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nément acharnée à faire souffrir le vice, à le démasquer, à l'insulter et à le supplicier.

Où peut être la gaieté dans un pareil théâtre? Dans la caricature et dans la farce. Il y a une rude gaieté, une sorte de rire physique tout extérieur, qui convient à ce tempérament de lutteur, de buveur et de gendarme. C'est ainsi qu'il se délasse de la satire militante et meurtrière; le divertissement est approprié aux mœurs du temps, et pour attirer des hommes qui regardent la pendaison comme une bonne plaisanterie et rient en voyant couper les oreilles des puritains. Mettez-vous un instant à leur place, et vous trouverez comme eux que la Femme silencieuse est un chef-d'œuvre. Morose est un vieillard maniaque qui a horreur du bruit, et aime à parler. Il s'est logé dans une rue si étroite, qu'une voiture n'y peut entrer. Il chasse à coups de bâton les montreurs d'ours et les tireurs d'épée qui osent passer sous ses fenêtres. Il a mis à la porte son valet, dont les souliers neufs faisaient du bruit; le nouveau valet, Mute, porte des pantoufles à semelles de laine, et ne parle qu'en chuchotant à travers un tube. Morose finit par interdire les chuchotements et exiger qu'on réponde par signes. De plus, il est riche, il est oncle; il maltraite son neveu, sir Dauphine, homme d'esprit, qui a besoin d'argent. Vous voyez d'avance toutes les tortures que va subir le pauvre Morose. Sir Dauphine lui détache une femme prétendue silencieuse, la belle Épicone. Morose, enchanté de ses courtes réponses et de sa voix qu'il

entend à peine, l'épouse pour faire pièce à son neveu. C'est son neveu qui lui a fait pièce. A peine mariée, Épicone parle, gronde, raisonne aussi haut et aussi longtemps qu'une douzaine de femmes. Croyiez-vous avoir épousé une statue ou une marionnette? une poupée française, dont les yeux remuent avec un fil d'archal? quelque idiote sortie de l'hôpital, qui se tiendrait roide, les mains comme ceci, la bouche tirée d'un côté, et les yeux sur vous'? » Elle commande aux valets de parler haut; elle fait ouvrir les portes toutes grandes à ses amis. Ils arrivent par troupes, et offrent leurs bruyantes félicitations à Morose. Cinq ou six langues de femmes l'assassinent à la fois de compliments, de questions, de conseils, de remontrances. Survient un ami de sir Dauphine avec une bande de musiciens qui jouent ensemble tout d'un coup, de toute leur force. « Oh! un complot, un complot, un complot, un complot contre moi! Je suis leur enclume aujourd'hui ; ils frappent sur moi, ils me mettront en pièces, c'est pis que le bruit d'une scie. » On voit arriver une procession de domestiques portant des plats; c'est. tout l'attirail d'une taverne que sir Dauphine envoie chez son oncle. Les conviés entrechoquent des verres; ils crient, ils portent des santés; ils ont

1. Why, did you think you had married a statue, or a motion only? one of the French puppets, with the eyes, turned with a wire? or some innocent out of the hospital that would stand with her hands thus, and a plaise mouth, and look upon you? (Acte III, scène 11.)

