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que les combinaisons de l'art. Il choisit une idée générale, la ruse, la sottise, la sévérité, et en fait un

personnage. Ce personnage s'appelle Critès, Asper, Sordido, Deliro, Pecunia, Subtil, et le nom transparent indique la méthode logique qui l'a formé. Le poëte a pris une qualité abstraite, et construisant toutes les actions qu'elle peut produire, il la promène sur le théâtre en habits d'homme. Ses personnages, comme les caractères de la Bruyère et Théophraste, sont fabriqués à force de solides déductions. Tantôt c'est un vice choisi dans les catalogues de la philosophie morale, la sensualité acharnée après l'or; cette double inclination perverse devient un personnage: sir Épicure Mommon; devant l'alchimiste, devant le famulus, devant son ami, devant sa maîtresse, en public ou seul, toutes ses paroles expriment la convoitise du plaisir et de l'or, et n'expriment rien de plus'. Tantôt c'est une manie extraite des sophistes anciens, le bavardage avec horreur du bruit; cette formule de pathologie mentale devient un personnage, Morose; le poëte a l'air d'un médecin qui aurait pris à tâche de noter exactement toutes les envies de parler, tous les besoins de silence, et de ne point noter autre chose. Tantôt il détache un ridicule, une affectation, un genre de sottise, parmi les mœurs des élégants et des gens de cour; c'est une manière de jurer, un style extrava

1. Comparez sir Epicure Mammon au baron Hulot (Balzac, Parents pauvres). Balzac, qui est savant comme Jonson, fait des êtres réels comme Shakspeare.

gant, l'habitude de gesticuler, ou toute autre bizarrerie contractée par vanité ou par mode. Le héros qu'il en affuble en est surchargé. Il disparaît sous son accoutrement énorme; il le traîne partout avec lui; il ne peut le quitter une minute. On ne découvre plus l'homme sous l'habit; il a l'air d'un mannequin accablé sous un manteau trop lourd. Quelquefois, sans doute, ces habitudes de construction géométrique produisent des personnages à peu près vivants. Bobadil, le fanfaron grave, le capitaine Tucca, matamore mendiant, bouffon inventif, parleur bizarre, le voyageur Amorphus, docteur pédant de belles manières, caparaçonné de phrases excentriques, font autant d'illusion qu'on en désire; mais c'est parce qu'ils sont des grotesques de passage et des personnages bas. On n'exige pas qu'un poëte étudie de pareilles âmes; il suffit qu'il découvre en elles trois ou quatre traits dominants; peu importe si elles s'offrent toujours dans la même attitude elles font rire comme la comtesse d'Escarbagnas ou tel Fâcheux de Molière; on ne leur demande rien de plus. Au contraire, les autres fatiguent et rebutent. Ce sont des masques de théâtre, et non des figures vivantes. Contractés par une expression fixe, ils persistent jusqu'au bout de la pièce dans leur grimace immobile ou dans leur froncement éternel. Un homme n'est pas une passion abstraite. Il frappe à son empreinte personnelle les vices et les vertus qu'il possède. Ces vices et ces vertus reçoivent en descendant en lui un tour et une figure qu'ils n'ont

pas dans les autres. Personne n'est la sensualité pure. Prenez mille débauchés, vous trouverez mille manières d'être débauché; car il y a mille routes, mille circonstances et mille degrés dans la débauche; pour que sir Épicure Mammon fût un être réel, il fallait lui donner l'espèce de tempérament, le genre d'éducation, la nature d'imagination qui produisent la sensualité. Quand on veut construire un homme, il faut creuser jusqu'aux fondements de l'homme, c'est-à-dire, se définir à soimême la structure de sa machine corporelle et l'allure primitive de son esprit. Jonson n'a pas creusé assez avant, et ses constructions sont incomplètes; il a bâti à fleur de terre, et il n'a bâti qu'un étage. Il n'a point connu tout l'homme, et il a ignoré le fond de l'homme; il a mis en scène et rendu sensibles des traités de morale, des fragments d'histoire et des morceaux de satire; il n'a point imprimé de nouveaux êtres dans l'imagination du genre humain.

