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bien élevé. Ne semble-t-il pas qu'il doive être odieux et rebutant? Point du tout, on ne peut s'empêcher de l'aimer. Au fond, comme Panurge son frère, il est « le meilleur fils du monde. » Il n'y a point de méchanceté dans son fait; il n'a d'autre envie que de rire et de s'amuser. Quand on l'injurie, il crie plus haut que les gens, et les pave avec usure en gros mots et en insultes; mais il ne leur sait point mauvais gré pour cela. Un instant après, le voilà attablé avec eux dans un bouge, buvant à leur santé en frère et compagnon. S'il a des vices, il les expose au jour si naïvement, qu'on est forcé de les lui pardonner. Il a l'air de nous dire : « Eh bien! je suis comme cela, que voulez-vous? J'aime à boire: est-ce que le bon vin n'est pas bon? Je m'enfuis le grand pas quand approchent les coups: est-ce que les coups ne font pas mal? Je fais des dettes et j'escroque de l'argent aux imbéciles: est-ce qu'il n'est pas agréable d'avoir de l'argent dans sa poche? Je me vante : est-ce qu'il n'est pas naturel de vouloir être considéré ?» <«< Entends-tu, Henri? Tu sais qu'Adam, dans l'état d'innocence, tomba. Et qu'est-ce que pourrait faire le pauvre John Falstaff dans ce siècle de perversité! Tu vois, j'ai plus de chair que les autres, et partant plus de fragilité. » Falstaff est si franchement immoral, qu'il ne l'est plus. A un certain degré finit la conscience; la nature prend sa place, et l'homme court sur ce qu'il désire sans plus penser au juste ni à l'injuste qu'un animal de la forêt voisine. Falstaff, chargé de faire des recrues,

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a vendu des exemptions à tous les riches, et n'a enrôlé que des coquins affamés et à moitié nus. Il n'y a qu'une chemise et demie dans toute sa compagnie. Cela l'inquiète: Bah! ils vont trouver du linge étendu sur chaque haie!» Le prince qui les passe en revue lui dit qu'il n'a jamais vu de si pitoyables gredins: « Bon! bon! dit Falstaff, chair à canon, mon prince, chair à canon. Ils combleront un fossé aussi bien et mieux que d'autres. N'ayez crainte, ils sont mortels, bien mortels!» Sa seconde excuse est la verve intarissable. S'il y eut jamais quelqu'un « fort en gueule, » c'est lui. Les injures et les jurons, les malédictions, les apostrophes, les protestations, coulent de lui comme d'un tonneau ouvert. Il n'est jamais à court: il improvise des expédients pour toutes les difficultés. Les mensonges poussent en lui, fleurissent, grossissent, s'engendrent les uns les autres, comme des champignons sur une couche de terre grasse et pourrie. Il ment encore plus par imagination et par nature que par intérêt et nécessité. On s'en aperçoit à la manière dont il outre ses inventions. Il raconte qu'il a com

1. There's but a shirt and a half in all my company; and the half-shirt is two napkins tacked together.... and the shirt stolen from my host at St. Alban.... they 'll find linen enough on every hedge.

PRINCE.

I never did see such pitiful rascals.

FALSTAFF.

Tut, tut; good enough to toss; food for powder, food for powder. They'll fill a pit as well as better. Tush, man, mortal men, mortal men.

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battu seul contre deux hommes. Un instant après, c'est contre quatre hommes. Bientôt il y en a sept, puis onze, puis quatorze. On l'arrête à temps, sans quoi il parlerait tout à l'heure d'une armée entière. Démasqué, il ne perd pas sa bonne humeur, et rit tout le premier de ses forfanteries. « Camarades, braves gens, mes enfants, cœurs d'or, allons, soyons gais, jouons une farce1!» Il improvise le rôle grondeur du roi Henri avec tant de naturel, qu'on le prendrait pour un roi ou pour un comédien. Ce gros bonhomme ventru, poltron, cynique, braillard, ivrogne, paillard, poëte d'auberge, est un des favoris de Shakspeare. C'est que ses mœurs sont celles de la pure nature, et que l'esprit de Shakspeare est parent de son esprit.

La nature est dévergondée et grossière dans cette masse de chair, alourdie de vin et de graisse. Elle est délicate dans le corps délicat des femmes; mais elle est aussi déraisonnable et aussi passionnée dans Desdémona que dans Falstaff. Les femmes de Shakspeare sont des enfants charmants, qui sentent avec excès et qui aiment avec folie. Elles ont des mouvements d'abandon, de petites colères, de jolis

boys, hearts of gold.... What, shall we be ave a play extempore?

mots d'amitié, des mutineries coquettes, une volubilité gracieuse qui rappellent le babil et la gentillesse des oiseaux. Les héroïnes de notre théâtre sont presque des hommes; celles-ci sont des femmes et dans tout le sens du mot. On ne peut être plus imprudente que Desdémona. Elle s'est prise de compassion pour Cassio, et veut sa grâce passionnément, quoi qu'il advienne, que la chose soit juste ou non, qu'elle soit dangereuse ou non. Elle ne sait rien de toutes les lois des hommes, elle n'y pense pas. Tout ce qu'elle voit, c'est que Cassio est malheureux. « Sois tranquille, Cassio. Mon seigneur ne reposera plus. Je le tiendrai éveillé jusqu'à ce qu'il s'apprivoise. Je parlerai à lui faire perdre patience; son lit lui semblera une école, sa table un confessionnal; j'entremêlerai dans tout ce qu'il fera la requête de Cassio1. » Elle demande sa grâce : « Non, pas maintenant, chère Desdémona; une autre fois. Mais sera-ce bientôt ? Le plus tôt que je le pourrai, ma chère, pour l'amour de vous. Serace ce soir à souper ? Non, pas ce soir. - Alors demain à dîner? - Je ne dînerai pas à la maison. - Eh bien! alors, demain soir, ou mardi matin, ou mardi après midi, ou le soir, ou mercredi matin. Je t'en prie, marque le temps; mais que cela ne

1. Be thou assur'd, good Cassio....

My lord shall never rest;

I'll watch him tame, and talk him out of patience;

His bed shall seem a school, his board a shrift:

I'll intermingle everything he does

With Cassio's suit....

dépasse pas trois jours, car en vérité il est repentant. Elle s'étonne un peu de se voir refusée; elle le gronde. Il cède; qui ne céderait pas en voyant l'air de reproche de ces beaux yeux boudeurs? « Oh! dit-elle avec une jolie moue, ceci n'est pas un don. C'est comme si je vous priais de porter vos gants, de vous tenir chaudement, ou de faire quelque autre chose agréable. » — Un instant après, quand il la prie de le laisser seul un instant, voyez l'innocente gaieté, la révérence preste, et ce ton badin de petite fille « Vous refuserai-je? Non, adieu, monseigneur. Emilia, viens. Soyez comme il vous plaira, je suis obéissante'. » Cette vivacité, cette pétulance n'em

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I shall not dine at home.
DESDEMONA.

Why, then, to-morrow night; or Tuesday,

Or Tuesday noon, or night; or Wednesday morn; —

I pray thee, name the time, but let it not

Exceed three days; in faith, he's penitent....

Why, this is not a boon;

'Tis as I should entreat you wear your gloves,

Or keep you warm, or sue to you to do peculiar profit

To your own person....

Shall I deny you? No: farewell, my lord;

Emilia, come:- be it as your fancies teach you.
Whate'er you be, I am obedient.

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