avec eux un tambour et des trompettes qui font un vacarme d'enfer. Morose s'enfuit au grenier, met vingt bonnets de nuit sur sa tête, se bouche les oreilles. Les convives crient : « Battez, tambours, sonnez, trompettes. Nunc est bibendum, nunc pede libero.» «Misérables, crie Morose, assassins, fils du diable et traîtres, que faites-vous ici? » La fête va croissant. Le capitaine Otter, à moitié gris, dit du mal de sa femme, qui tombe sur lui et le rosse d'importance. Les coups, les cris, les sons, les éclats de rire retentissent comme un tonnerre. C'est la poésie du tintamarre. Il y a de quoi ébranler les rudes nerfs et soulever d'un rire inextinguible les puissantes poitrines des compagnons de Drake et d'Essex. « Coquins, chiens d'enfer, stentors! Ils ont fait éclater mon toit, mes murs et toutes mes fenêtres avec leurs gosiers d'airain'. » Morose se jette sur eux avec sa longue épée, casse les instruments, chasse les musiciens, disperse les conviés au milieu d'un tumulte inexprimable, grinçant les dents, les yeux hagards. Là-dessus, on lui dit qu'il est fou, et l'on disserte devant lui sur sa maladie. « Ce mal s'appelle en grec pavía, en latin insania, furor, vel ecstasis melancholica, c'est-à-dire egressio, quand un homme ex melancholico evadit fanaticus. Mais il se pourrait bien qu'il ne fût encore que phreneticus,

1. Rogues, hell-honds, Stentors!... They have rent my roof, walls, and all my windows as under, with their brazen throats. (Acte IV, scène II.)

2. Comparez M. de Pourceaugnac, dans Molière.

madame; et la phrenesis n'est que le delirium ou à peu près. >> On examine les livres qu'il faudra lui lire tout haut pour le guérir. On ajoute, en manière de consolation, que sa femme parle en dormant, et << ronfle plus fort qu'un marsouin. » — « O! ô! ô misère!» crie le pauvre homme. « Mon neveu, sauvezmoi! Comment pourrai-je obtenir le divorce? » Sir Dauphine choisit deux fripons qu'il déguise, l'un en ecclésiastique, l'autre en légiste, qui se lancent à la tête des termes latins de droit civil et de droit canonique, qui expliquent à Morose les douze cas de nullité, qui font tinter à ses oreilles, coup sur coup, les mots les plus rébarbatifs de leur grimoire, qui se querellent, et qui font à eux deux autant de bruit qu'une paire de cloches dans un clocher. Sur leur conseil, il se déclare impuissant. Les assistants proposent de le berner dans une couverture; d'autres demandent la vérification immédiate. Chute sur chute, honte sur honte, rien ne lui sert; sa femme déclare qu'elle consent à le garder tel qu'il est. — Le légiste propose une autre voie légale; Morose obtiendra le divorce en prouvant que sa femme est infidèle. Deux chevaliers vantards qui sont là, déclarent qu'ils ont été ses amants. Morose, transporté, se jette à leurs genoux et les embrasse. Épicone pleure, et l'on croit Morose délivré. Tout à coup le légiste décide que le moyen ne vaut rien, l'infidélité ayant été commise avant le mariage. « Oh! ceci est le pire des pires malheurs, que le pire des diables eût pu inventer. Épouser une prostituée, et tant de

bruit!» Voilà Morose déclaré impuissant et mari trompé, sur sa propre requête, aux yeux de tout le monde, et, de plus, marié à perpétuité. Sir Dauphine intervient en coquin habile et en dieu secourable. « Donnez-moi cinq cents guinées de rente, mon cher oncle, et je vous délivre. » Morose signe la donation. avec ravissement; et son neveu lui montre qu'Épicone est un jeune garçon déguisé. Ajoutez à cette farce entraînante les rôles bouffons des deux chevaliers lettres et galants, qui, après s'être vantés de leur bravoure, reçoivent avec reconnaissance, et devant les dames, des nasardes et des coups de pied'. Jamais on n'a mieux excité le gros rire physique. A cette large gaieté brutale, à ce débordement de verve bruyante, vous reconnaissez le robuste convive, de puissant buveur qui engloutissait des torrents de vin des Canaries et faisait trembler les vitres de la Sirène par les éclats de sa bonne hu

meur.

IV

Il n'a pas été au delà; il n'était pas philosophe comme Molière, capable de saisir et de mettre en scène les principaux moments de la vie humaine, l'éducation, le mariage, la maladie ou les principaux caractères de son pays et de son siècle, le cour

1. Polichinelle dans le Malade imaginaire, Géronte dans Scapin.

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