Tous les autres dons, il les a, et d'abord les dons classiques, en premier lieu le talent de composer. Pour la première fois nous voyons un plan suivi, combiné, une intrigue complète qui a son commencement, son milieu et sa fin, des actions partielles bien agencées, bien rattachées, un intérêt qui croît et n'est jamais suspendu, une vérité dominante que tous les événements concourent à prouver, une idée maîtresse que tous les personnages concourent à mettre en lumière, bref, un art semblable à celui

LITT. ANGL.

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que Molière et Racine vont appliquer et enseigner. Il ne prend pas comme Shakspeare un roman de Greene, une chronique d'Holinshed, une vie de Plutarque, tels quels, pour les découper en scènes, sans calcul des vraisemblances, indifférent à l'ordre, à l'unité, occupé seulement de mettre en pied des hommes, parfois égaré dans des rêveries poétiques, et au besoin concluant subitement la pièce par une reconnaissance ou une tuerie. Il se gouverne et gouverne ses personnages; il veut et sait tout ce qu'ils font et tout ce qu'il fait. — Mais par-dessus les habitudes d'ordonnance latine, il possède la grande faculté de son siècle et de sa race, le sentiment du naturel et de la vie, la connaissance exacte du détail précis, la force de manier franchement, audacieusement, les passions franches. Chez aucun écrivain du temps, ce don ne manque; ils n'ont point peur des mots vrais, des détails choquants et frappants d'alcôve et de médecine; la pruderie de l'Angleterre moderne et la délicatesse de la France monarchique ne viennent point voiler les nudités de leurs figures ou atténuer le coloris de leurs tableaux. Ils vivent librement, largement, au milieu des choses vivantes; ils voient les convoitises s'agiter, s'élancer, sans pudeur, sans hypocrisie, sans adoucissement, et ils les montrent telles qu'ils les voient, celui-ci aussi hardiment, quelquefois plus hardiment que les autres, étayé comme il l'est sur la vigueur et la rudesse de son tempérament d'athlète, sur l'exactitude et l'abondance extraordinaire de ses observations et de sa

science. Joignez-y encore sa noblesse morale, son âpreté, sa puissante colère grondante, exaspérée et acharnée contre les vices, sa volonté roidie par l'orgueil et la conscience, « sa main armée et résolue à dépouiller, à mettre nues, comme au jour de leur naissance, les folies débraillées de son siècle, à imprimer sur leurs flancs éhontés les sillons de son fouet d'acier1; » par-dessus tout le dédain des basses complaisances, le mépris affiché « pour les esprits éreintés qui trottent d'un pied écloppé aux gages du vulgaire,» l'enthousiasme, l'amour profond « de la Muse bienheureuse, âme de la science et reine des âmes, qui, portée sur les ailes de son immortelle pensée, repousse la terre d'un pied dédaigneux, et va heurter la porte du ciel2. » Voilà les forces qu'il a

1. Prologue de Every man out of his humour.

2.

With an armed and resolute hand,

I'll strip the ragged follies of the time.
Naked as at their birth....

And with a whip of steel,
Print wounding lashes in their iron ribs.
I fear no mood stamp'd in a private brow,
When I am pleased t' unmask a public vice;
I fear no strumpet's drugs, no ruffian's stab,
Shoud I detect their hateful luxuries.

(Every man out of his humour, prologue.)

O sacred Poesy, thou spirit of arts

The soul of science, and the queen of souls,
What profane violence, almost sacrilege,
Hath here been offered thy divinities!
That thine own guiltless poverty should arm
Prodigious ignorance to wound thee thus!...

... Would men learn but to distinguish spirits,
And set true difference 'twixt those jaded wits,
That run a broken pace for common hire,
And the high raptures of a happy muse,
Borne on the wings of her immortal thought

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