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son véritable sens; érigé en profession de foi, il rallie toute une école de moralistes superficiels et indolents: aussitôt que le législateur cesse de se préoccuper exclusivement des intérêts matériels du pays pour aborder une question liée à sa régénération morale, «<changez les mœurs!» dit-on, en proclamant l'impuissance de la loi; comme si la crainte d'une pénalité prochaine et assurée ne devait amener que le progrès de l'hypocrisie, tandis que les causes de corruption continueraient à agir plus sûrement par cela même qu'elles se dissimuleraient davantage.

Assurément, la « peur du gendarme » (qu'on nous pardonne cette expression qui frise la trivialité) n'est ni le plus efficace ni surtout le plus élevé des agents de perfectionnement de l'humanité. La morale spiritualiste et, plus pratiquement, la religion peuvent seules faire de vrais honnêtes gens; indépendamment du mobile sublime qui dirige les actes et les pensées de l'homme religieux, il faut considérer que celui-ci recherche dans la voie du bien un progrès illimité, et doit y aspirer de toute la puissance de sa volonté. La loi, forcément plus accommodante, ne peut exiger qu'une soumission extérieure et reste sans action directe sur les convictions intimes de chacun ; en outre, son droit de coercition est trèsborné, puisqu'elle cesserait d'être légitime, c'est-à-dire d'être elle-même, si elle outrepassait les nécessités de l'intérêt social, qui seul autorise les hommes à limiter la liberté de leurs semblables.

Mais nier d'une manière absolue l'influence de la loi sur les mœurs équivaut à nier la loi; car elle n'a d'autre objet que d'encourager dans la conduite individuelle des régnicoles ce que le législateur regarde comme un bien et d'en faire disparaître ce qu'il croit être un mal, c'est-à-dire, en bon français, de modifier les mœurs.

A un certain point de vue, il en est de la législation d'un pays comme de sa littérature; les romanciers contemporains, eux aussi, prétendent tirer profit du paradoxe que nous cherchons à combattre. Un trop grand nombre d'entre eux n'aspirent qu'à de grossiers succès d'argent et de scandale; unissant dans un même culte les idoles de tous les paganismes, ils sacrifient à la fois au veau d'or et à Priape; mais, en présentant au public une œuvre visiblement corruptrice, beaucoup croient devoir se donner à eux-mêmes, dans une préface, une absolution fondée sur un sophisme : ce qui est immoral, disent-ils, c'est la société, ce n'est pas le tableau, la photographie qu'ils en ont faite (car, en ce temps de réalisme, la photographie est un procédé envié des hommes de lettres, comme naguère les romantiques cherchaient à emprunter au pinceau du coloriste ses plus brillants effets); ils ajoutent que le roman est le reflet des mœurs et que dès lors un mauvais livre n'est pas plus répréhensible qu'un procès-verbal bien rédigé.

Non, tout cela est faux ; s'il est naturel que l'écrivain s'inspire, dans une certaine mesure, du milieu ambiant où il vit, il manque à son devoir en abandonnant l’idéal, qu'il a mission de poursuivre et de mettre à la portée des lecteurs. La presse, périodique ou non, est à coup sûr le plus actif agent de propagande et devient facilement le plus terrible agent de démoralisation qui existe. Lance d'Achille ! répètent les optimistes, et ils oublient que, dans le combat de la vie comme dans ceux de la guerre, des soldats entièrement valides sont préférables à ceux dont les plaies auraient été plus ou moins habilement pansées. Lance d'Achille, si l'on veut, mais malheur, devant les tribunaux de la conscience et de la postérité, à ceux qui s'en seront servis pour blesser et non pour guérir !

Pas plus que le publiciste, le législateur n'est enfermé dans une sorte de cercle vicieux qui rendrait tout progrès impossible et en vertu duquel, par une action réciproque rigoureusement égale, les lois dépendraient des mœurs et les mœurs des lois. Celles-ci, faites par des hommes soumis comme tous aux influences extérieures, se ressentent évidemment des habitudes d'esprit et des manières de voir de leurs auteurs. Mais chacune d'elles est le point de départ d'un nouveau cours imprimé aux appréciations de l'opinion publique, aux jugements qu'elle porte sur certains ordres de faits; les codes ont plus de pouvoir que ne le croient certaines gens, dans la délimitation de cette moralité moyenne qui, tout en restant fort au-dessous de l'idéal, suffit à assurer le fonctionnement régulier d'une société. Il n'est pas téméraire d'affirmer que le peuple qui possède la législation pénale la plus rigoureuse et la plus fidèlement appliquée est bien près de devenir le peuple le plus foncièrement moral, s'il ne l'est déjà; on arrive en effet à aimer le bien en le pratiquant. Pascal ne conseille-t-il pas aux chrétiens tourmentés par le doute de se conduire comme s'ils croyaient? et il assure que foi répondra, en descendant dans leur cœur, à cet appel de chaque instant.

