : suivre l'enfant depuis sa naissance jusqu'à sa majorité, étudier les rapports qui se créent et se développent entre ses parents et lui, organiser ces rapports de la manière qui, sans porter atteinte aux liens du respect et sans nécessiter au sein de la famille une inquisition déplacée, assurera le plus sûrement à l'enfant la protection de la société tout entière, telle est la tâche qui nous est imposée. Mais pourquoi ne nous autoriserions-nous pas du brocard: Infans conceptus pro nato habetur? Serait-il donc hors de propos de chercher préalablement ce qu'aurait à faire le législateur pour que le plus petit nombre possible d'enfants entrât dans la vie dans des conditions telles que l'entretien, l'éducation leur manqueront fatalement et qu'ils sont destinés presque infailliblement à devenir la proie de la misère et de la démoralisation? En un mot, nous voulons, pour un instant, examiner ce fléau grandissant des naissances illégitimes, qui menace la société en la remplissant d'ennemis nés, de malheureux déclassés avant d'avoir failli. Ce chapitre, nous en avons la ferme espérance, ne paraîtra pas déplacé dans l'ensemble de notre travail, car, s'il est important pour un enfant d'être bien ou mal traité dans

(1) Demolombe, Cours de Code civil, t. VI. V. aussi Législ. civ., t. VII, p. 11. — Fenet, Travaux préparatoires, t. X, p. 485 (édit. de 1828).

sa famille, il lui importe plus encore d'avoir ou de ne pas avoir de famille.

Nous effleurerons donc les délicates questions de la recherche de la paternité et de la séduction, puis ce qui touche aux enfants assistés, et notamment aux filles mères. Nous aurons un peu de statistique à citer relativement aux avortements et aux infanticides; nous suivrons l'Assemblée de 1871 dans ses tentatives bienveillantes en faveur des enfants du premier âge; nous passerons de là aux problèmes si pleins de discussions ardentes que comportent les nécessités de l'enseignement. Nous aurons à parler du contrat d'apprentissage et des conditions du travail industriel des mineurs, de l'excitation à la débauche pratiquée par des pères et mères dénaturés, des sévices, des mauvais exemples contre lesquels les enfants doivent être protégés, du vagabondage, de la mendicité et autres délits commis par les enfants et parfois encouragés par des parents plus misérables encore au point de vue moral qu'au point de vue matériel. Abordant les vraies difficultés du sujet, nous rechercherons ensuite dans quels cas et de quelle façon l'autorité paternelle doit non-seulement être réduite, mais prendre fin, et comment elle peut alors être remplacée.

Mais, tout d'abord, il paraît nécessaire, pour fixer les idées, de rappeler à grands traits la situation faite aux enfants dans la famille par la loi comme par la nature des choses; n'ayant nullement l'intention de reprendre une monographie qui a été faite souvent et quelquefois de main de maître (1), nous nous en tiendrons aux points principaux et aux généralités indispensables.

(1) V. notamment : M. P. Bernard, Histoire de l'autorité paternelle ; Chrestien de Poly, Essai sur la puissance paternelle; Demolombe, De la puissance paternelle (t. XI du Cours de Code Napoléon).

6.

CHAPITRE PREMIER

GÉNÉRALITÉS SUR L'AUTORITÉ PATERNELLE.

L'expression puissance paternelle, introduite dans le Code malgré les observations des conseillers d'État Boulay et Berlier (1), a le grand inconvénient de maintenir dans les mots une apparence de tradition historique qui est étrangère aux choses. Nous sommes loin en effet de la patria potestas, cette redoutable institution dont on n'arrive à comprendre la rigueur qu'en évoquant par un effort d'imagination la rude société que la loi des Douze Tables avait formée, et en faisant abstraction d'une foule de sentiments que la nature elle-même semble avoir placés dans le cœur humain.

Les législations antiques n'ont pas eu le sens très-net de la distinction, banale pour nous, des personnes et des choses; la législation romaine, la mieux connue de toutes et la plus justement admirée, n'est arrivée à cette division fondamentale que grâce aux théoriciens qui ont développé et, pour ainsi dire, illuminé de leur génie ses austères formules; pour les Romains du temps des décemvirs, un esclave était une res mancipi tout comme une paire de bœufs de travail ou un champ sur le sol italique. Le dominium du citoyen, du maître, s'exerçait, au même titre que sur tout objet susceptible d'appropriation, sur les créatures humaines qui avaient à subir son mancipium, droit de libre disposition englobant à l'origine les esclaves, les enfants et la femme in manu. Tout cela, le citoyen le possédait à discrétion, et le mot familia était

(1) Fenet, loc. cit., p. 485 et suiv.

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