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affaiblissement et de préparer leur ruine. Alp-Arslan n'en agit pas autrement avec les Bouides. Tandis qu'à une extrémité du vaste empire que Phul, Senachérib, Nabuchodonosor ou Cyrus tiennent sous l'autorité, sont les peuples aryens qui veulent se soustraire au sceptre de l'Assyrie; à l'autre est l'Égypte, dont les petites royautés de la Syrie et de la Palestine, de la Phénicie et de l'Arabie implorent au besoin l'assistance, et avec laquelle elles sont toujours prêtes à former des ligues, parce qu'elles redoutent moins ses envahissements. C'est ce qu'on revit après l'islamisme, au temps des Fatimites et des Atabeks.

Cette antique histoire de l'Assyrie est un flux et un reflux perpétuel. L'Assyrie et l'Égypte, la Babylonie et la Médie, étendent et resserrent alternativement leurs limites. Les grands rois de ces âges furent simplement d'heureux conquérants, comme un Malek-Schah, un Noureddin, un Saladin, un Houlagou ou un Abaka, un Gengis-Khan ou un Tamerlan; ils ne fondaient rien, et une fois leur main de fer frappée par la mort, tout ce qu'elle avait étreint s'échappait en sens divers. Plus rarement ils se distribuaient à l'amiable leur part quand ils avaient combattu ensemble, ainsi que semblent l'avoir fait Phul et Arbacès, comme le firent les frères Mahommed et Barkarioc, en donnant ainsi satisfaction aux deux races sémitique et aryenne, aussi ennemies l'an 498 de l'hégire que huit siècles avant notre ère.

Rien ou presque rien n'a donc changé dans cette partie du monde. Même mépris du droit, même culte de la force, même pêle-mêle de peuples asservis ou conquérants. On n'entrevoit que des luttes de race sous le masque de la religion, que des haines religieuses sous celui de la piété. Les populations sont encore dans ces pays aussi avilies, aussi ignorantes, aussi superstitieuses, aussi cruelles, qu'il y a deux mille quatre cents ans! Le peu qu'elles possèdent de nouveau, elles l'ont reçu de l'Europe. Et pourtant on entrevoit à cette haute antiquité des tentatives de civilisation et de progrès. Mais chaque fois qu'un État devient puissant et civilisé, il s'amollit, il s'énerve, et des peuples plus barbares s'en rendent maîtres et ramènent les choses à leur point de départ. Les faits se sont passés à peu près de même en Égypte. Et telle semble avoir été la loi d'élévation et de destruction des empires. C'est le triomphe alternatif de l'esprit et de la matière, de l'intelligence qui réfléchit et de la force qui brise. Chaldéens, Assyriens, Mèdes, Perses, Arabes, Turcs, sont d'abord des conquérants barbares; ils ne se civilisent que pour succomber sous une nouvelle barbarie!

TOME II.

ALFRED MAURY.

5

LETTRES

SUR

LES HISTORIENS MODERNES

DE L'ALLEMAGNE.

I.

INTRODUCTION.

L'historien, j'entends le vrai, n'est pas moins artiste que savant, mais ce n'est pas la forme extérieure, la description ou la narration qui font exclusivement l'artiste en histoire. Les qualités d'exécution, si importantes qu'elles puissent être, ne sont que des accessoires du véritable art historique. La base fondamentale, la condition indispensable de toute création artistique, c'est la conception idéale, la compréhension intime du sujet, et nous verrons que l'historiographie a son idéal tout aussi bien que la sculpture ou la poésie.