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3. -Aucune branche des institutions, nous ne saurions trop le répéter, ne mérite autant de préoccuper les philosophes et les jurisconsultes que ce qui touche à la famille. Les moindres réformes introduites sur ce terrain peuvent avoir des conséquences incalculables, surtout s'il s'agit de l'exercice de l'autorité paternelle, qui constitue le gouvernement de cette société rudimentaire. Le législateur d'aucune époque ne s'y est trompé, et, moins que tout autre, le législateur de la Convention, lorsque, voulant substituer dans la France nou

velle l'individualisme démocratique à la solidarité hiérarchique et traditionnelle, il paralysa entre les mains du chef de famille, par l'exagération du principe du partage forcé, l'un de ses plus puissants moyens d'action.

Aujourd'hui, un groupe nombreux d'hommes considérables (leur nom devient légion) voit le salut dans la restauration et le développement de l'autorité paternelle, principalement en matière de discipline intérieure et de dispositions de dernière volonté; en tête de ces champions de la liberté de tester, on aime à citer M. Le Play, l'une des personnalités qui, par son caractère et ses travaux, honorent le plus l'époque présente. Depuis longues années, ce savant publiciste expose ses vues dans une suite de remarquables ouvrages (1), et il est arrivé, à l'heure qu'il est, à prendre pleine possession de l'attention publique.

Ce n'est point ici le lieu de discuter les graves questions qui viennent d'être rappelées; mais les partisans les plus convaincus de l'extension de la puissance paternelle seront forcés de constater avec nous que la seconde partie du dix-neuvième siècle n'aura vu qu'à l'état d'exception ces familles patriarcales dont leurs regrets vont complaisamment chercher le type en remontant le cours des âges. Malheureusement, s'il y a beaucoup de mauvais fils, il y a aussi de mauvais pères, et la loi doit obvier au danger, d'où qu'il vienne. Ne pourraiton, du reste, accorder toutes les bonnes volontés, en recherchant pour le père un état de choses qu'on est habitué à entendre représenter comme l'idéal du citoyen par la formule : « la liberté sous l'égide des lois ? » Ne pourrait-on, en d'autres termes, fortifier l'autorité du père en donnant une juste sanction à ses droits et le ga

(1) La Réforme sociale; l'Organisation du travail, 1871; l'Organisation de la famille, 1875.

rantir à la fois de tout excès en donnant une juste sanction à ses devoirs?

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4. Il ne faudrait pas croire, d'ailleurs, que notre ancienne jurisprudence fût absolument sans armes contre les abus du pouvoir paternel. Bien que Ferrière ait pu dire, après avoir rappelé les principales charges de la paternité : « On voit peu de pères et mères assez dénaturés pour manquer à ce devoir (1),» il n'en est pas moins vrai que l'infirmité de la nature humaine se fait jour sous les meilleurs régimes d'institutions et dans les milieux les plus honnêtes. Nos parlements ont eu, à plusieurs reprises, à sévir contre des parents qui exerçaient sur leurs enfants de mauvais traitements habituels. Merlin, dans son Répertoire (2), cite différents arrêts des parlements de Provence, de Bretagne, de Toulouse et de Paris, autorisant des enfants à fuir le toit de leur père et obligeant celui-ci à leur payer pension (3). Quelques-uns de ces arrêts tirent un intérêt plus grand de ce qu'ils ont été rendus en pays de droit écrit, c'est-à-dire dans une partie de la France où la puissance paternelle était restée, sauf les adoucissements imposés par les mœurs, ce qu'elle était dans le dernier état du droit romain; de ce droit au nom duquel un commentateur, un législateur pouvait dire : « nulli sunt homines qui talem in liberos habeant potestatem, qualem nos habemus (4). »

(1) Dictionnaire de droit et de pratique, aux mots Pères et Mères.

(2) Répertoire de jurisprudence, au mot Puissance paternelle, sect. III, § 1, Droit de correction du père sur le fils. Provence, 16 décembre 1669, 12 mai 1779; Bretagne, 26 avril 1559; Toulouse, 31 janvier 1675; Paris, 23 mai 1680.

(3) C'est donc à tort que M. Chambellan enseigne que « le droit de correction exercé par le père non remarié n'était modifié que par les mœurs.» (Cours de Droit coutumier à la Faculté de Paris, 28 décembre 1871.)

(4) Institutes de Justinien: De patriâ potestate, § 2.

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