Le sculpteur n'est pas quitte pour copier un modèle, si beau qu'il soit; il doit connaître les proportions et les lois du corps humain, les règles du beau. Il sera obligé de combiner et d'idéaliser une série de modèles, de détacher ce qu'il y a d'accidentel, d'individuel, pour établir, en évitant aussi bien le syncrétisme que l'abstraction, une manifestation éternelle de la beauté humaine. La matière soumise au génie ordonnateur de l'historien est infinie. L'histoire d'un siècle! Mais chaque minute produit des milliards de faits; des millions de faits sont rapportés par des milliers de témoins plus ou moins véridiques, qui le plus souvent, l'histoire contemporaine même le prouve à chaque instant, sont entre eux en contradiction flagrante. Et l'histoire uni

verselle, telle qu'il nous est donné de la connaître, n'est qu'un petit fragment d'un ensemble infini. Comment séparer le vrai du faux, le fait digne d'être raconté de celui qui doit être omis, ce qui est nécessaire et en rapport immédiat avec le développement général, de ce qui est accidentel et l'effet du hasard? Il y a des faits historiques, c'est-àdire des faits qui représentent une idée, et d'autres faits qui n'ont pas la même valeur. Il faut, pour les distinguer, ou l'inspiration lucide de l'artiste ou la science raisonnée du philosophe et du savant. Ici comme ailleurs, l'instinct qui devine supplée quelquefois au raisonnement qui discerne. Homère, Sophocle et Shakspeare ignoraient probablement les lois de l'esthétique, qu'Aristote, Lessing et Hegel ont proclamées; mais c'est des œuvres immortelles de ces créateurs que la philosophie a déduit les règles du beau. La création précède l'analyse. Comme la poésie, l'histoire florissait parmi les anciens dans un milieu favorable à tous les arts. Clio fut une muse nationale et populaire. L'historien, entouré de traditions vives et poétiques, était savant, comme Homère était théologue, et Hérodote peut, à beaucoup de points de vue, être considéré comme le continuateur d'Homère. Cet unique phénomène d'un milieu social, où le sentiment poétique n'eut pas à protester contre la vie réelle, était propice à tous les arts, et surtout à celui de l'histoire; mais ce paradis une fois perdu, il fallut reconstruire les arts par la réflexion.

Ce que le moyen âge jusqu'à la renaissance a produit en histoire, est à l'antique historiographie ce que l'astrologie est à l'astronomie. Chronique locale et généalogie, l'une aussi mensongère que l'autre, tels sont les seuls produits historiques de ces temps. Les chroniqueurs écrivaient ce qu'ils avaient vu et entendu, mais ils ne savaient ni regarder ni entendre. Ils s'occupent surtout de météorologie, de miracles et de procès judiciaires; les généalogies sont remplies de fables sans goût et sans fondement. Il est vrai que les historiens classiques de l'antiquité ne racontent pas toujours des choses vraies : les récits de Tite-Live sur l'origine et les rois de Rome ne sont pas plus positifs que l'Énéide de Virgile, mais ce sont du moins des mythes nationaux et populaires qui cachent un germe de vérité poétique, et qui nous représentent une série d'idées aussi importantes que beaucoup de faits positifs. Si les sept rois de Rome n'ont jamais existé, ils ont du moins une vérité symbolique comme le siége de Troie.

Au moyen âge, le peuple n'est rien, et la nation n'existe réellement pas. La poésie des masses proteste contre leur vie réelle, leur foi prêche le mépris de la réalité, la contemplation du ciel et du néant.

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La conception purement théologique de l'univers qui domine exclut le raisonnement philosophique sur les causes et les effets, elle condamne la science de la nature et étouffe l'histoire. Un véritable historien aurait subi le sort de Galilée! De plus, la domination des races nobles et guerrières confisquait l'histoire à son profit exclusif en déshéritant les peuples.

Il y avait peut-être des sentiments populaires, mais il n'y avait à coup sûr ni opinion publique ni conscience nationale. Comment l'histoire eût-elle pu vivre dans un tel milieu? Pour comprendre les temps passés, il faut que le temps présent fournisse à l'étude des analogies vivantes. On ne niera pas que les révolutions dont nous avons été les témoins n'aient beaucoup contribué à nous expliquer les révolutions anciennes. Pour comprendre un développement politique, même pour s'y intéresser, il faut vivre dans une atmosphère politique, comme les historiens anglais, par exemple, qui ont été les premiers interprètes de l'histoire romaine.

La grandeur du moyen âge, son idée dominante, consistait précisément dans une universalité représentée sinon réalisée par l'Église, concentrée à Rome, et qui, par son principe, tendait à anéantir la vie individuelle des nations. Le génie national a lutté contre cette centralisation envahissante. S'il n'a triomphé que bien tard en Allemagne, c'est que l'empire germanique, soi-disant romano-germanique, était la représentation séculière de l'universalité cléricale, le glaive sacré de la papauté. Mais voilà aussi la raison pourquoi la réaction la plus forte et la plus profonde contre le principe fondamental du moyen âge s'est produite en Allemagne. La réformation a introduit des principes gouvernementaux qui tôt ou tard devaient préparer l'avénement des peuples, mais qui agirent bien lentement, et en excitant des guerres civiles, auxquelles une grande moitié de l'Europe a participé, et qui ont fini par déchirer l'Allemagne. Alors, on n'était pas Allemand ou Français, on était catholique ou luthérien ou calviniste, comme autrefois on avait été noble ou manant.

Il n'y a pas une seule grande nation en Europe dont l'unité morale soit de beaucoup antérieure à la renaissance. L'idée de patrie, que nous avons reprise de l'antiquité, est plus moderne qu'on ne croirait; le patriotisme civique est moins un instinct naturel qu'un produit de la dernière civilisation. L'empire romano-germanique surtout avait toujours été un manteau trop large pour l'Allemagne, et cette institution mystique, qui tendait à embrasser le monde chrétien, était impuissante à la source de son existence. Avec la réforme, l'Empire

perdit sa signification, son idée vivifiante; il passa à l'état de fantôme, tout en continuant malheureusement d'occuper la place qu'un pouvoir central réel eût dû remplir. La vie séculière et nationale nous échappa encore. Les héros que produisait l'Allemagne n'arrivaient pas à une popularité générale, parce qu'ils passaient leur vie à guerroyer contre d'autres Allemands, à se détruire entre eux, à affaiblir la force nationale. Il n'y eut donc ni images populaires, ni idées générales; même les dialectes provinciaux durent attendre Luther pour admettre, pour produire une langue littéraire. On comprend maintenant pourquoi la littérature classique de l'Allemagne a été la dernière, la cadette de toutes les grandes littératures européennes. Partout, et surtout dans le monde antique, la littérature avait dû son éclat à l'histoire des gloires nationales. Nos gloires n'étaient que provinciales, et celle même de Frédéric II, le plus grand de nos guerriers, le plus populaire de nos rois, est marquée au sceau de cette fatalité déplorable. Néanmoins, il faut dater de son règne le commencement d'une ère nouvelle; car il a été le premier représentant allemand de la respublica, d'une chose publique séculière et autonome.

Mais de son temps, malgré Leibnitz et jusqu'à Kant, la France avait l'initiative des idées philosophiques, surtout en tant que la philosophie peut diriger et renouveler les opinions pratiques, et l'historiographie française du temps des encyclopédistes était conforme à la philosophie du siècle, c'est-à-dire cosmopolite, rationaliste, superficielle, pleine de mépris pour les croyances et les mythes populaires, uniquement attachée aux actes officiels des souverains et des hommes d'État, trèslibérale dans le principe, peu libérale dans les détails. L'Angleterre commençait à produire des historiens pragmatiques, habiles à discerner les causes politiques, et surtout les motifs diplomatiques des grands événements. L'histoire pragmatique, c'est l'histoire écrite avec l'expérience bornée, mais positive, de l'homme d'État. Elle suffit pour certaines périodes de l'histoire locale, mais elle ne résume pas tous les points de vue nécessaires à l'explication du développement général. C'est dans les études politiques, dont la vie publique de leur pays leur offrait l'occasion, qu'ont grandi les Hume, les Robertson, Ferguson et même Gibbon, qui cependant a subi tant d'influences françaises.

Les premiers historiens remarquables de l'Allemagne se sont attachés aux modèles anglais plutôt qu'aux modèles français. La plupart d'entre eux appartenaient au nord de l'Allemagne, à ces provinces protestantes qui ont avec l'Angleterre des affinités d'origine, de religion et de dynasties.

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